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  • 1 Innovation en Territoire de Montagne.
  • 2 Mais notons la proximité des finalités entre approche critique et radicale, puisque les géographies (...)
  • 3 De manière pionnière en France, Colette Guillaumin a analysé le rapport de « race » (1972). Récemme (...)

1Ce nouveau numéro du JAR/RGA propose d’apporter sa contribution aux analyses de la montagne d’après un prisme radical. Champ important des sciences sociales, les approches radicales demeurent encore peu représentées dans les travaux portant sur les montagnes. En comparaison, le terme « critique » est davantage utilisé dans les recherches. Par exemple, le LabEx ITEM1 « regroupe un ensemble de laboratoires de sciences humaines et sociales avec l’objectif de développer et renouveler les recherches sur la montagne dans une visée critique » (Fourny, 2018, p. 7). Si la démarche critique englobe l’approche radicale, Cécile Gintrac (2012) rappelle la citation de Marx, dans sa Critique de la philosophie du droit de Hegel : « être radical, c’est prendre les choses par la racine ». Une pensée radicale vise donc à rendre visibles « des formes cachées de domination et d’exploitation » en en déterrant les causes profondes par-delà les apparences (Wacquant, 2011)2. Ces formes sont plus ou moins conscientes et plus ou moins conscientisées. Or, les approches radicales cherchent précisément à mettre en évidence les rapports de domination qui traversent les sociétés de manière structurelle et systémique. Si ces rapports sociaux de classe, de genre et de « race »3 peuvent être pensés de façon indépendante, ils ont été travaillés de manière articulée par les théoriciennes du Black Feminism (bell hooks, 1981 ; Collins, 2016 ; Crenshaw, 1989). D’autres, qui structurent pourtant les sociétés et génèrent d’autres systèmes d’oppression comme le validisme, l’hétérosexisme ou encore l’âgisme, sont encore moins analysés. Cette approche intersectionnelle permet de rendre visibles, de manière précise et contextuelle, des dynamiques asymétriques entre groupes dominants et dominés, dynamiques pouvant évoluer au gré des situations et interactions. La dialectique dominant·es-dominé·es est en effet à prendre comme une relation complexe, et les contours des groupes sociaux en question comme sans cesse redessinés, mouvants, et eux-mêmes traversés par des dominations internes. Cette perspective, nécessairement plurielle, permet de comprendre les normes majoritaires, qui reproduisent un ordre dominant, et qui s’imposent au détriment de pratiques, d’expériences et de groupes délégitimés. Elle accorde une importance centrale à la dimension matérielle de ces processus (conditions matérielles d’existence, rapports d’exploitation, expérience concrète y compris corporelle de la domination) sans oublier leur dimension symbolique (imposition de récits hégémoniques excluant certains groupes sociaux, efforts des groupes altérisés et minorisés pour produire des récits contre-hégémoniques).

2Notre appel a ainsi été construit autour de trois axes privilégiés : premièrement, analyser le processus de minorisation en montagne en mettant en avant le point de vue de personnes minorisées, ensuite, appréhender les manières de résister aux discriminations et discours excluants (Gayatri Spivak, 1988 ; Scott, 2009) et enfin, creuser la dimension proprement spatiale des rapports de domination (Harvey, 2010). Il a suscité un certain intérêt parmi les auteur·es de la relève académique : deux autrices ont soutenu leur mémoire de Master en 2023 (Bardou et Ribert), une est en cours de thèse (Velay), deux autres ont récemment soutenu, en 2024 (Drouet et Bachellerie), et au-delà, trois autrices sont docteures depuis moins de huit ans (Barrioz, Moraldo et Saumon). L’appel invitant à décrypter la pluralité des rapports de force et de domination en montagne, y compris en termes de racisation, semble avoir interpellé la nouvelle génération de chercheur·ses, à l’aise avec « le sous-champ de la question raciale » (Bouzelmat, 2019). Ainsi, Gabrielle Saumon, dans un article volontairement théorique, et que l’on place opportunément en ouverture de numéro afin de poser un cadre clair et rigoureux sur des objets de recherche soumis régulièrement à la disqualification, propose de relire sa thèse sur le processus de gentrification rurale à l’aune de l’intersectionnalité. Elle a retravaillé son matériau sur les montagnes Rocheuses (États-Unis) expliquant avoir ajouté au rapport de classe, qu’elle avait initialement priorisé, ces « strates » supplémentaires. Cet angle de relecture lui a permis de porter un regard critique sur sa posture de chercheuse et, ainsi, de renforcer son analyse en termes de racialisation, de blanchité ou encore de cishétéronormativité. Sur les huit articles composant le numéro, quatre abordent le rapport de « race », que celui-ci s’exprime à travers l’essentialisme racial, invisibilisant la vie des personnes noires en montagne, contesté par le genre littéraire affrilachien - voir plus bas - (Harrison), le profilage ethno-racial produisant et activant, au sens performatif, la frontière alpine (Velay, Chassouant, Malbrunot ; Bachellerie), ou encore, à travers la blanchité imprégnant les imaginaires de la wilderness (Saumon).

3Les matériaux ont été collectés et analysés d’après des approches qualitatives (sept articles ont eu recours aux entretiens), documentant la façon dont les rapports de domination sont vécus, et aussi de manière quantitative pour trois d’entre eux (Bachellerie ; Drouet et Barrioz ; Mercklé, Moraldo, Datchary et Tudoux), permettant d’objectiver ces rapports de domination via l’analyse de données chiffrées. Par exemple, la gentrification dans les stations alpines est étayée par la mise en regard de l’évolution des catégories socioprofessionnelles, les taux de résidences secondaires et permanentes, les prix de l’immobilier (Drouet et Barrioz). Les méthodes choisies révèlent des chercheur·ses soucieux·ses de se situer dans une posture compréhensive vis-à-vis des personnes minorisées. Par exemple, l’observation participante dans le mouvement de solidarité avec les exilé·es à la frontière franco-italienne, les discussions libres, le partage de moments de vie quotidienne avec les interlocuteur·rices ont été choisis pour ne pas reproduire la violence épistémique, éviter de réactiver chez les personnes en migration des traumatismes liés au rapport avec les institutions policières, et permettre à l’enquêtrice de voir les effets de la frontière sur ces personnes quand sa blanchité et sa nationalité lui confèrent le privilège de ne pas les subir (Bachellerie). La réflexivité des auteur·es sur ce que leurs diverses positions sociales font à l’enquête est donc aussi un outil utilisé pour analyser les rapports de domination.

4Sur les quinze contributeurices, onze sont des femmes, principalement du monde académique mais pas uniquement : deux professionnelles de santé sont co-autrices d’un article (Chassouant, Malbrunot). Cette co-production des savoirs avec des acteur·es de terrain caractérise l’approche radicale, à la recherche d’un décloisonnement associant milieux académiques et activistes - bien davantage répandue en contexte nord-américain (voir Salomon Cavin et al., 2021). Le choix de telles méthodologies montre une forme d’engagement de la recherche, assumant de produire un savoir situé politiquement, dans une perspective féministe (Rose, 1993) et visant à contribuer à réduire les inégalités sociales analysées, à infléchir les politiques publiques quand l’enquête montre qu’elles participent à les produire.

5Une large place est faite aux rapports de classe par les auteur·es dans la tradition des approches radicales marxistes, portées en géographie par David Harvey et Henri Lefebvre et cités dans deux articles, celui de Drouet et Barrioz et celui de Bardou et Pelenc. Lié à d’autres rapports de domination, le genre est abordé dans la quasi-totalité des articles, qu’il soit évoqué ou développé. On peut y lire que les décisions des jeunes professionnel·les de santé, notamment des professionnelles, sur la nécessité d’une prise en charge des personnes en situation de migration tendent à être davantage remises en question par les forces de l’ordre que celles prises par des hommes médecins âgés (Velay, Chassouant et Malbrunot), que les bergères et gardiennes en alpage font face à des violences spécifiques en raison du sexisme également présent en montagne (Ribert, Bourdeau, Crouzat, Andrade et Dodier), que les femmes ont été gommées des récits façonnant l’imaginaire de la wilderness associé aux hommes aventuriers (Saumon), que la littérature peut contribuer à estomper (renverser ?) le rapport de genre par la mise en scène de femmes noires qui recouvrent une forme de liberté et de pouvoir en montagne (Harrison).

6Sur les huit propositions, deux s’inscrivent en contexte états-unien (Harrison, Saumon) et il semblerait que le tropisme franco-alpin persiste, puisque les six autres analysent des terrains en France, principalement dans les Alpes. Un seul prend place dans les Pyrénées, en Haute-Ariège (Bardou et Pelenc), alors qu’un autre compare deux refuges, l’un dans les Alpes, l’autre dans les Pyrénées (Mercklé et al.). Aucun article ne prend pour terrain des montagnes des Suds, suggérées pourtant dans l’appel - des études de cas développant des minorisations en contexte touristique (par exemple au Maghreb ou en Asie du Sud-Est) - alors que plusieurs numéros de revue ont, ces dernières années, montré l’intérêt des approches postcoloniales pour repenser le tourisme (Chapuis et Boukris, 2016 ; Boukris et Peyvel, 2019). Cette absence appelle un numéro dédié aux questions post/décoloniales en montagne, dans les (anciennes) métropoles et colonies, dans les Nords et dans les Suds, qui permettrait d’approfondir la question des représentations racistes héritées de la colonisation et la façon dont les rapports sociaux sont encore empreints de colonialité dans les sociétés montagnardes – pour avancer le chantier de la décolonisation du savoir sur la montagne et contribuer aux efforts pour désoccidentaliser, décloisonner la pensée critique (Borghi, 2020 ; Robinson, 2006).

7À partir des thématiques traitées dans ce numéro, trois types de montagne ressortent, que l’on peut catégoriser ainsi : une montagne récréative, une montagne associée à l’ordinaire de l’habiter (par le truchement du travail et de l’accès au logement), une montagne des mobilités, notamment contraintes comme lors du franchissement de frontières nationales par des exilé·es. La montagne récréative est traitée dans la majorité des articles, y compris lorsque traverser les Alpes revient à mettre en jeu sa vie. En effet, franchir les Alpes lorsqu’on est en situation irrégulière aux yeux de l’État peut conduire les personnes illégalisées à adopter des habitus récréatifs comme stratégie pour tenter de passer inaperçues. Pratiquer des sports ou activités de plein air peut aussi se comprendre comme un mode d’habiter quotidien, ordinaire, voire de revendication - la chasse chez les personnages afro-américains de fiction (Harrison), mais qui néanmoins caractérise un certain capital culturel, économique ou environnemental (Mercklé et al., Saumon). Travailler en alpage (Ribert et al.), habiter à l’année une commune misant sur le tourisme ou devoir la quitter en raison de l’impossibilité de se loger (Drouet et Barrioz ; Bardou et Pelenc), soigner les corps (Velay et al.) ou les contrôler en montagne (Bachellerie), revient également à se confronter aux pratiques récréatives.

8Si l’ensemble des articles se répondent bien, en raison de la proximité des méthodes d’analyse, des terrains, et aussi des imaginaires, représentations et pratiques de la montagne étudiés, on peut les rapprocher et associer par paire.

9Tout d’abord, le texte de Gabrielle Saumon et celui d’Anthony Kwame Harrison. Le premier met l’accent sur ce que la normativité des corps blancs attendus dans les espaces récréatifs de nature fait aux espaces de montagne et à ses imaginaires. Une norme hégémonique nourrit les représentations spatiales et contribue à invisibiliser des groupes, de fait minorisés dans les activités récréatives, à l’instar des personnes racisées, des personnes LGBT ou des classes populaires. Quant au second, il analyse trois récits d’auteur·es africain·es-américain·es, rédigés entre les années 1980 et 2010, qui précisément mettent en scène des vies, à la fois singulières et ordinaires, de personnes s’identifiant et/ou perçues comme noires dans les montagnes appalachiennes. Ces auteur·es de fiction placent au cœur des espaces de montagne les expériences et les vécus d’individus noirs qui ne sont traditionnellement pas associés à ces espaces et plutôt assignés à des localités urbaines. Les montagnes décryptées dans ces deux articles sont bien au cœur de rapports de domination multiples et de luttes symboliques (représentationnelles) comme matérielles.

10L’article d’Emma Bardou et Jérôme Pelenc comme celui de Quentin B. G. Drouet et Anne Barrioz questionnent les impacts des politiques locales d’aménagement touristiques et immobilières sur les territoires pyrénéens pour le premier, alpins pour le second. Pour garantir au capital son renouvellement, les acteurs touristiques des Vallées d’Ax convoquent l’argument de la « transition » et misent sur la montée en gamme de leur offre afin d’attirer et de séduire les populations urbaines les mieux dotées. La transformation de ces territoires, d’après des imaginaires dominants de ce que devrait être une ambiance touristique attractive au bénéfice des classes privilégiées, se conforme à l’agenda de « l’espace conçu ». Celui-ci heurte « l’espace perçu » des habitant·es permanent·es, génère des conditions de travail précaires, et nuit ainsi aux possibilités de sociabilité, d’organisation collective et d’appropriation du territoire (disparition des marchés et fêtes locales, réduction des espaces de rencontre). Les arguments marketing promus permettent de poursuivre un modèle touristique, pourtant essoré, et ce au détriment des populations les moins dotées qui peinent à habiter ce territoire, à se loger. La thématique de l’accès au logement en territoire touristique est également au cœur de l’article de Drouet-Barrioz. Il pointe des inégalités socio-économiques fortes et des disparités dans l’accès au logement. Les choix politiques privilégient les touristes, les résident·es secondaires au détriment des travailleur·ses et individus aux revenus modestes, entraînant des recompositions socio-territoriales marquées par une gentrification qualifiée d’altitudinale et des déplacements contraints d’habitant·es à l’année vers l’aval des vallées, ce qu’iels appellent le « descenseur social valléen », sorte de toboggan sans prise pour les ménages aux capitaux les plus faibles. Le privilège de la vue, du panorama, de l’ensoleillement, de l’altitude témoigne de rapports sociaux inégalitaires : le haut de vallée tend à s’élitiser et l’accès aux aménités des paysages alpins devient un marqueur de classe. Les deux articles soulignent également le poids des migrations contraintes, à l’instar du déménagement en raison de l’impossibilité de s’ancrer par le logement.

11La contribution de Pierre Mercklé, Delphine Moraldo, Caroline Datchary et Benoît Tudoux et celle de Myriam Ribert, Philippe Bourdeau, Emilie Crouzat, Victor Andrade et Hermann Dodier abordent les positions distinctives dans les pratiques récréatives de montagne et les tensions entre groupes investissant différemment l’espace alpin (randonneur·es, berger·es, gardien·nes de refuge). Les premi·èr·es, majoritairement sociologues, questionnent le partage de la montagne à proximité des centres urbains, a priori accessible à tous et toutes, en soulignant néanmoins des logiques distinctives par l’imposition de pratiques plus légitimes que d’autres, et le maintien d’un entre-soi cultivé par les classes favorisées et diplômées. Les acteur·es privilégié·es usent de leur situation de domination pour façonner les espaces à leur guise et reléguer les pratiques perçues comme moins légitimes. Les deux articles indiquent que les rapports de domination identifiés en plaine, en ville, se produisent également en montagne, notamment dans les refuges, cristallisant les tensions (exprimées, parfois crument, dans les livres d’or ou par des acteur·es du pastoralisme). La crainte d’un conflit avec des acteur·es touristiques dominant·es mène parfois les acteur·es en situation de minorité à des stratégies de discrétion et d’auto-censure pour garantir leur activité économique. La montagne associée au « dépaysement », « à la sensation de liberté » (Ribert et al.) n’efface pas pour autant les rapports de domination. L’ensemble des espaces de montagne, qu’il s’agisse de petites centralités -comme Ax-les-Thermes ou Revel - ou des vallées ne sont pas épargnées par les rapports de force et les conflictualités.

12Quant à Daphné Velay, Camille Chassouant, Léna Malbrunot d’une part et Sarah Bachellerie de l’autre, leurs articles analysent les franchissements de la frontière alpine par des personnes en situation de migration contrainte. Le premier analyse la prise en charge médicalisée, le soin et les secours aux populations fragilisées par les conditions de migration et le ciblage policier. La rhétorique sécuritaire et humanitaire adoptée par l’État tend à victimiser et à tenir pour responsables les personnes migrantes de leur parcours particulièrement risqué en montagne. Or, l’article montre que c’est bien la frontière qui produit et accentue les dangers pour les personnes exilées. Le droit inconditionnel à la santé n’est pas systématiquement appliqué puisque le recours à un·e professionnel·le de santé reste à la discrétion des forces de l’ordre, qui, sans compétence médicale avérée, statuent sur la nécessité ou pas de soins. Or, certaines pathologies ou complications non immédiatement visibles sont liées aux conditions spécifiques de la haute montagne (l’exposition prolongée au froid par exemple) et nécessitent un regard médical expert. Le second souligne également la performativité de la frontière dans le profilage racial et le processus de racisation à l’œuvre. La frontière ne produit pas des effets similaires : son franchissement est facilité pour les groupes sociaux désirables, comme « les cadres et professions intellectuelles supérieures », attendus comme touristes, mais relève de l’épreuve de vie et de mort pour les groupes non désirés identifiés au « Sud global ». La frontiérité s’active dans le regard que portent les acteur·es politiques élu·es et les forces de l’ordre sur les voyageurs et voyageuses. Cet article interroge les régimes de visibilité, invisibilité, hypervisibilité dans les espaces alpins, produits par les regards codant et catégorisant les corps d’après un ordre socio-racial. Les deux contributions pointent également les stratégies de résistance aux rapports de domination exacerbés dans un territoire soumis à une forte pression politique.

13Au total, les articles s’emparent des dynamiques de domination (l’assignation pour Bachellerie, la dépossession-exclusion pour Bardou-Pelenc, la folklorisation pour Ribert et al., la minorisation pour Saumon, la victimisation et la répression pour Velay et al., l’exclusion notamment pour Harrison, puis l’invisibilisation pour sept des huit articles) de ces groupes sociaux qui sont décrits et catégorisés à travers leur inégale désirabilité sociale et l’inégale distribution de leurs capitaux, mentionnés dans cinq articles sur les huit. Le numéro pourrait laisser entendre que le poids de ces déterminants et actifs sociaux est indépassable. Or, dans la lignée des approches radicales, notamment les Subaltern Studies, qui s’intéressent à la capacité d’action des groupes minorisés et de leurs allié·es, plusieurs articles soulignent les ruses, les contournements, les stratégies d’adaptation (Drouet et Barrioz) et de résistance à l’ordre et aux normes majoritaires. A. K. Harrison met en valeur le rôle joué par la littérature qui visibilise les trajectoires de personnes africaines-américaines dans les montagnes des Appalaches, produisant et suscitant ainsi d’autres récits et imaginaires. Le genre littéraire affrilachien, fusion des mots Africain·es-Américain·es et Appalachien·nes, illustre les liens intimes des personnes noires à ces territoires de montagne, déconstruisant les imaginaires dominants associant whiteness et wilderness, ou activités de pleine nature et figure blanche, bourgeoise, hétéronormée, comme l’analyse G. Saumon. D’autres stratégies sont détaillées. Des personnes en situation de migration contrainte peuvent recourir au passing, soit la tentative de déjouer le profilage ethno-racial des forces de l’ordre en franchissant la frontière alpine à la manière d’un·e touriste (Bachellerie) ou s’approprier et détourner certains lieux en montagne, comme les cabanes de stockage des canons à neige, pour s’abriter (Velay et al.). Du côté des soutiens aux groupes minorisés, D. Velay et al. caractérisent les soins prodigués par les équipes médicales bénévoles comme une réponse et forme de résistance « à la violence de la frontière ».

14L’analyse de la dimension spatiale des rapports sociaux apparaît centrale dans le dossier, les auteur·es montrant les différentes manières qu’ont les groupes sociaux dominant·es de s’approprier symboliquement et matériellement les espaces montagnards, à plusieurs échelles. La classique opposition haut/bas est repensée à l’aune des rapports de domination : la valorisation des stations en altitude, en lien avec le tourisme hivernal, est favorable aux groupes aisés, tandis que les plus modestes doivent descendre pour pouvoir se loger (Drouet et Barrioz). L’appropriation des montagnes proches des villes, mais aussi d’espaces de plus en plus haut et de plus en plus loin des fonds de vallée, se fait là-encore au profit des urbain·es favorisé·es qui pratiquent, par exemple, la randonnée. Les rapports de domination entre ces derni·èr·es et les personnes qui travaillent en montagne sont particulièrement exacerbés dans ces lieux isolés, comme en témoigne le sexisme, plus débridé à l’abri des regards, auquel sont confrontées les bergères en alpage (Ribert et al) et les gardiennes de refuge (Mercklé et al). Les articles montrent également que certains types de lieux, fréquentés à des fins différentes, cristallisent les tensions : les cols en zone frontalière comme celui de Montgenèvre (Velay et al) ; les lacs proches des villes et des plaines fréquentés par des hommes de classe populaire qui y pêchent et par des grimpeur·ses de classe plus aisée qui s’y baignent ; les refuges, appropriés suivant des logiques de distinction – les randonneur·ses plus modestes installant leurs tentes autour, les plus aisé·es et diplomé·es s’appropriant l’intérieur, affichant un mépris social vis-à-vis de celles et ceux qui n’auraient pas les pratiques considérées comme légitimes (Mercklé et al) ; les cabanes de bergèr·es qui s’efforcent d’empêcher l’accès aux promeneur·ses en marquant l’espace par des clôtures, portillons et panneaux d’interdiction (Ribert et al). En allant jusqu’à s’intéresser aux espaces domestiques, intimes, dans la tradition des géographies féministes, le dossier ouvre des perspectives intéressantes pour repenser les rapports sociaux en montagne à des échelles micro.

15In fine, les rubriques annexes proposent deux textes, celui de Cristina Del Biaggio dans la rubrique « Montagnes en fiction » qui analyse le livre Jours à Leontica de l’auteur suisse Fabio Andina et celui de Mari Oiry Varacca dans la rubrique « Transitions » sur les alternatives touristiques dans l’Atlas au Maroc. Ils s’articulent au présent dossier en ce qu’ils montrent les effets de modèles dominants (capitalisme et patriarcat dans les deux cas) pour des individus et des collectifs locaux. Ceux-ci résistent discrètement aux normes imposées, à leur manière, par des pratiques quotidiennes et par des projets communs. À la suite des approches radicales qui prônent une réflexivité sur les sources, les méthodes de collecte des données et les manières de divulguer la recherche, afin d’entendre et de faire entendre la voix des sans-voix, le premier texte explore la littérature en tant qu’elle peut rendre visibles, dans le récit de personnages fictionnalisés, les rapports de domination qui continuent à rythmer les liens sociaux dans les vallées alpines, et le second complète une carte postale sonore, proposant ainsi de s’intéresser au son comme manière de faire autrement de la recherche et de la diffuser différemment.

16On peut ainsi en conclure que la question de la démocratisation des espaces de montagne, source de tensions, relativement contenue voire entravée par les usages légitimés des classes dominantes, et la dimension spatiale des rapports sociaux qui s’y jouent, demeure un vivier prometteur d’analyses pour les approches radicales.

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Bibliographie

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Gintrac Cécile, 2012.– « Géographie critique, géographie radicale : comment nommer la géographie engagée ? », Carnets de géographes, no 4. En ligne : http://www.carnetsdegeographes.org/PDF/rech_04_04_Gintrac.pdf, consulté le 8 octobre 2023.

Guillaumin Colette, 1972.– L’idéologie raciste : Genèse et langage actuel, Paris, Éditions Mouton.

Harvey David, 2010.– Géographie et capital, Paris, Syllepse.

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Notes

1 Innovation en Territoire de Montagne.

2 Mais notons la proximité des finalités entre approche critique et radicale, puisque les géographies critiques « à la française » partagent globalement « un objectif de de dévoilement des violences et des exclusions de tout ordre » (Salomon Cavin et al., 2021, p. 293).

3 De manière pionnière en France, Colette Guillaumin a analysé le rapport de « race » (1972). Récemment, Sarah Mazouz a montré les apports de l’utilisation critique de cette notion (2020). La « race », telle que conçue par l’idéologie raciste n’existe pas, mais ce qu’elle produit a des effets bien réels sur les individus (assignations raciales, infériorisation, minorisation, oppressions et violences racistes).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mari Oiry Varacca et Léa Sallenave, « Négocier sa place en montagne. Perspectives radicales »Journal of Alpine Research | Revue de géographie alpine [En ligne], 112-3 | 2024, mis en ligne le 30 janvier 2025, consulté le 21 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/rga/14189 ; DOI : https://doi.org/10.4000/139bl

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Auteurs

Mari Oiry Varacca


 

Léa Sallenave

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