Merci à toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation de cette enquête et à la rédaction de cet article. Merci tout particulièrement aux bergèr·es, gardien·nes de refuge, aides gardien·nes pour leurs témoignages.
1Gypaètes barbus et brebis fugueuses, randonneuses aguerries et traileurs du dimanche, kangal sur ses gardes et bouquetin assoupi, bergère sur sa crête et gardien de refuge aux jumelles… La montagne et ses alpages sont façonnés par une multitude de protagonistes et d’usages en interactions. Ce paysage en mouvement se construit par les usages passés et présents qui se succèdent (Ingold, 1993) et par les êtres qui s’y déplacent et contribuent à sa formation par leurs regards, imaginaires, représentations et pratiques.
2Si, au fil des siècles, le pastoralisme — qui repose sur le pâturage pour assurer l’alimentation des troupeaux domestiques et sur des liens étroits entre humains, animaux et milieux — a grandement participé à façonner les territoires alpins, il a fait face au cours du xxe siècle à de nombreux défis tels que l’exode rural, la déprise agricole des espaces montagnards, les impératifs économiques liés à la modernisation agricole ou encore le retour de la prédation par le loup (Garde et al, 2014). La place du pastoralisme en montagne a évolué : l’intensification de l’agriculture a conduit à l’augmentation de la taille des troupeaux, à la baisse du nombre d’exploitations et au repli sur les zones les plus mécanisables (Dumez et al, 2017). En parallèle, le poids des activités touristiques dans l’aménagement des territoires montagnards s’est renforcé (Eychenne, 2018), et les paysages ouverts, hérités des pratiques pastorales, sont aujourd’hui parcourus par les pratiquant·es d’activités récréatives.
3En effet, on observe depuis les années 2000 une restructuration et une diversification du tourisme dans les Alpes (Perrin-Malterre, 2016 ; Tuppen et Langenbach, 2021). L’attractivité de la montagne estivale augmente dans un contexte de transition face à la crise climatique (Bourdeau, 2021). Certain·es pratiquant·es se tournent dorénavant plus vers une montagne dite « peu aménagée » pour se ressourcer loin des villes (Debarbieux, 2001 ; Hagimont, 2020 ; Jousseaume, 2021) et en dehors des pôles urbains que constituent les stations (Mourey et al., 2023). Un attrait pour le bivouac (Andrade, 2021) ou pour les hébergements isolés comme les refuges se développe. Encouragé·es par les imaginaires relayés par le marketing touristique de l’outdoor (Gravari-Barbas et Graburn, 2012), les pratiquant·es colonisent les territoires montagnards par leur regard, par leur récit et par leurs pratiques (Granet-Abisset, 2019). Iels puisent dans les imaginaires dominants sur la montagne (Debardieux, 2001) et les représentations collectives qui se traduisent dans leurs discours et pratiques. Iels reconfigurent ainsi l’espace, ce qui ne se produit pas sans tensions dans les alpages, qui restent des espaces clés pour assurer l’alimentation des troupeaux. Les croisements et les interactions entre les usages pastoraux et récréatifs sont plus fréquents et ceux-ci peuvent se chevaucher, se concurrencer et parfois entrer en conflit.
4La montagne et ses alpages peuvent devenir alors, selon l’expression de Michel Lussault (2009), le théâtre d’une « lutte des places », où s’opposent des acteurices ayant une conception et un mode d’occupation différents de l’espace en question. Selon les activités pratiquées, d’ordre touristique, récréatif ou pastoral, l’espace n’est pas appréhendé de la même façon et prend une signification différente (Stock, 2007). L’appropriation spatiale en alpage semble alors précaire et prend la forme d’une négociation permanente entre l’individu et l’espace et des individus entre elleux, par l’espace (Fort-Jacques, 2007) à travers la confrontation de leurs pratiques, imaginaires et représentations de celui-ci. Les éleveureuses et bergèr·es se retrouvent aujourd’hui dans l’obligation de composer avec le multi-usage des alpages en plus d’autres contraintes liées à un métier en proie aux mutations. Témoins des évolutions des territoires montagnards, les gardien·nes de troupeaux deviennent avec les gardien·nes de refuges, volontairement ou par défaut, des acteurices incontournables de la cohabitation en montagne.
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5Entre tensions et partage de l’espace, quelle(s) cohabitation(s) observe-t-on en alpage ? Comment les différent·es usagèr·es, gardien·nes de refuge, de troupeaux et pratiquant·es d’activités récréatives négocient et s’approprient-iels l’espace ? Quels rapports de force pouvons-nous observer ? Ces questions sont explorées au travers d’une enquête2 de terrain réalisée en 2023 sur trois sites combinant activités pastorales (alpage avec troupeaux transhumants d’ovins allaitants d’environ 900 à 1300 bêtes gardées par des bergèr·es salarié·es et éleveureuses-bergèr·es) et activités touristiques (marquées par la présence de refuges de montagne3), au sein de trois massifs des Alpes : les Cerces, les Écrins et le Mercantour.
Figure 1. Les trois sites aux configurations touristiques et pastorales différentes se situaient au sein des massifs des Cerces, du Mercantour et des Ecrins.
6L’enquête de terrain s’est déroulée durant l’été 2023 lors de séquences de recherche in situ de plusieurs jours sur chacun des trois sites. La méthodologie retenue s’inscrivait dans une démarche qualitative : observation, observation participante (contribution aux tâches quotidiennes dans les refuges, échanges avec les randonneureuses sur les chemins de randonnée, participation à la garde du troupeau), entretiens semi-directifs. Il s’agissait de réaliser une immersion pour appréhender et analyser les dynamiques touristiques et pastorales de ces alpages et interroger l’appropriation de l’espace par les différent·es acteurices et leurs interactions, en explorant notamment la dimension socio-spatiale de potentiels rapports de domination. L’occupation du temps et de l’espace par les différentes pratiques a été observée au travers de dessins, croquis et prises de notes. L’observation participante avec les gardien·nes et aides-gardien·nes de refuges, avec les pratiquant·es, ou encore avec les bergèr·es a permis d’adopter un regard critique et réflexif en réinterrogeant les données récoltées via les discours des différent·es usagèr·es de l’alpage.
Figure 2. Quelques extraits du carnet de terrain. Les notes et dessins décrivent les lieux, les personnes et des récits d’interactions.
7Près de 50 entretiens individuels et collectifs ont été réalisés auprès de 130 pratiquant·es d’activités récréatives sur les sentiers, dans les refuges et leurs alentours ainsi que sur des zones de bivouacs. Iels ont été interrogé·es au travers d’une grille d’entretiens semi-directifs à la fois sur leurs pratiques, représentations de l’espace et sur leurs connaissances et représentations du monde pastoral. En parallèle, près de 20 bergèr·es et gardien·nes ont été interviewé·es en amont et sur le terrain, ceci en prenant parfois la forme d’entretiens informels, avec l’usage d’une grille d’entretien plus « flexible » pour s’adapter au quotidien de ces interlocuteurices, ou prenant parfois la forme d’entretiens biographiques pour reconstituer leurs portraits. Ces échanges visaient à comprendre leur manière d’appréhender les interactions avec les pratiquant·es tout comme leurs représentations de l’espace. L’analyse du récit de leurs expériences vécues d’interactions a mis en lumière différentes représentations et différents imaginaires, mais aussi les sources des conflits comme les rapports de pouvoir qui leurs sont sous-jacents.
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- 5 Occurrences les plus fréquentes des réponses des pratiquant·es à la question : « Qu’est-ce que vous (...)
8« Calme », « tranquillité », « fraîcheur », « nature », « sauvage », « déconnexion » et parfois « effort physique et dépassement de soi »4, les réponses des pratiquant·es interrogé·es se croisent et se rejoignent sur les trois sites étudiés. « J’aime cette nature sauvage, le climat qui est différent… », « c’est une sensation de liberté ! Il n’y a pas d’habitation, pas de clôtures, c’est le bout du monde… » : les randonneureuses rencontré·es viennent ainsi se confronter à l’altérité de la montagne (Bozonnet, 1992 ; Debarbieux, 2001 ; Lazzarotti, 2006). Iels cherchent « le dépaysement » et à « sortir du quotidien », iels sont à la conquête d’« un des derniers territoires sauvages qu’on peut rencontrer »5. Plus authentique et archaïque, la montagne leur permettrait « de revenir à l’essentiel ». Ces attentes, qui découlent en partie du mythe américain de la wilderness (Cronon, 2009), sont reprises par le marché touristique et mises en scène dans ce que Hagimont appelle une « marchandisation de l’environnement » (2020, p. 30). Accessibles à une élite économique et culturelle « circulante », les pratiquant·es sont invité·es alors à consommer les lieux qu’iels parcourent (Urry, 1995 ; Pociello, 1999) et changent peu à peu les alpages par leurs pratiques et leurs regards (Lazzarotti, 2006).
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9En effet, en alpage, les résultats de l’enquête montrent que l’imaginaire récréatif de la montagne prend le pas sur la montagne pastorale méconnue et invisible : le regard du/de la randonneureuse enferme le ou la bergèr·e dans des clichés statiques éloignés de la réalité du métier. Dans les discussions avec les pratiquant·es, le berger (au masculin) fait partie du décor ou de la carte postale et est représenté « allongé au soleil6 » avec parfois « une brindille dans la bouche7 ». Alors même que la profession se rajeunit et se féminise8, que de nombreux et nombreuses bergèr·es vivent en couple et certain·es en famille (Bonnet et al., 2020), pour une bonne partie des pratiquant·es interrogé·es, le berger est un homme âgé « rustre et solitaire9 », garant d’une certaine naturalité et associé aux traditions (Eychenne, 2018). Il est d’ailleurs parfois même érigé en facteur d’attraction au même titre que les paysages (Sacareau, 2017), comme ironise Romain10, un éleveur-berger : « Demain on sera au zoo. On va faire les soins et le truc typique de tous les touristes : nous prendre en photo… ». Cette forme de mythification soulignée par Eychenne (2018), sans réelle connaissance des réalités et enjeux du pastoralisme actuel, s’inscrit dans un processus de folklorisation de l’Autre qui contribue aux rapports de domination où les conflits sont gommés tout comme les travailleureuses. Ce faisant, les paysan·nes deviennent tout simplement les gardien·nes « d’une nature transformée en paysage pour citadins » (Bourdieu, 1977). Julien, éleveur-berger, l’exprime ainsi :
Il y a des gens qui nous voient un peu comme un musée vivant alors qu’en fait on bosse. On entretient le paysage mais surtout on élève des brebis pour qu’elles nous fassent des agneaux et puis après on les vend aux gens pour qu’ils mangent de la viande d’agneau. Et ça, il y a plein de gens qui ne se rendent pas compte de ça.
- 11 Question posée lors des entretiens : « Si je vous dis “pastoralisme”, ça vous dit quelque chose ? »
- 12 Voir Maigret, 2024. « Ovins 2024, production lait et viande », publication de l’Institut de l’éleva (...)
- 13 Trois moyens de protection sont actuellement reconnus par l’État : le gardiennage permanent par les (...)
10Ce constat s’inscrit dans un climat global de méconnaissance de l’activité pastorale. En effet, sur l’ensemble des pratiquant·es interrogé·es lors des entretiens sur le terrain, seule la moitié connaît le terme pastoralisme11. Parfois, le troupeau est invisible aux yeux des randonneureuses : « Ça fait 30 ans que je viens chaque été et je n’ai jamais vu de troupeau… Y a des troupeaux en parc national ? ». Lorsqu’iels connaissent le mot, ce n’est pas pour autant qu’iels connaissent l’activité pastorale : iels sont notamment persuadé·es que les ovins sont utilisés pour la production de laine, pour le lait et le fromage, alors même que dans les Alpes la majorité des troupeaux ovins sont élevés pour la production de viande12. Cette déconnexion avec le monde pastoral s’inscrit d’ailleurs dans un contexte d’invisibilisation du travail avec le vivant (Porcher, 2015) où la modernisation agricole a généré une dissociation croissante des enjeux agricoles et alimentaires (Lamine et Chiffoleau, 2016) et où la parole des éleveureuses est la plupart du temps « inaudible » (Spivak et Vidal, 2009). Si les marqueurs de l’activité pastorale en alpage sont pour la plupart si discrets qu’ils passent inaperçus (Eychenne, 2018), ce n’est pas le cas des chiens de protection13 qui suscitent la crainte chez les pratiquant·es rencontré·es. Les conflits récurrents autour des chiens contribuent d’ailleurs à invisibiliser les travailleureuses et les conséquences de la présence du loup sur elleux-mêmes.
11« Vous avez combien de brebis ? Et le loup ? » : les dialogues répétitifs ou stéréotypés qui peuvent se nouer avec les visiteurices de passage, accompagnés occasionnellement par le fait d’être photographié·es comme un élément décoratif du paysage, sont subis avec lassitude voire irritation par les bergèr·es. Les randonneureuses intrigué·es par la question de la prédation n’hésitent pas à interroger les bergèr·es et n’ont que peu conscience que la prédation peut être un facteur de stress physique et psychologique important chez les professionnel·les du pastoralisme (Nicolas et Doré, 2022), comme le souligne Sam, un éleveur-berger : « Dans les Écrins, j’en rêvais la nuit. Je dormais plus et quand je dormais, je rêvais que je tuais le loup… ». Cette méconnaissance participe à creuser un fossé qui s’est établi entre les mondes pastoraux et récréatifs. Dans ce contexte, éleveureuses et bergèr·es sont souvent contraint·es de réaffirmer et renégocier leur place dans des alpages fréquentés par de multiples protagonistes.
12« Il faut qu’on s’adapte tout le temps, c’est toujours à nous de nous adapter, à nous qu’on demande des efforts, qu’on s’adapte au loup, aux chiens, aux touristes… ». Au cours des entretiens avec les acteurices du monde pastoral, ce sentiment peut s’apparenter à une demande de sur-adaptation, et il est fortement ressorti dans les témoignages.
13En effet, éleveur·es et bergèr·es ont été en premier lieu confronté·es au retour du loup en France, qui oblige à réinventer la conduite pastorale. S’impose à elleux la mise en place de moyens de protection pour faire face au risque de prédation, notamment les chiens de protection qui représentent une charge de travail supplémentaire conséquente : « Les croquettes, le dressage, ça rajoute du boulot ! Quand vous avez ce chien de six mois, il ressemble déjà à un poney, il descend en courant sur les gens, faut le corriger, lui apprendre et si tu loupes ces créneaux-là… bah, trop tard » (Christophe, berger salarié). Dans les lieux où les croisements avec les pratiquant·es d’activités récréatives sont réguliers, les chiens de protection sont perçus par les bergèr·es comme une source de vulnérabilité dans les interactions avec ces autres usagèr·es de la montagne (Dumez et al., 2017). Une éleveuse bergère témoigne des difficultés liées au dressage des chiens : « Il y a six méthodes différentes de dressage des chiens de protection et il y a toujours des morsures… ça fait chier le mec qui se fait mordre, mais aussi de buter son chien… ». Les conflits autour des accidents et incidents avec les chiens de protection peuvent parfois se judiciariser. Un éleveur-berger ayant eu plusieurs cas de morsures entre ses chiens de protection et des chiens domestiques, mais aussi plusieurs dépôts de plainte, témoigne : « On fait de gros efforts pour que les chiens soient sociables avec les humains mais après c’est hyper dur de faire des chiens qu’ils soient gentils avec les autres chiens, méchants avec les loups et gentils avec les humains… On peut leur apprendre plein de trucs à ces chiens, mais ce ne sont pas des robots non plus ». Entre la nécessité de protéger efficacement leurs troupeaux avec des moyens de protection reconnus par l’État pour être indemnisé·es en cas d’attaque, et la nécessité de composer avec le multi-usage des alpages, bergèr·es et éleveureuses se retrouvent pris en étau : « S’il n’y avait pas le refuge, j’aurais quatre-cinq chiens [de protection]. Meute contre meute, c’est plus égal » (Sam, éleveur-berger).
14Les bergèr·es s’adaptent également en anticipant les pics de fréquentation des randonneureuses pour limiter les occasions de confrontation avec les chiens de protection, mais aussi pour éviter que le troupeau ne soit perturbé. Iels adoptent des stratégies d’évitement à la fois dans le temps et l’espace et adaptent leur conduite au calendrier pastoral :
On est obligé de modifier des biais de brebis, des fois on se dit qu’on va pas soigner aujourd’hui parce qu’il va y avoir beaucoup de monde, c’est le 14 juillet on va pas aller sur la zone bivouac, ça va être blindé… Tu as des centaines de personnes chaque jour au milieu de tes brebis, enfin sur ton lieu de travail, ton lieu de vie… Et même sans parler des chiens, c’est juste déjà… Ça fait un fort impact quoi… Ça peut te retourner les brebis et si tu as 100 personnes qui passent, tes brebis se retournent 100 fois. (Julien, éleveur-berger)
15Jean, berger salarié, témoigne :
Le troupeau est obligé de slalomer au milieu [des tentes]… Les brebis, elles perdent une heure à se nourrir : faut qu’elles partent d’un côté, faut qu’elles reviennent… Et ça induit des piétinements à certains endroits… donc du coup on esquinte la montagne et puis on me le reproche après.
16De nombreux et nombreuses bergèr·es témoignent qu’iels n’imaginaient pas que la médiation auprès des pratiquant·es pouvait prendre autant de place dans leur quotidien et certain·es font part d’un sentiment d’isolement sur ces questions : « Ce travail, c’est pas le travail du berger. Alors est-ce que c’est la commune, l’office de tourisme, le parc ou je sais pas qui ? Mais en tout cas c’est pas le mien. Je suis prêt à y participer si je ne suis pas le seul à faire l’effort » (Jean, berger salarié). L’absence des acteurs publics sur ces questions est régulièrement soulignée par les gardien·nes de troupeaux. Certain·es se sentent découragé·es face aux flux de randonneureuses qui se renouvellent sans cesse :
J’ai arrêté. Ce n’est pas mon métier de faire de la sensibilisation. Je suis là pour m’occuper des brebis, de la montagne, de la cabane… Ça va, du boulot j’en ai plein, je ne vais pas m’en rajouter pour faire de la médiation à des milliers de personnes qui passent. Faut pas rêver, on est pas là pour ça… On n’est pas des médiateurs ou des trucs en relation publique, c’est pas notre métier. (Sam, éleveur-berger)
17Dans un paysage en mouvement composé d’une multitude d’individus humains et non humains qui interagissent ensemble (Janowski et Ingold, 2016), des frontières apparaissent. Sous pression, les bergèr·es adoptent des stratégies pour limiter les interactions directes avec les randonneureuses et empruntent des chemins alternatifs hors sentiers : « Y a de plus en plus de monde et surtout partout… Avant, là-bas, tu n’avais jamais personne… maintenant y a du monde qui passe, alors forcément tu t’adaptes. Tu fais passer le troupeau en bas, mais toi tu passes au-dessus sur la crête, tu évites le monde et les interactions » raconte un berger. De plus, les comportements intrusifs de certain·es pratiquant·es sur l’alpage et parfois l’absence de délimitations claires entre espaces récréatifs et espaces de vie domestique renforcent le besoin de tactiques pour éviter que la cabane pastorale, seul lieu d’intimité dans des alpages très fréquentés, soit « envahie14 ». « On se barricade et en plus on a le 220 volts ! » explique une bergère en décrivant les trois portillons à passer pour arriver jusqu’à la porte de sa cabane. Mise en place de filets, panneau indiquant « propriété privée », utilisation de la végétation non pâturée comme barrière naturelle, ces agencements sont nombreux pour délimiter un peu plus l’espace, mais parfois la pression touristique est trop forte et les frontières se renforcent :
Les gens qui veulent rentrer dans notre cabane… Encore cet été, le gars qui montait en regardant à droite et à gauche parce qu’il savait qu’il n’avait pas le droit et qu’il allait faire une connerie, mais il avait quand même envie d’aller voir par la fenêtre… Et ça aussi, nous, on s’adapte, on met les chiens autour de la cabane pour que les gens ne puissent pas approcher. En fait, tu t’enfermes dans une forteresse, mais c’est complètement naze. T’es obligé… Moi, ça ne me dérange pas de rencontrer des gens, mais y a une masse… C’est trop… Trop de monde.
18Un berger se confie lors d’un entretien : « Cette pression touristique… bah ça te rend con à la fin de la saison, ça te rend aigri, méchant avec les gens et ça c’est un truc qui est hyper violent quand tu t’en rends compte. »
19Dans ces « lieux-mouvements » que sont les alpages, le refuge est un repère important pour les pratiquant·es (Hoibian, 2020). Il constitue parfois l’objectif principal de l’excursion à la journée ou au moins une halte possible sur un itinéraire. Parfois complété par une zone de bivouac à proximité, il est un lieu d’accueil et d’hébergement qui symbolise la dernière trace anthropique et rassurante avant les sommets : « Les gens ne sont pas dans leur élément et si on les envoie à 50 mètres du refuge, ils sont perdus… » (Isabelle, gardienne). Christine, une autre gardienne de refuge, suggère : « Ils viennent se coller avec leur tente parce que tout seuls ils ont peur je crois ». Même si les pratiquant·es viennent se confronter avec l’altérité, la sécurité qu’offrent les refuges attire. Devenus des pôles croissants d’attractivité et de fréquentation, ils sont aussi des lieux potentiels de médiation-éducation. Les gardien·nes jouent ainsi un rôle d’information sur le pastoralisme auprès du public accueilli et participent au dialogue entre les mondes récréatifs et pastoraux. Par leur rôle d’interface entre ces mondes, iels peuvent également faire office de tampon en cas d’interactions potentiellement conflictuelles entre les bergèr·es et certain·es randonneureuses : « La gardienne y est pour beaucoup aussi sur le fait que ça se passe bien. Quand les touristes disent “ah, on s’est fait aboyer dessus″ et tout… Là elle leur dit ″ah bah ils font leur boulot, c’est pas une agression, ni une morsure.″ Elle calme le jeu. », comme le dit Julien, éleveur-berger. C’est aussi l’opinion de Nicolas, gardien, quand il affirme :
Nous, on peut faire un retour avec les clients dans un rôle un peu éducatif dans la mesure du possible. Parce que c’est vrai que les gens souvent ne savent pas comment se comporter… par exemple avec les chiens de protection. Ça arrive même des fois que les gens prennent le téléphone et nous appellent pour savoir comment faut passer le troupeau.
20De plus, entre comportements parfois plus violents envers les bergères et stéréotypes de genre dans les interactions du quotidien, bergères et gardiennes se retrouvent dans un espace marqué par une masculinité hégémonique. Les pratiquant·es n’hésitent pas à questionner les gardiennes en arrivant au refuge : « Il est où le gardien ? ». Marine, bergère salariée depuis une dizaine d’années témoigne : « Quand je gardais avec mon ex, c’était toujours à lui qu’on s’adressait et on m’appelait “l’aide-bergère″ alors même que j’avais plus d’expérience que lui ! ». De plus, les bergères témoignent d’être confrontées à des violences sexistes accentuées par l’isolement en altitude : « Je me rappelle, j’étais enceinte, ça ne se voyait pas, mais je gardais. J’étais sur la piste, le mec est arrivé avec son 4x4 et a commencé à m’insulter. J’ai cru qu’il allait me défoncer. Il s’est seulement calmé quand mon compagnon est arrivé » (Marlène, éleveuse-bergère).
21Entre « voisin·es », bergèr·es et gardien·nes coopèrent et parfois s’entraident :
Par exemple, s’il manque du personnel, les bergers peuvent venir en extra et nous on peut les aider à démontagner. Y a une forme de… pas un soutien psychologique… mais par exemple : il y a eu des problèmes avec le loup, les gens ne se rendent pas compte mais, eux, leur troupeau c’est leur vie quelque part et quand il arrive quelque chose à un chien ou même à leurs brebis, on est là pour les écouter et aussi pour parler avec eux… Et après, je pense c’est le bon sens et l’envie que ça se passe bien tout simplement. C’est les seuls voisins qu’on a, ça serait quand même dommage quelque part de se tirer dans les pattes alors que je pense qu’on a tous intérêt à ce que ça se passe bien. (Nicolas, gardien)
22Entre jeux de distance et de proximité, des ajustements sont parfois nécessaires pour désarmer les sources potentielles de conflit (Gourcy et Rakoto-Raharimanana, 2008 ; Haumont, 2015), comme le souligne Sébastien, gardien : « Ça fait 25 ans que l’on parque autour du refuge et c’est hyper confort. Les éleveurs sont d’accord, on est tous plus zen… ». Les parallèles entre témoignages de gardien·nes de refuge et de troupeaux sont d’ailleurs nombreux, iels adoptent parfois le même regard sur les évolutions socio-économiques et climatiques des espaces de montagne. Une gardienne dénonce l’évolution consumériste des comportements des visiteurices de l’alpage : « Les gens, ils photographient tout et n’importe quoi ! Ils me photographient quand je fais une vitre, ils photographieraient un rocher, ça serait pareil… », confie Isabelle, gardienne. Les gardien·nes sont aussi sensibles à l’évolution de la fréquentation : « Des fois quand je suis en pause, je vais sur la terrasse de la bergerie, tu vois le flux arriver de loin, c’est impressionnant… » (Joe, gardien).
23Malgré ces points de convergence, l’équilibre reste fragile et des conflits peuvent apparaître entre gardien·nes de troupeaux et de refuges : « Tous les bergers ne sont pas compatibles à des endroits très fréquentés. Tous les gardiens ne sont aussi pas compatibles à avoir un alpage à côté de chez eux » (Pierre, gardien). Entre négociations et compromis, la cohabitation contient toujours une dimension conflictuelle : « On n’a pas le même intérêt… Le refuge, son intérêt, c’est de voir le plus de monde possible en montagne et moi, mon intérêt, c’est que mes brebis soient tranquilles » témoigne un berger.
24Ces relations conflictuelles entre les habitant·es de l’alpage s’imbriquent d’ailleurs dans des rapports de pouvoir (Bourdieu, 1977) qui peuvent s’accentuer dans une situation d’affrontements. La bonne entente avec les gérant·es des refuges serait indispensable d’après les bergèr·es rencontré·es : si cela se passait mal « ça ne se serait pas vivable, on virerait, c’est sûr », « ça serait la guerre » (Romain, éleveur-berger), « les communes alentours, elles vivent du tourisme toute l’année, nous on est là, on transhume, on vient 3 mois… On fait pas le même poids » explique Julien, éleveur-berger, dans un contexte où la commune est propriétaire du refuge et des surfaces de l’alpage. « De toute façon je me tais, je sais que je n’ai pas le choix » explique un berger à la suite d’un conflit avec les gardien·nes d’un refuge. Face à la pression touristique, certain·es éleveureuses bergèr·es sont tenté·es de renoncer à une « bonne montagne avec de l’herbe » : « C’était une chance de récupérer cette montagne, c’est vraiment bien pour les bêtes, mais le côté on arrive en haut, on est bien, à sa place... Bah, ça clairement, on l’a perdu » (Romain, éleveur-berger). Aurélie, éleveuse-bergère ajoute : « C’est triste à dire, mais je n’ai même plus envie de garder cette année. En vrai si je suis là, c’est purement économique pour l’herbe... ». Les bergèr·es adoptent ainsi des stratégies d’évitement et d’adaptation dans des contextes territoriaux sous forte influence sociale et économique de l’activité touristique. Nous pouvons dès lors nous interroger sur les rapports de force induits : la discrétion (Scott, 2009) des bergèr·es serait-elle mieux adaptée pour préserver leur place plutôt qu’une confrontation ouverte face à ces flux qui se renouvellent sans cesse et à cette activité dominante ?
25La montagne et ses alpages sont des lieux de passages et de croisements, des « lieux-mouvements » où cohabitent une multitude de protagonistes qui négocient à la fois des temps et des lieux où iels affirment simultanément leur identité, notamment professionnelle, leurs pratiques et représentations de l’espace avec d’autres, voisin·es de rencontre, temporaires ou plus pérennes. Les relations tissées en alpage ne se font donc pas sans tension. Elles impliquent négociations et compromis et s’imbriquent également dans des rapports de force, que l’on retrouve aussi en vallée, avec différentes visions, imaginaires et futurs possibles pour la montagne. La cohabitation implique ainsi une dimension conflictuelle que l’imaginaire récréatif dominant, associant cet espace à la liberté et la naturalité, tend à effacer en même temps qu’il l’exacerbe. L’augmentation de la fréquentation participe ainsi à une appropriation de l’espace par les pratiquant·es pour lesquels le pastoralisme est méconnu. Bergèr·es, travailleureuses parfois invisibilisé·es, parfois folklorisé·es, se retrouvent pris en étau entre nécessité de composer avec ce multi-usage et nombreuses contraintes pesant sur le pastoralisme, mais plus largement aussi sur le monde de l’élevage. Dans un contexte de pressions touristiques et climatiques qui s’accentuent, où les acteurices peuvent se sentir isolé·es, les frontières qui se dessinent risquent de s’amplifier au même titre que le besoin de dialogue et de médiation-éducation.
26Si cette étude explore trois sites alpins, elle invite à explorer d’autres configurations au vu de la diversité des territoires montagnards et des situations d’interactions vécues. Elle incite à continuer d’interroger ces espaces, alpages et refuges, comme des lieux d’interface et de rencontres entre plusieurs acteurices qui négocient de manière dynamique et itérative leur(s) place(s) dans le temps et l’espace.