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La montagne (s)élective

Proximité spatiale et distance sociale autour des refuges
Pierre Mercklé, Delphine Moraldo, Caroline Datchary et Benoît Tudoux
Traduction(s) :
The (s)elective Mountain [en]

Résumé

Y a-t-il des inégalités sociales d’accès à la « montagne proche », celle des randonnées à la journée ou de quelques jours avec nuitées en tente ou en refuge ? Sont-elles si fortes que les marcheur·ses qui se croisent sur les chemins de montagne et qui se rencontrent dans et aux abords des refuges possèdent des profils sociaux extrêmement homogènes ? Ou bien la « montagne proche » amène-t-elle à se côtoyer des personnes de milieux sociaux différents, aux approches et aux représentations de la montagne potentiellement antagoniques ? Et que se passe-t-il alors ? Pour répondre à ces questions, l’article s’appuie sur les résultats d’une enquête réalisée entre 2015 et 2017 principalement dans et autour de deux refuges accessibles en quelques heures depuis les villes adjacentes, l’un pyrénéen et l’autre alpin, en mobilisant des méthodes mixtes (questionnaire, entretien, observation, analyse de corpus documentaires). La première partie montre que le maintien d’inégalités d’accès aux refuges n’exclut pas des logiques de différenciation sociale des caractéristiques des pratiquants et de leurs usages. La seconde partie explore d’abord les façons dont ces logiques articulent de manière complexe les goûts de la performance (« transpirer »), de la nature (« contempler ») et de la sociabilité (« partager »). Puis elle établit comment les rapports de domination qui produisent cet espace social particulier se perçoivent au travers de tensions entre usagèr·es, dont les discours structurés par des oppositions entre « eux » et « nous » retraduisent dans la montagne des rapports sociaux de classes élaborés dans d’autres sphères sociales et d’autres espaces. L’analyse montre finalement que du fait de la domination d’un type d’usagèr·es (appartenant aux fractions diplômées des classes favorisées) et d’un type distinctif d’usages de la montagne (mêlant ascèse sportive, ressourcement et sociabilité cultivée), celle-ci est à la fois le lieu d’une opposition entre des usages socialement différenciés, et celui du maintien d’un usage légitime dominant qui tend à occulter les autres.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Pour une analyse du dispositif dans le cadre duquel ces adolescent·es sont ainsi initié·es à la mon (...)

1« La montagne, c’est quand même très blanc… » D’un calembour acerbe, leur encadrant résume bien l’incongruité de la situation : les collégien·nes qu’il accompagne en montagne pour la première fois de leur vie détonnent dans le refuge qui constitue un des terrains de notre enquête. Les habits (dominent les survêtements noirs) et les manières de se tenir et de (se) parler de ces adolescent·es de quartiers populaires presque tou·tes d’origine immigrée, les réveils à deux heures du matin pour essayer de trouver une collation en cette période de ramadan, l’ébullition du lendemain matin lorsqu’ils et elles apprennent que leur collège a été entièrement dévasté par un incendie criminel… Tout contraste violemment avec les couples et les familles qui constituent la clientèle habituelle du refuge1. Celle-ci, blanche et bourgeoise, se situe socialement très loin d’elles et eux, « en haut à gauche » dans l’espace social des positions sociales et des styles de vie, comme le fait remarquer le même jour en entretien un enquêté (Marc, 42 ans, ingénieur, classe 4) qui venait de découvrir sur Wikipédia La Distinction et son fameux diagramme (1979, p. 140‑141), dans lequel Pierre Bourdieu situait déjà il y a presque un demi-siècle la randonnée du côté des fractions intellectuelles des classes dominantes.

  • 2 Pour ne pas dire « moyenne montagne », dont la définition classique par un critère d’altitude, entr (...)

2Au-delà de cette observation, qu’en est-il aujourd’hui des inégalités sociales d’accès à cette « montagne proche2 » ? Sont-elles si fortes que les personnes qui se rencontrent dans et aux abords des refuges possèdent des profils à ce point homogènes qu’en réalité les rencontres telles que celle décrite ci-dessus ne restent qu’exceptionnelles ? Ou bien la montagne proche permet-elle à des personnes qui appartiennent à des milieux différents de se côtoyer ? Et que se passe-t-il alors ?

  • 3 Le terme renvoie ici à la randonnée « en montagne », telle qu’incluse dans la dernière enquête de l (...)

3Il n’est pas aisé de déterminer à quel point la démocratisation (au sens de la réduction de l’effet de l’origine sociale) d’un certain nombre d’activités sportives a affecté les loisirs de montagne : la randonnée3 fait l’objet de peu d’investigations sociologiques portant sur les rapports entre groupes sociaux. Et du fait de son statut ambigu entre activité physique et pratique culturelle, elle ne reçoit qu’une attention oblique (au sens de Hoggart, 1970) de la part des sociologues « spécialisé·es » : elle ne mobilise pas d’équipements entrant dans le périmètre d’intervention des politiques culturelles, et elle ne correspond pas non plus à la définition canonique du sport, à savoir « l’ensemble des situations motrices, codifiées sous forme de compétition et institutionnalisées » (Parlebas, 1999, p. 355). Son déficit de légitimité académique n’est peut-être pas sans rapport avec sa place dominée dans la hiérarchie des loisirs de montagne, largement fondée sur la difficulté et l’altitude atteinte (Moraldo, 2021).

  • 4 L’enquête sur la « randonnée en montagne comme activité sociale » (REMAS) s’est déroulée en 2016 et (...)

4L’objectif de cet article est de déterminer dans quelle mesure, à l’instar des grands ensembles étudiés par Chamboredon et Lemaire dans les années 1960, la montagne proche a « pour spécificité de faire cohabiter des catégories qui, d’ordinaire, ne voisinent que dans les statistiques » (1970, p. 5), et d’explorer par l’enquête les modalités, les enjeux et les conséquences de cette cohabitation. Pour répondre à cette question, l’enquête REMAS4 s’est focalisée sur des refuges caractéristiques de cette montagne « proche » : les départs des sentiers sont accessibles en bus, les temps (entre deux et trois heures) et les dénivelés (respectivement 600 et 800 mètres) requis pour les atteindre sont relativement faibles. Les deux refuges ont par ailleurs des capacités d’accueil (50 et 75 couchages) et d’environnement (des lacs propices à d’autres activités, comme la baignade et la pêche) similaires.

Figure 1 : Carte de situation

Figure 1 : Carte de situation

5Outre le fait que ces refuges constituent souvent des points d’arrêt ou de repos (avant de redescendre, d’y dormir, ou de repartir), donc des lieux où les randonneur·ses peuvent être interrogé·es, ils sont aussi des lieux régulés et codifiés, dont les normes d’usage, mais aussi les références symboliques, sont inégalement partagées et donc susceptibles d’engendrer des tensions entre des individus socialement différents. En effet, si la fréquentation de la montagne « proche », telle en tout cas que saisie au cours de l’enquête, reste une activité socialement distinctive, l’entre-soi est cependant loin d’y être total. La pratique rassemble des individus et des groupes qui non seulement appartiennent à des milieux sociaux différents, mais pratiquent également cette activité différemment : ce sont aussi des manières de randonner, plus ou moins légitimes, plus ou moins distinctives, qui caractérisent la distance sociale en montagne.

6Loin de l’idée d’une montagne sans classe, la première partie de l’article rassemble des indices de l’existence d’un « espace social » des usages récréatifs de la montagne, et en explore les principales logiques de structuration. La seconde partie examine les usages socialement situés qui articulent de manière complexe les goûts de la performance, de la nature et de la sociabilité, mettant au jour des tensions et des discours structurés par des oppositions entre « eux » et « nous », révélateurs d’une distance sociale, qui retraduisent dans la montagne des rapports sociaux de classes élaborés dans d’autres sphères sociales et d’autres espaces.

La montagne, un espace stratifié : l’espace des usages récréatifs de la montagne « proche »

La randonnée, un sport moyen ?

7À première vue, la randonnée posséderait les caractéristiques d’une pratique ouverte à tout·es. Elle ne requiert ni une condition physique exceptionnelle qui est inégalement répartie socialement (Vandebroeck, 2015), ni des compétences techniques particulières, comme cela pourrait être le cas dans l’alpinisme, l’escalade ou même la pêche, ni des ressources économiques importantes : nul besoin d’abonnement, de matériel particulier, de déplacements onéreux. Sur les terrains enquêtés, les membres des classes populaires résident parfois à proximité des départs des randonnées, comme dans le cas du refuge de La Pra, dont les accès sont situés juste au-dessus de deux communes (Revel et Domène) dont certaines parties comportent des proportions importantes de ménages pauvres. Tout cela fait de la randonnée une activité gratuite ou quasi-gratuite, à condition de ne pas payer de nuitée ou de ne pas consommer au refuge.

  • 5 Il n’est possible de se faire une idée des caractéristiques sociodémographiques des randonneur·ses (...)
  • 6 Avec une demi-pension à 42 euros à Bassiès et 51 euros à la Pra en 2017, la distance sociale est ac (...)

8Est-ce pour autant une pratique démocratique ? Ce que décrivent les enquêtes nationales disponibles5, c’est en réalité une pratique qui reste socialement sélective : en 2020, 48 % des randonneur·ses en montagne avaient un diplôme du supérieur, contre 29 % de la population ; et 31 % des randonneur·ses étaient ouvrièr·es, employé·es, ou inactif·ves, contre 46 % de la population (Lefèvre et Raffin, 2023). Et nos terrains donnent à voir une population encore un peu plus homogène (voir Tableau 1). Tout d’abord celle-ci est davantage masculine, puisque les hommes représentent 62 % de notre échantillon (54 % dans l’enquête nationale de 2020). Surtout, elle est plus diplômée (80 % des enquêté·es ont un diplôme du supérieur), plus souvent cadre (51 %) et moins souvent ouvrière ou employée (12 % et 5 %)6, très rarement au chômage (seulement 3 %). Certes, le refuge ariégeois a une fréquentation significativement plus populaire que le refuge isérois, ce qui s’explique en très grande partie par les caractéristiques différentes des départements : le niveau de vie mensuel médian était en 2020 de 1965 euros en Isère, contre seulement 1702 euros en Ariège, un des départements les plus pauvres de France ; et en 2014, 17,9 % des Ariégeois·es vivaient en-dessous du seuil de pauvreté, contre seulement 11,3 % des Isérois·es.

Tableau 1 : Caractéristiques sociodémographiques des enquêté·es, des pratiquant·es de la randonnée et de la population de la France

 

Population de la France (2020)

Pratiquant·es de la randonnée en montagne (2020)

Ensemble des enquêté·es

Pyrénées

(Bassiès)

Alpes

(La Pra)

Sexe

Femme

52%

46%

81 (38%)

22 (39%)

59 (38%)

Homme

48%

54%

130 (62%)

34 (61%)

96 (62%)

Âge

15-29 ans

21%

25%

58 (27%)

10 (18%)

48 (31%)

30-49 ans

31%

36%

85 (40%)

28 (50%)

57 (37%)

50 ans et plus

48%

39%

68 (32%)

18 (32%)

50 (32%)

Diplôme

Sous le bac

53%

33%

36 (17%)

15 (28%)

21 (14%)

Bac

18%

19%

6 (3%)

2 (4%)

4 (3%)

Plus que le bac

29%

48%

164 (80%)

37 (69%)

127 (84%)

Catégorie socioprofessionnelle des personnes en emploi

Agr., art., comm., chef d’entreprise

7%

5%

6 (4%)

3 (7%)

3 (2%)

Cadre, prof. intellectuelle sup.

14%

23%

85 (51%)

15 (35%)

70 (56%)

Profession intermédiaire

21%

25%

47 (28%)

13 (30%)

34 (27%)

Employé

21%

15%

9 (5%)

3 (7%)

6 (5%)

Ouvrier

15%

11%

20 (12%)

9 (21%)

11 (9%)

Sources : INSEE, bilan démographique 2020 ; INJEP/MEDES, enquête nationale Pratiques physiques et sportives (ENPPS), 2020 ; enquête REMAS, 2017.
Lecture : 39% des personnes interrogées par questionnaire au refuge de Bassiès sont des femmes.

9Distinctive socialement, la pratique de la randonnée en montagne n’exclut cependant pas totalement les classes populaires. Les ouvrièr·es et les employé·es sont certes largement sous-représenté·es dans et autour des refuges, mais ils et elles n’en sont pas totalement absent·es. Ils et elles constituent 14 % des personnes interrogées à La Pra (Alpes) et même 28 % des personnes interrogées à Bassiès (Pyrénées), et ont comme caractéristique d’être plus souvent autochtones que les randonneur·ses des classes favorisé·es : 55 % des enquêté·es employé·es et ouvrièr·es résident dans le département où se trouve le refuge, contre seulement 40 % des professions intermédiaires et 33 % des cadres.

L’espace social des usages récréatifs de la montagne

10D’un côté, les randonneur·ses rencontré·es aux abords des refuges présentent un profil moyen qui correspond bien à une position « en haut à gauche » de l’espace social. Mais de l’autre, on y croise donc aussi des membres des classes populaires, sans toutefois que soient abolies certaines logiques de séparation et de distinction, d’abord spatiales : 47 % de celles et ceux qui dorment en tente appartiennent aux classes populaires (employé·es et ouvrièr·es), contre seulement 14 % de celles et ceux qui dorment dans le refuge. Les second·es s’en approprient l’intérieur, tandis que les premièr·es n’y entrent pas ou seulement ponctuellement, comme Arthur (mécanicien auto, 31 ans, classe 4) pour aller « chercher des bières », et qui n’avait jusque-là vu l’intérieur d’un refuge « que dans Les bronzés font du ski ». Il y a donc dans la montagne une forme de ségrégation spatiale qui rejoue celle qu’on observe en ville : le refuge, c’est le centre-ville, avec sa banlieue de tentes disséminées tout autour. La barrière est visiblement économique au vu du coût de la demi-pension.

11Outre les manières d’occuper le refuge et ses abords, on peut plus systématiquement repérer les principaux facteurs de différenciation des usages en recourant à l’analyse des correspondances multiples (ACM). La décomposition factorielle décrite ci-dessous s’appuie sur l’introduction en variables actives des réponses des 227 individus interrogés par questionnaire sur un certain nombre de caractéristiques de la randonnée en cours : durée de la randonnée, mode d’hébergement, accompagnement, équipements et activités pratiquées (trail, pêche, escalade, baignade, etc.). Les randonneur·ses interrogé·es sont par ailleurs caractérisé·es par des variables (sexe, âge, catégories socioprofessionnelles) introduites en variables illustratives.

12Le premier facteur de structuration de cet espace des façons de randonner, qui rend compte de 23 % de la totalité des liens entre les variables actives de l’analyse, oppose à droite les randonneur·ses à la journée, qui marchent souvent seul·es et dont un certain nombre pratiquent le trail, et à gauche les pratiquant·es plus occasionnel·les qui font une ou deux fois seulement par an une randonnée sur plusieurs jours en famille et dorment en refuge (Graphique 1).

Graphique 1 : L’espace des usages récréatifs de la montagne

Graphique 1 : L’espace des usages récréatifs de la montagne

Source : REMAS 2017.
Champ : enquêté·es interrogé·es par questionnaire (N = 227).
Lecture : Les variables « actives » sont représentées en couleurs, et les variables illustratives en noir. La taille des intitulés est proportionnelle aux effectifs d’enquêté·es. Les prénoms indiqués sont les prénoms anonymisés des enquêté·es cités dans l’article (en noir ceux des « parangons » des quatre classes d’usages de la randonnée, voir tableau 2 ci-dessous).

13Le deuxième principe de structuration (représenté sur l’axe vertical, et qui correspond à 17 % de l’inertie totale) permet de distinguer (dans la partie supérieure) une troisième catégorie, celle des usagèr·es encore plus occasionnel·les qui dorment plutôt en tente et randonnent entre ami·es. Cette catégorie d’usagèr·es, plus populaire, est également plus masculine. Elle n’en est pas pour autant parfaitement homogène : le troisième facteur (15 % de l’inertie totale, non représenté ci-dessus) permet de mettre en évidence une opposition nette entre les pêcheurs (tous masculins) et les grimpeur·ses (qui sont aussi celles et ceux des randonneur·ses qui ont la plus forte tendance à se baigner dans les lacs où les premiers pêchent) : s’ils et elles sont tou·tes jeunes et partagent le mode d’hébergement en tente, les premiers se recrutent dans les classes populaires tandis que les second·es se recrutent plus chez les cadres.

14Le recours à la classification ascendante hiérarchique permet ensuite d’identifier différentes classes d’usagè·res de la montagne, distinguées par les logiques d’opposition mises en évidence par l’analyse factorielle. Réalisée ici à partir des coordonnées des enquêté·es sur les trois premiers axes de l’ACM précédente, elle sépare quatre classes (voir Tableau 2) : la classe des randonneur·ses en famille sur plusieurs jours (classe 1), celles des randonneur·ses entre ami·es sur plusieurs jours, avec nuit en tente (classe 2) ou nuit en refuge (classe 3), et enfin celle des randonneur·ses à la journée, seul·es ou en couple.

Tableau 2 : les quatre classes d’usagèr·es

  • 7 Le parangon de classe désigne l’individu d’une classe qui est le plus proche de son centre, tel que (...)

Effectif

Type de pratique

Parangon de classe7

1

N=93

Randonnée en famille sur plusieurs jours

Julien (ingénieur du BTP, 41 ans) effectue une randonnée avec sa femme et leurs deux enfants de 7 et 9 ans. La randonnée du week-end s’inscrit dans un objectif explicite de transmission : le père, qui pratique depuis l’enfance et dirige un club de randonnée, veut initier ses enfants : « c’est la première fois qu’on va passer une nuit en refuge. C’est le but de la balade d’aujourd’hui, passer leur première nuit en refuge, pour qu’ils découvrent cet endroit, un peu spécial ». Le verbe « passer » est prononcé ici presque comme quand il s’agit de « passer » le permis de conduire ou de « passer » le bac.

2

N=22

Randonnée entre amis sur plusieurs jours, nuit en tente

Cédric (ouvrier dans une usine de pâtes fraîches, 47 ans) est marié et père de deux enfants, il fait partie d’une bande de copains, ouvriers comme lui. Venus pour pêcher, sans conjointe ni enfants, ils se sont installés pour trois nuits dans des tentes au bord d’un lac en contrebas du refuge de La Pra. Le groupe, très visible (et audible) depuis la terrasse du refuge, s’en tient toutefois soigneusement à l’écart, en dehors de quelques incursions pour se ravitailler en eau.

3

N=34

Randonnée entre amis sur plusieurs jours, nuit au refuge

Vincent (instituteur à la retraite, 62 ans) vit en couple, ce qu’il considère comme un « frein » pour aller en montagne. C’est donc avec un ami (pharmacien et célibataire) qu’il fait une randonnée de quatre jours dans le massif de Belledonne, avec trois nuits en refuge. Membre du Club alpin de sa ville, il pratique la randonnée depuis longtemps, et s’est plus récemment mis à l’escalade et à la spéléologie. Il valorise le « respect de la nature », plutôt que le « plaisir de l’effort » : il se décrit comme un « contemplatif », en opposition aux « traileurs », « des gens dont la seule envie c'est de courir mais qui ne veulent pas découvrir le paysage ».

4

N=78

Randonnée à la journée, seul.e ou en couple

Marie-France (contrôleuse des douanes, 59 ans) est venue à Bassiès pour la journée avec son mari, Jean-Pierre (ancien chauffeur magasinier, 69 ans). Le couple randonne presque tous les week-ends (y compris en raquettes l’hiver), mais leur initiation est moins précoce que d’autres : elle a découvert la montagne lors d’un précédent poste en Savoie, et lui à l’armée, dans les commandos. Lui préfère la dimension physique, en cherchant à se faire mal dans l’effort, sans toutefois évoquer l’idée de performance, tandis que Marie-France met en avant son rapport à la nature. Lorsqu’elle évoque cette dimension, son mari renchérit en disant que lui aussi aime la nature et que s’il peut associer les deux, c’est mieux.

Des usages de la montagne marqués par la possession de capital culturel : contempler, se ressourcer, partager… mais pas avec n’importe qui

15Les quatre classes d’usagèr·es de la montagne proche ne randonnent pas de la même façon ni avec les mêmes personnes. Ont-elles également des représentations distinctes de la montagne et de ses usages ? Si la question se pose, c’est parce qu’il en va ainsi dans de nombreux autres sports, comme la gymnastique (Bourdieu, 1979, p. 232), les sports de combat (Clément, 1981), le rugby (Pociello, 1983), le surf (Sayeux, 2006), etc. Or, on pourrait croire, à lire les nombreux·ses intellectuel·les qui marchent et écrivent sur la marche depuis Jean-Jacques Rousseau, qu’il n’existe qu’un seul et unique rapport possible à la montagne : celui quasi-savant, esthétique et contemplatif, de ce groupe très particulier d’écrivain·nes péripatéticien·nes dont les œuvres figurent régulièrement dans les petites bibliothèques des refuges.

16À écouter les enquêté·es, effectivement la randonnée est d’abord presque systématiquement présentée comme une rupture avec la vie quotidienne, ses rythmes, ses activités et ses relations – et ce faisant aussi comme une « déconnexion » des liens sociaux numériques (Datchary et al., 2021). Pour certain·es il s’agit de « se ressourcer » et de « retourner à l’essentiel » (Sandrine, cadre d’entreprise, 50 ans, classe 1), de « retourner au vrai » (Émilie, interne en médecine, 26 ans, classe 1), pour d’autres de « se libérer » et de « partir » (Pierre, enseignant retraité, 66 ans, classe 3), « de sortir de la vie quotidienne » (Frédéric, ingénieur, 60 ans, classe 3), etc.

17Cependant, derrière le discours commun de « l’hétérotopie » (Foucault, 2004) montagnarde, trois représentations distinctes des usages de la montagne, mises au jour par l’analyse systématique des champs lexicaux des transcriptions d’entretiens, la re-situent socialement : la première valorise l’effort physique pouvant aller jusqu’à la performance (« transpirer »), la seconde privilégie la dimension esthétique (« contempler »), et la troisième s’organise autour de la sociabilité (« partager »). Ces trois rapports, loin évidemment d’être exclusifs les uns des autres, peuvent se combiner de nombreuses manières, mais la plus fréquente de ces combinaisons, qui associe un effort mesuré, l’importance du « ressourcement » et une sociabilité cultivée, est socialement située : elle correspond à des modalités de pratique et de perception de la montagne qui sont celles des classes favorisées et diplômées, plus nombreuses en montagne et qui ont donc, potentiellement, la capacité d’imposer leur conception comme la plus légitime.

Transpirer « pour voir les beaux paysages », contempler pour mieux « se ressourcer »

18Dans le cadre de ce que tout concourt à considérer en premier lieu comme une activité physique (depuis l’encadrement institutionnel jusqu’aux lieux d’approvisionnement des équipements requis), on pourrait s’attendre à ce que les enquêté·es mettent en avant le registre de l’engagement ou de l’effort physique. Mais en réalité cette dimension n’est présente que chez moins de la moitié (39 %) des enquêté·es interrogé·es par entretien, et aucun·e n’évoque uniquement l’effort physique, ni a fortiori l’engagement, comme composante centrale de son rapport à la montagne : « On n’est pas des casse-cous ! », s’exclame ainsi Patricia (éducatrice spécialisée, 38 ans, classe 4). Lorsque cette dimension apparaît dans les discours, c’est presque toujours de manière atténuée, même dans l’unique cas d’un groupe de deux randonneurs mesurant et comparant leurs temps de montée : Jonathan et Kévin, étudiants en STAPS de 21 et 22 ans (classe 3), athlètes de haut niveau, admettent que c’est « quand même un effort » ; mais selon eux il s’agit d’un type d’effort particulier, lent, doux, atténué, entrecoupé de pauses pour « voir les beaux paysages ». L’effort physique s’articule à d’autres usages et d’autres bénéfices de l’activité, comme c’est également le cas pour Nathalie (médecin en CHU, 39 ans, classe 1) :

Moi j’aime la promenade, la beauté du lieu, l’effort physique continu, le fait de pouvoir penser à plein de choses, oublier. C’est un effort que j’aime beaucoup, c’est un effort long, que ce soit la randonnée ou le ski de randonnée, dans des lieux de nature, de nature préservée.

  • 8 Voir, pour d’autres activités de montagne, Aubel, 2005 ou Moraldo, 2021.

19La randonnée est donc présentée par les enquêté·es comme davantage et autre chose que de l’effort en montagne, et c’est dans cette différence (au moins rhétorique8) que vient se nicher la distinction, plutôt que dans la performance sportive. Aux dires des enquêté·es, la randonnée apparaîtrait presque comme une pratique artistique ou spirituelle plutôt que comme une activité physique ou sportive. La grande majorité d’entre elles et eux (58 %) évoque en effet d’abord une pratique axée sur la contemplation, en mettant l’accent sur la nature et la tranquillité, parfois associées à la solitude, la beauté des paysages, la découverte de la faune et de la flore. Une opposition en particulier ressort des discours des randonneur·ses : celle entre « la nature » ou « la montagne », présentées comme des lieux naturels, propres, calmes, et « la ville », lieu artificiel, pollué et bruyant, qui fait figure de repoussoir pour des randonneur·ses qui sont par ailleurs des urbain·es pour la plupart. Cette dimension se combine, comme les deux autres d’ailleurs, au discours sur la « coupure » présent dans tous les entretiens : « J’aime pas la ville », résume une enquêtée (Sylvie, ingénieure, 50 ans, classe 1). C’est une dimension du reste plutôt « féminine » : 82 % des femmes interrogées la mentionnent, contre seulement 49 % des hommes.

20Ce rapport spécifique à la randonnée entraîne toute une série de pratiques annexes en lien avec la contemplation, socialement clivantes quand elles sont à tonalité écologique (Coulangeon et al., 2023). Ramasser les déchets des promeneur·ses négligent·es, ou encore prendre garde à rester sur les sentiers pour éviter l’érosion des sols, sont autant de pratiques que les « sportif·ves » sont soupçonné·es de négliger :

Moi ce qui m'agace c’est je vois des gens qui passent devant nous et qui montent à Mach 12 et qui ne font pas attention à ça, alors qu’un mouchoir blanc on ne voit que ça. (...) Les gens aiment la montée pour le sport, mais ils ne font pas attention à la pollution, ça c’est un petit peu dérangeant. (Olivier, paysagiste, 37 ans, classe 4)

21Chez ces randonneur·ses, transparaît ainsi l’idée selon laquelle la condition pour contempler, c’est de ralentir. De ce point de vue, l’invocation d’une approche esthétique et contemplative de la montagne et la relégation derrière ce motif premier d’une approche sportive ou athlétique, seraient une spécificité partagée par les randonneur·ses et les alpinistes (Datchary et al., 2021, p. 129‑147) issu·es des classes moyennes et supérieures à (plus ou moins fort) capital culturel. Un·e « bon·ne » usagèr·e de la montagne est un·e usagèr·e contemplatif·ve, « au-delà » de l’effort physique.

Partager, à condition d’être « en bonne compagnie »

22Le troisième type de rapport à la randonnée (après « transpirer » et « contempler ») est celui du partage et de la convivialité : c’est la modalité dominante du discours chez 27 % des enquêté·es interrogé·es par entretien. Mais il s’agit d’enquêté·es particulièr·es : si les quatre classes d’usagèr·es évoquées précédemment mettent les attitudes contemplatives au premier rang de leurs préoccupations, les enquêté·es qui randonnent en famille (classe 1) évoquent beaucoup moins que les autres la sociabilité parmi les bénéfices attendus de la fréquentation de la montagne que, par exemple, ceux qui randonnent seul·es ou en couple sans enfants (classe 4), ou ceux qui randonnent entre amis (classes 2 et 3), ce qui était plus attendu. Entre amis, et non entre amies : si la modalité contemplative était choisie par une grande majorité des femmes enquêtées (82 %), la modalité du partage est mentionnée uniquement par des hommes. Il faut dire que, lors de nos sorties de terrains, les groupes unisexes de plus de deux personnes étaient presque uniquement des groupes masculins : nous n’avons croisé qu’un seul groupe de randonneuses.

23Cette modalité du rapport à la montagne, a priori peu compatible avec la volonté de coupure affichée par la plupart des autres randonneur·ses, s’incarne généralement dans une forme de sociabilité affinitaire, au sein d’un groupe de taille restreinte. Avec qui sort-on en montagne ? On trouve dans la population enquêtée trois types de groupes : des familles (parents et enfants), des couples sans enfants, et enfin des ami·es, qui se sont parfois rencontré·es au sein d’un club, mais qui les jours de l’enquête ne pratiquaient pas dans ce cadre. Pour celles et ceux qui randonnent entre ami·es, cette activité s’inscrit dans un registre comparable à celui des « sorties culturelles » (au théâtre, au cinéma, au concert), en offrant un support aux relations électives entre des personnes qui ne sont ni des intimes ni des parents, ou dont les domiciles ou les lieux de travail sont trop éloignés les uns des autres pour pouvoir s’y fréquenter (Choquet, 1988).

24Quelle forme prend cette sociabilité montagnarde ? Pour les enquêté·es, elle est d’abord plus « authentique » : les échanges en montagne seraient plus « faciles » (Françoise, infirmière en CHU, 56 ans, classe 3), moins « artificiels », plus « vrais ». Il s’agit, là encore, d’une modalité qui se conjugue avec l’impératif de contemplation, avec l’idée sous-jacente que la « nature » favorise des rapports sociaux eux aussi « naturels », autrement dit plus sincères que les rapports entretenus dans la vie ordinaire. Concilier sociabilité, contemplation, et authenticité, suppose que soit remplie une condition essentielle : il faut être en montagne avec « les bonnes personnes », c’est-à-dire déjà avec celles qui maîtrisent « les techniques de sociabilité de rigueur qui interdisent ces sports aux classes populaires » (Bourdieu, 1979, p. 240). C’est bien sûr le caractère (socialement) sélectif de la sociabilité en montagne, à l’instar du reste de la sociabilité en général (Mercklé, 2016, p. 37‑56), qui permet cet ajustement.

25Ainsi, lorsque les enquêté·es disent aimer « l’ambiance » (Valérie, responsable de laboratoire, 55 ans, classe 1) ou « l’esprit » des refuges (Françoise, infirmière en CHU, 56 ans, classe 3), ils et elles nous parlent d’une forme d’entre-soi, d’autant plus feutrée que la montagne est en théorie ouverte à tou·tes. La montagne doit se pratiquer « en bonne compagnie », ce qui suppose de sélectionner soigneusement ses partenaires de randonnée. Éric (dirigeant d’une salle de cinéma, 41 ans, classe 3) refuse de partir avec des gens avec qui « il n’accroche pas ». La connivence relative aux manières d’envisager la montagne sur les modes légitimes de la contemplation et du ressourcement, est un critère décisif. C’est le partage de ces représentations distinctives de la montagne qui assure en grande partie qu’on part en montagne avec des individus qui se révèlent culturellement et socialement proches. « Tu sélectionnes par affinités », dit Jean-Michel (infirmier à l’hôpital, 38 ans, classe 4), c’est-à-dire en fait par connaissances interposées : « Le milieu de la montagne il est pas très grand quoi enfin je veux dire c’est pas non plus un gros truc, tu vois, c’est par l’intermédiaire de connaissances, qui t’emmènent à d’autres, et puis voilà ».

26Le rejet des « bavard·es » est également un mécanisme crucial de cette opération de sélection sociale. Le silence, condition de la contemplation, est requis pendant la marche. C’est le principal critère évoqué par les enquêté·es lorsqu’on leur demande avec qui ils et elles refuseraient de partir en montagne. Sylvie (ingénieure, 50 ans, classe 1) refuse de randonner avec « des gens qui parlent tout le temps » ; Sébastien (ingénieur, 46 ans, classe 4) fuit « les bavards, ceux qui font trop de bruit, ceux qui sont pas silencieux, ceux qui n’apprécient pas » ; Pierre (enseignant retraité, 66 ans, classe 3) et ses amis restent chacun « dans leur bulle », refusent « les blablas ». Réciproquement, Jean-Pierre (ancien chauffeur magasinier, 69 ans, classe 4) sait que la sociabilité « sans façon » qui est la sienne n’est pas forcément la norme : « On est très ouverts, on a une culture assez ouverte à ce niveau-là, on interpelle tout le monde. On a peut-être une culture un peu neuneu, mais tant pis on interpelle quand même. » Même dans les groupes d’amis plutôt chahuteurs au refuge, le goût d’une sociabilité silencieuse reste valorisé : quand on lui demande ce qu’il recherche en montagne, Emmanuel (électricien, 41 ans, classe 4) a une réponse qui fait rire ses camarades, mais qu’ils approuvent : « s’échapper des gens, ne pas discuter ».

27C’est donc une forme cultivée de sociabilité, « contemplative », que l’on observe aux abords des refuges qui révèle une combinaison originale de rapports à la montagne. Interrogé·es sur les personnes avec qui ils et elles refuseraient d’aller randonner, les enquêté·es répondent en général qu’un tri entre les randonneur·ses recommandables et les indésirables n’est même pas nécessaire : la sélection, en quelque sorte, s’opère d’elle-même, comme par magie. Ainsi que le montre cet extrait de l’entretien avec Catherine (militaire, 53 ans, classe 3) et Brigitte (agente communale territoriale, 53 ans, classe 3), deux amies, la montagne est un gage de « bonne compagnie » :

Catherine : Je suis jamais tombée sur des gens... Tu vois ce que je veux dire c’est qu'en montagne on ressent quelque chose, du coup euh... du coup on retrouve un petit peu la même optique des gens...
Brigitte : Ouais on a un tous un peu les mêmes points communs.
Catherine : Le même profil.
Brigitte : Après on en voit quand même qui sont limite. (...) Je partirais pas avec des inconnus tu vois, genre un forum sur un site communautaire je f'rais pas. Moi j’aime bien être en montagne, me faire plaisir et en bonne compagnie...

28Un randonneur remarque même qu’il semble exister une sorte de loi physique associant le degré d’entente et la vitesse de la marche :

Ce que je disais à Laetitia, j’disais c’est incroyable parce que… j’lui dis, tu vois les rythmes, la marche, tu te connectes, t’es au même rythme que ceux avec qui tu t’entends ! (...) Sur le physique, c’est-à-dire que tu marches au même rythme que des gens avec qui tu t’entends bien ! C’est bizarre ! (Cédric, cadre dans une grande entreprise pharmaceutique, 50 ans, classe 4).

29La magie opérée alors par la randonnée apparaît telle que même les rencontres en montagne semblent ne plus se nouer en fonction des proximités sociales, ni même des affinités psychologiques, mais d’appariements réglés par la nature même de l’activité, au point de masquer que les prérequis, que cette « magie » suppose, restent nettement corrélés à de telles proximités sociales.

Maintenir un entre-soi menacé

30La montagne, en tant qu’elle est caractérisée par une relative mixité sociale, est cependant susceptible d’être marquée par des désaccords sur les manières, plus ou moins « bonnes » et légitimes, de randonner. Apparaissent alors des tensions qui ne sont pas sans rappeler celles observées dans d’autres espaces publics récréatifs, comme en particulier la plage (Champagne, 1975 ; Bruno et Salle, 2017 ; Claeys, 2017). Chez certain·es de ses usagèr·es, la possible démocratisation de l’accès à la montagne n’est du reste pas sans susciter des réticences, comme chez Émilie (interne en médecine, 26 ans, classe 1) et sa mère Sandrine (cadre d’entreprise, 50 ans, classe 1). La première, que son ethos social et professionnel pousse quand même à se féliciter de cette ouverture (« Il vaut mieux penser que la société française s'est mise à avoir une certaine hygiène de vie »), s’inquiète cependant de possibles conséquences écologiques qui font écho aux logiques contemporaines de conversion écologique de la distinction (Grossetête, 2019) :

Qu’est-ce qui me gêne dans tout ça, c'est attention à la nature, parce que je trouve que si tout le monde se met, c’est très bien on ne peut qu'encourager, [...] mais on va dire, en randonnée, en petite randonnée ou en randonnée intermédiaire il y a beaucoup plus de monde qu’avant, et la nature...

31Sa mère déguise beaucoup moins sa nostalgie de l’entre-soi bourgeois de la montagne de son enfance, en déplorant qu’il faille désormais monter « dans un refuge à 4 000 mètres » pour pouvoir « couper ». Couper de quoi ? La formule qu’elle utilise le révèle en creux : « C’est vrai que la société monte un peu à la montagne », semble-t-elle regretter, en remobilisant ce faisant la thématique classique de « l’encombrement », caractéristique du discours bourgeois (Boltanski, 1976).

32La « société » monte-t-elle jusqu’à l’intérieur des refuges ? Au premier abord, les refuges apparaissent comme les lieux d’une sociabilité apaisée et policée, où se fréquentent des individus aux profils relativement homogènes. Les enquêté·es insistent souvent, comme Éric (dirigeant d’une salle de cinéma, 41 ans, classe 3), sur la « qualité » plus grande des échanges en refuge, où on « se parle plus que dans la vie ». Le refuge n’est donc la plupart du temps pas un théâtre de conflits de classes, peut-être tout simplement parce qu’il faut avoir les moyens d’y dormir. Mais à y regarder de plus près, il apparaît que tout un ensemble de rappels, plus ou moins subtils, sont nécessaires pour expliciter les « bonnes manières » en refuge, policer les interactions et régler des conflits d’usage qui révèlent que l’accord des dispositions et des goûts, même chez des individus socialement proches, n’est jamais total. Comme dans l’enquête de Chamboredon et Lemaire (1970, p. 19), les conflits apparaissent d’abord autour du bruit : à Bassiès, une affiche indique aux « cons » qu’il faut rester silencieux le soir. Des panneaux (et les réprobations des autres usagèr·es) rappellent que les chaussures et les sacs doivent être laissés à l’entrée. Dans un autre refuge visité dans la phase exploratoire de l’enquête (Valmasque, dans le Mercantour), le texte d’une affiche intitulée « Refuges, mode d’emploi » commençait par ces mots : « Non, ce n’est pas un hôtel d’altitude ! », et invitait les usagèr·es à « repousser les barrières factices qui menacent la société urbaine ».

33Les « livres d’or » des refuges constituent de ce point de vue une mine d’informations sur les usages légitimes (et socialement situés) de ces lieux. Bien sûr, ce sont d’abord des recueils panégyriques. Comme l’écrit un randonneur, « voici donc ce qu’est un livre d’or de refuge… Quelques lignes empreintes d’amitié où des hommes rendent hommages à d’autres, connus ou inconnus, et prennent la mesure de l’humilité face à la majesté des lieux naturels qui les entourent en toute simplicité » (Valmasque, Mercantour, 2004). Mais au milieu des mots de remerciements et des odes à la nature, surgissent parfois des messages moins amènes. En particulier au milieu de la saison estivale, au moment où la fréquentation est socialement la plus mixte, se multiplient les conflits liés au bruit, à l’hygiène, à la promiscuité et plus généralement à des conceptions différentes de la montagne. Sont alors fustigé·es celles et ceux qui ignorent les codes d’une sociabilité bourgeoise, les « bruyant·es » et les « sans gêne » qui ne seraient en définitive pas de vrai·es randonneur·ses. « Les “montagnards” ne sont plus ce qu’ils étaient » (Bassiès, Pyrénées, 2008), se plaint un usager qui s’est fait voler sa carte IGN, avant de la retrouver une fois de retour dans la vallée et d’envoyer une lettre au gardien, qui est scrupuleusement scotchée à la suite de son mot dans le livre d’or. Derrière la diversité des incidents, ce qui est dénoncé c’est l’ignorance des usages légitimes de la montagne et des refuges. La défense de l’entre-soi peut alors se faire brutale, en des termes qui déguisent mal le mépris social :

34Un endroit avec des marins et des serveuses qui font le bordel jusqu’à 1h30 du matin, je n’appelle pas ça un refuge mais un bar à putes. (Valmasque, Mercantour, 2015)
Je tiens à remercier M. G. et ses collègues de pêche, pour avoir su nous rappeler que les clients des refuges ne sont pas toujours agréables, sympathiques, discrets, polis, aimant la nature et respectant celle-ci… Dommage que de telles personnes soient autorisées à sortir de chez eux. (Valmasque, Mercantour, 2001).

35Dans la marge de ce dernier mot, le gardien avait rajouté : « Je confirme et j’approuve. Le GARDIEN ». Un autre randonneur renchérit sur la même page : « Un refuge de haute montagne n’est pas un hôtel touristique de la Côte-d’Azur, (...) ni une réserve de chasse, ni une réserve à trophées. » Derrière cet incident, on ne peut manquer de noter que ce contre quoi se liguent ainsi les « vrai·es » randonneur·ses et le gardien du refuge, c’est un usage de la montagne organisé autour des sociabilités de différentes composantes de la jeunesse locale et d’activités comme la pêche, qui est beaucoup plus fréquent dans les classes populaires locales que dans les classes favorisées urbaines : les refuges et leurs abords apparaissent alors de façon plus générale comme également marqués par des inégalités, des tensions et des conflits de légitimités dont les mécanismes sont en partie semblables à ceux observés par Cécilia Claeys en Camargue et dans le parc des Calanques entre locaux et défenseurs de l’environnement (Claeys et Nicolas, 1999; Claeys et al., 2016) ou sur les plages du littoral guadeloupéen entre créoles et métropolitain·es (Claeys, 2017), et qui se traduisent ici par le maintien de la capacité des membres de la fraction la plus diplômée des classes favorisées à dire, écrire et imposer leur conception des usages de la montagne.

Figure 2 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2001

Figure 2 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2001

Figure 3 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2015

Figure 3 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2015

Conclusion

36La randonnée possède certes tous les traits d’une pratique socialement démocratisée : relativement facile d’accès (à condition d’habiter à proximité des montagnes), peu onéreuse, ne nécessitant la maîtrise d’aucun capital sportif spécifique, elle pourrait faire de la montagne « proche » un lieu de mixité sociale. Des barrières, d’abord culturelles et symboliques, en font pourtant une pratique socialement sélective, encore aujourd’hui et malgré une tendance, propre aux pratiques de plein-air, à l’ouverture. Nous avons ainsi pu montrer que, si l’espace des usagèr·es de la randonnée donnait à voir plusieurs pôles, l’homogénéité sociale, sans toutefois que l’on puisse parler d’un entre-soi total, l’emportait sur nos terrains. De même, si des usages multiples, combinés de manière complexe, permettent un jeu avec les modalités traditionnelles et les « attendus » de cette pratique, on observe néanmoins un rapport distinctif dominant : la « contemplation », qui vient conditionner les autres usages possibles et à la fois invisibiliser et étouffer les usages alternatifs.

37Du fait de la domination d’un type de profils d’usagèr·es et d’un type d’usages de la montagne, le refuge est donc à la fois le lieu d’une opposition entre des usages socialement différenciés, et celui du maintien d’un usage légitime dominant qui tend à occulter les autres. C’est d’autant plus vrai à l'intérieur du refuge du fait des barrières économiques qui continuent d’en réserver l’accès, le soir et la nuit, c’est-à-dire pour y manger ou y dormir, à celles et ceux qui possèdent les ressources économiques nécessaires. Loin d’être le lieu « public » qu’elle semble être, la montagne aurait davantage les traits d’un lieu « choisi » ou « réservé », ce qui reste la condition première de possibilité de ses usages contemplatifs et des discours enchantés sur le caractère authentique des relations sociales qui s’y déploient.

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Notes

1 Pour une analyse du dispositif dans le cadre duquel ces adolescent·es sont ainsi initié·es à la montagne, et des rapports sociaux, et en particulier des rapports ethno-raciaux dans lesquels sont prises ces expériences, voir les travaux de Léa Sallenave (2019 ; 2022).

2 Pour ne pas dire « moyenne montagne », dont la définition classique par un critère d’altitude, entre 1000 et 2000 mètres (Chardon, 1984) pose question. La montagne « proche » est celle qui est accessible en voiture ou en bus, depuis les villes adjacentes, pour des sorties à la journée.

3 Le terme renvoie ici à la randonnée « en montagne », telle qu’incluse dans la dernière enquête de l’INJEP au sein des « activités de montagne », aux côtés du ski, de l’escalade ou des autres sports d’hiver. Le terme ne vise donc pas la randonnée pédestre hors montagne (longe-côte par exemple), ni les « marches » (nordique, sportive, etc.).

4 L’enquête sur la « randonnée en montagne comme activité sociale » (REMAS) s’est déroulée en 2016 et 2017 principalement dans et autour de deux refuges, l’un pyrénéen (le refuge de Bassiès, en Ariège) et l’autre alpin (le refuge de La Pra, en Isère). L’enquête a mobilisé des approches à la fois quantitatives et qualitatives, articulant observation quantifiée d’utilisateurs des refuges (N= 374), questionnaires (N= 227), entretiens individuels ou collectifs (N= 65), et analyses de corpus documentaires (photos, affiches, affiches, règlements, livres d’or…). Cette enquête a été soutenue par la MSH Toulouse, par le LABEX SMS (référence ANR‑11‑LABX‑0066) et a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence nationale de la recherche au titre du programme Investissements d’avenir (référence ANR‑11‑IDEX‑0002‑02). Elle n’aurait pas été possible sans les contributions de celles et ceux qui nous ont accompagné·e·s et accueilli·e·s sur le terrain, et que nous voulons remercier ici : Marie-Pierre Bès, Antoine Larribeau, Annick Valette, et les gardien·nes des refuges.

5 Il n’est possible de se faire une idée des caractéristiques sociodémographiques des randonneur·ses et de leurs évolutions qu’à partir des enquêtes « Pratiques culturelles des Français » réalisées par le ministère de la Culture, et surtout des enquêtes du ministère de la Seunesse et des Sports et de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP) réalisées en 1985, 2000, 2010 (Aubel et Lefèvre, 2015) et 2020 (Lefèvre et Raffin, 2023).

6 Avec une demi-pension à 42 euros à Bassiès et 51 euros à la Pra en 2017, la distance sociale est accentuée par les inégalités purement économiques d’accès au refuge : parmi celles et ceux qui y passent la nuit, la proportion de cadres s’élève alors à 58 % (au lieu de 51 %) et la proportion d’ouvrièr·es diminue encore un peu, pour n’être plus que de 10 %.

7 Le parangon de classe désigne l’individu d’une classe qui est le plus proche de son centre, tel que déterminé ici par les moyennes des coordonnées de l’ensemble de ses membres sur les trois premiers axes de l’ACM.

8 Voir, pour d’autres activités de montagne, Aubel, 2005 ou Moraldo, 2021.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Carte de situation
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Fichier image/jpeg, 191k
Titre Graphique 1 : L’espace des usages récréatifs de la montagne
Crédits Source : REMAS 2017.Champ : enquêté·es interrogé·es par questionnaire (N = 227).Lecture : Les variables « actives » sont représentées en couleurs, et les variables illustratives en noir. La taille des intitulés est proportionnelle aux effectifs d’enquêté·es. Les prénoms indiqués sont les prénoms anonymisés des enquêté·es cités dans l’article (en noir ceux des « parangons » des quatre classes d’usages de la randonnée, voir tableau 2 ci-dessous).
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/13674/img-2.png
Fichier image/png, 544k
Titre Figure 2 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2001
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/13674/img-3.png
Fichier image/png, 4,4M
Titre Figure 3 : Extrait du livre d'or du refuge de Valmasque (Mercantour), 2015
URL http://journals.openedition.org/rga/docannexe/image/13674/img-4.png
Fichier image/png, 4,5M
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Pierre Mercklé, Delphine Moraldo, Caroline Datchary et Benoît Tudoux, « La montagne (s)élective »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 112-3 | 2024, mis en ligne le 31 janvier 2025, consulté le 22 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/rga/13674 ; DOI : https://doi.org/10.4000/139tx

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Auteurs

Pierre Mercklé

Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Sciences Po Grenoble - UGA*, Pacte, 38000 Grenoble, France
* School of Political Studies Univ. Grenoble Alpes

Delphine Moraldo

Centre Max Weber

Articles du même auteur

Caroline Datchary

Université Toulouse Jean-Jaurès, Laboratoire Interdisciplinaire Solidarités, Sociétés, Territoires (LISST

Benoît Tudoux

CNRS, Institut des sciences sociales du politique (ISP)

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Droits d’auteur

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