- 1 Dans le sens où les personnes titulaires des droits comptent moins que le principe de pérennité du (...)
1Les propriétés collectives perdurent en zones de montagne plus qu’ailleurs. Il s’agit là d’une caractéristique assez mal connue, notamment des services de l’État (Joye, 2021 et 2024). Le mécanisme de jouissance partagée des sols et de leurs ressources qui constitue la singularité de ces systèmes ancestraux a pourtant façonné en profondeur les formes de coopération sociale de la plupart des communautés villageoises rurales, au moins depuis le Moyen Âge. Ainsi, les dynamiques sociologiques locales doivent beaucoup, aujourd’hui encore, aux diverses fonctions que remplit ce type particulier de foncier ; celui-ci peut être défini par les droits d’usage qui y sont attachés, eux-mêmes assortis en retour d’un certain nombre d’obligations incombant à un groupe de nature atemporelle1.
- 2 Voir notamment « Autour d’Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologiqu (...)
2La question des « communs » suscite un regain d’intérêt ces dernières années, notamment depuis les travaux du prix Nobel d’économie Elinor Ostrom2. Sa réflexion a largement influencé la manière dont peut être pensée la gestion efficace des ressources à partir de solutions de gouvernance avant tout participatives et locales, dont l’un des aspects est de favoriser l’implication et la responsabilité des membres d’une collectivité.
3S’appuyant sur de nombreuses recherches de terrain conduites dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, en France, depuis 2018, le présent article vise à éclairer les dynamiques sociologiques liées au fonctionnement des communaux en montagne, plus particulièrement à la question de la participation des personnes plus âgées. Dans le cadre des projets pluridisciplinaires de recherche COMON, puis COMETE3, approfondis aujourd’hui à travers le programme scientifique de la chaire partenariale VALCOM4, nous avons pu à la fois procéder à une meilleure identification juridique de ces systèmes, à les cartographier, ainsi qu’à récolter une matière qualitative composée de témoignages d’ayants droit issus de différentes catégories de propriétés collectives. Concernant le massif des Alpes, ce sont principalement les systèmes des « consortages », des « bourgeoisies » et des « sections de commune » qui ont été étudiés depuis 2018 (voir le « point de repère » en encadré).
4Par ailleurs, ce corpus d’entretiens s’est enrichi au fil d’un programme de recherche-action5 soutenu par la Fondation de France ; dans ce cadre, diverses rencontres territoriales ont été organisées6. Y sont notamment discutées, de manière collective et participative, les problématiques de transmission intergénérationnelle et de cohésion sociale qui seront abordées dans cet article.
5Ces entretiens, individuels ou collectifs, ont été enregistrés, généralement filmés7. Le nombre de témoignages directs (plus d’une centaine), de même que la variété des catégories auxquels ils renvoient en font aujourd’hui un corpus unique en son genre sur le sujet des communs fonciers ancestraux.
6À partir des récits d’ayants droit, collectés depuis plusieurs années auprès de personnes pour la plupart âgées de soixante ans et plus, ce texte souhaite mettre en évidence la nature et la diversité des liens que continue à produire l’usage partagé du sol — et des ressources qui sont liées — dans les espaces ruraux de montagne. Au-delà d’une présentation des aspects utiles et fonctionnels sur le plan économique (l’accès à ce qui permet de se chauffer, de se nourrir, etc.) qui sont souvent considérés, à juste titre, comme essentiels au maintien d’une certaine qualité de vie, il visera à mettre en exergue les modes relationnels et éthiques qui sont rendus possibles par ce mode de propriété particulier dans lequel les droits sont généralement assortis de devoirs : devoir envers la terre (œuvrer pour rendre aux générations futures le leg reçu, en prélevant uniquement ce qui est nécessaire et en assurant en retour des corvées) ; devoir vis-à-vis des autres membres (contribuer à ce que des principes de négociation, de coopération, de maintien de règles de réciprocité, garantissent la pérennité du système). À partir ce qui précède, nous nous posons, dans cet article, la question de savoir comment, aujourd’hui, les systèmes fonciers ancestraux, en tant qu’espaces de sociabilités actives, confèrent une fonction particulière aux aîné·es.
Points de repère :
L’appellation de « propriétés collectives » désigne ici de manière large des systèmes fonciers collectifs ancestraux (les « communaux » ou « biens communaux ») aux statuts et fonctionnements diversifiés selon les contextes locaux. Au-delà de leurs différences (dénominations, règles de transmission, etc.) ils partagent comme dénominateur commun la notion de « droits d’usage ». Ils désignent toujours « des biens dont la jouissance est commune à un certain nombre d’ayants droit déterminables par leur appartenance à une communauté foncière » (Vern in Joyce, 2021, p. 299). Historiquement, ces systèmes sont nés d’arrangements trouvés entre des communautés villageoises et les dépositaires de domaines éminents (seigneurs, communautés religieuses) pour permettre la coexistence et la subsistance de tous sur un domaine utile.
Voir :
-
- 8 Le mot du texte originel est « habitans ».
Article 1er de la loi du 10 juin 1793 : « Les biens communaux sont ceux sur la propriété, ou le produit desquels tous les habitants8 d’une ou plusieurs communes, ou d’une section de commune ont un droit commun ».
-
Article 542 du Code civil : « Les biens communaux sont ceux à la propriété ou au produit desquels les habitants d’une ou plusieurs communes ont un droit acquis ».
Préexistants à la constitution de l’État moderne, ces systèmes échappent, au moins en partie, aux nomenclatures juridiques et administratives contemporaines représentatives de la propriété individuelle. On notera pour résumer qu’ils se répartissent en deux catégories principales. Soit la communauté est propriétaire du sol, et ses membres s’en répartissent alors la jouissance en vertu de règles décidées par elles et eux localement. Soit la communauté bénéficie de droits d’usage sur un sol qui appartient à autrui (par exemple une commune, une section de commune, voire des propriétaires privés). Leur fonctionnement repose sur trois éléments interreliés : une ressource (forêt, alpage, eau, etc.) ; une gestion collective et démocratique de celle-ci et des droits d’usage au bénéfice des ayants droit, en échange de l’exécution de devoirs par ces individus.
Trois de ces systèmes sont évoqués dans cet article (mais il en existe beaucoup d’autres) :
- Les « sections de commune » : il s’agit de nos jours, selon l’article L. 2411-1 du code général des collectivités territoriales, « de toute partie d’une commune possédant à titre permanent et exclusif des biens ou des droits distincts de ceux de la commune ». Selon la loi en vigueur, c’est une personne morale de droit public distincte de la commune. Ses membres jouissent de droits d’usage à condition d’avoir leur domicile « réel et fixe » sur la section. Précisons que ces systèmes sont aujourd’hui soumis à un régime juridique plutôt défavorable, conséquence de l’adoption par le législateur de procédures permettant la suppression des sections. Une loi du 27 mai 2013 a notamment accentué à cet effet les possibilités de communalisation des biens des sections de commune (par le transfert ou la vente des biens à la commune).
- Les « bourgeoisies » (au sens d’habitant·es du bourg) et les « consortages » sont deux autres formes de propriété collective, mais entièrement « privées ». Dans ces systèmes, les ayants droit se transmettent les droits d’usage non pas selon une condition de résidence mais de manière héréditaire (familles). Méconnus et peu protégés par le droit français, ces systèmes présentent pourtant de nombreux avantages pour les territoires, dont la gestion prudente et pérenne des ressources, l’entretien des paysages et des éléments de petit patrimoine bâti (fours, bassins, maisons d’assemblée, etc.), la création de lien social ou encore la transmission des traditions et savoir-faire ruraux, constitutifs d’un patrimoine culturel immatériel.
Dans les faits, il est courant de constater que, pour contourner les difficultés liées à leur faible reconnaissance par la puissance publique (services de l’État, services des collectivités territoriales), ces systèmes collectifs doivent se réorganiser, pour les besoins de la cause en quelque sorte, sous différentes formes de droit privé (SCI, associations, etc.) lorsqu’elles cherchent à se faire entendre et à maintenir leur rôle territorial de gestion des ressources (ou encore afin d’agir en matière de valorisation patrimoniale, culturelle ou environnementale).
Voir notamment :
M. Bourjol, Les biens communaux. Voyage au centre de la propriété collective, LGDJ, 1989.
R. Couvert du Crest, Une vallée insolite, Chamonix, le Mont Blanc, la Savoie, t. II., 1971, éd. par l’auteur avec le soutien du CNRS, p. 110.
P. Mouchet, « Une vieille société forestière. La Société bourgeoisiale de Saint-Gingolph », Revue forestière française, no 2-1958, p. 106-108.
7Depuis le Moyen Âge au moins, dans les Alpes françaises, italiennes ou suisses, les Pyrénées et le Massif central, des groupes d’habitant·es ont mutualisé la gestion de diverses ressources ainsi que la répartition des bénéfices liés aux utilités de la terre (Mériaudeau 1983 ; Bourjol 1989). Grâce à des droits coutumiers accordés à l’origine par les seigneuries ou les autorités ecclésiastiques locales, ces communautés se sont organisées afin de définir des règles d’accès aux pâturages, aux forêts, aux sources, à la cueillette ou la chasse. Ces dispositifs d’essence collaborative devaient jadis aider les bénéficiaires de ces droits à faire face aux difficultés vivrières propres à l’économie agraire de subsistance. Les propriétés collectives ont ainsi animé les pratiques de mise en commun au sein des sociétés rurales durant des siècles. Les communaux ont connu des fortunes diverses au gré des époques et des contextes, mais constituent aujourd’hui un patrimoine matériel et immatériel important, bien que mal identifié par l’État français. Naguère omniprésents, ils ont été malmenés à la fois par le processus d’individuation des rapports sociaux, par l’hypertrophie du principe de la propriété individuelle privée depuis l’avènement du Code civil, ou encore par les métamorphoses démographiques et sociologiques du monde agricole. Des lois défavorables plus récentes ont par ailleurs contribué à accélérer leur atrophie, notamment en facilitant les procédures de vente ou de transfert de biens (voir Joye, 2021 et 2024, ainsi que l’encadré plus haut).
Figure 1. Sections de commune en France métropolitaine
Les données utilisées sont issues de la base de la Direction générale des finances publiques (DGFIP) et sont à prendre avec précaution car les nomenclatures cadastrales peuvent contenir de nombreuses erreurs ou approximations concernant l’identification des communs fonciers.
8Pourtant, malgré une érosion certaine, les propriétés collectives existent toujours sous des formes juridiques et des dénominations variées (sections de communes, consortages, communaux cultifs, bourgeoisies, cayolars, etc.). Par exemple, on dénombre encore 30 800 sections de commune en France, dont la majorité située dans le Massif central.
Figure 2. Sections de commune dans la région AURA
9Dans le secteur alpin, plus de 50 % des communes de Savoie et Haute-Savoie sont encore concernées par la présence de communs fonciers.
Figure 3. Communs fonciers de la vallée de Chamonix
- 9 Qui regroupe habituellement 22 services publics et équipements du quotidien.
- 10 Analyses Auvergne-Rhône-Alpes, no 162, juin 2023 ; Territoires ruraux : entre dynamisme démographiq (...)
10En France, les propriétés collectives se sont surtout maintenues dans les espaces ruraux catégorisés comme « autonomes peu denses » et « autonomes très peu denses » selon la grille communale de densité de l’Insee. La dépopulation rurale et une moindre pression foncière expliquent sans doute leur présence actuelle en termes de quantité ou de surfaces. Ces espaces ruraux peu denses qui couvrent certes des réalités hétérogènes se distinguent néanmoins par quelques grandes caractéristiques. On retiendra une dynamique plus marquée de vieillissement de la population ainsi qu’un temps d’accès au panier de « vie courante9 » plus élevé qu’ailleurs. Rappelons que, selon le recensement de la population 2018, la région Auvergne-Rhône-Alpes est la première région française par l’étendue de ses espaces montagneux. 36 % de la population y réside dans des communes classées, entièrement ou partiellement, en zones de montagne. Soulignons également que l’évolution de la pyramide des âges ainsi que celle des indicateurs de revenu dans les communes isolées où subsistent la plupart des communs (c’est-à-dire situées hors de l’influence des pôles urbains) révèle que comparativement au rural péri-urbain, la part des personnes de 65 ans et plus y est supérieure, de même que la proportion des ménages confrontés à la précarité ou à la pauvreté au sein de la catégorie des 60 ans et plus. Pour la région Auvergne-Rhône-Alpes, en 2019, un·e habitant·e sur huit est pauvre dans les territoires ruraux non périurbains (12,3 %), contre une sur treize (7,7 %) dans les espaces ruraux périurbains, selon les chiffres de l’Insee10. Dans ces espaces, la dynamique de progression de la part des 60 ans et plus dans la population locale (vieillissement de la population) couplée à la hausse de leur nombre en valeur absolue (gérontocroissance) est une tendance de fond pour les années à venir.
- 11 Insee Première, no 1881, novembre 2021.
11Concernant à la fois le nombre et le profil sociologique des ayants droit, il est impossible de proposer des chiffres précis car les données à ce sujet sont inexistantes. Aucun fichier national ne recense l’ensemble des propriétés collectives en France, leur localisation géographique ou encore la liste de leurs membres. À partir de nos recherches qualitatives et quantitatives menées depuis 2018, nous estimons toutefois que deux tiers du nombre des communs fonciers se situent dans des petites communes de moins de 500 habitant·es. Les personnes qui disposent des droits d’usage sont plutôt âgées. Dans les sections de commune, 80 % d’entre elles ont plus de 50 ans (Joye, 2021, p. 725). Par ailleurs la catégorie socio-professionnelle des agriculteurs et agricultrices (en activité ou à la retraite) y est surreprésentée parmi les membres (plus d’un tiers). Pour les autres types de communs, on peut faire l’hypothèse que cette surreprésentation est moindre, sans pouvoir fournir ici de données véritablement consolidées. Les communaux des zones rurales de montagne se trouvent dès lors et d’ores et déjà au cœur des enjeux liés à des formes de cohabitation, de solidarités et d’interdépendances intergénérationnelles11.
12Dans la plupart des cas, les systèmes de propriété foncière partagée tirent leurs moyens financiers de la vente des coupes de bois ainsi que de la location de terres aux agriculteurs et agricultrices. Pour autant, il existe une diversité de situations en fonction des types de biens (alpages, forêts, eau, etc.), des spécificités locales ainsi que des opportunités de mise en valeur des ressources concernées. Celles-ci peuvent parfois être allouées à des tiers, à des sociétés de chasse, des sociétés d’alpage ou à des entreprises. Les revenus générés par ces locations ne peuvent pas être utilisés à titre individuel par les membres. Leur usage se fait au profit exclusif du collectif constitué par le commun foncier. Autrement dit, les fonds doivent avant tout permettre d’entretenir le bien de façon pérenne, en conservant sa valeur au bénéfice de la communauté actuelle et future.
13Les sections de communes permettent néanmoins aux membres d’accéder à des avantages directs, la loi excluant la possibilité de revenus en espèces, et, principalement, via la pratique de l’affouage (coupes d’arbres) dans les forêts usagères. Près de la moitié des personnes rencontrées dans nos enquêtes déclarent jouir personnellement et concrètement de ce droit via lequel des économies non négligeables sont réalisées, notamment en période de renchérissement du coût de l’énergie.
- 12 Les terres à vocation agricole propriétés de la section sont attribuées par bail rural ou par conve (...)
14Du fait de leurs anciennes fonctions inhérentes au monde paysan, l’intérêt des sections est par ailleurs beaucoup évoqué par les agriculteurs et agricultrices. Ils et elles peuvent en effet tirer profit d’une opportunité d’attribution de terres12 dont le coût de location est relativement avantageux. Près de 40 % des ayants droit avec lesquels nous avons échangé dans le Massif central disent bénéficier d’un accroissement de la surface d’exploitation via ce mécanisme d’allocation du foncier.
15Ces tendances générales pourraient laisser entendre que, à l’échelle des familles, les avantages offerts par les communs sont modestes sur le plan strictement économique. Toutefois, les propos recueillis montrent l’importance qui leur est accordée, notamment au niveau symbolique et affectif. Ils ne sauraient donc être mesurés seulement à l’aune utilitariste des compléments matériels qu’ils apportent. L’environnement qui a vu naître les communs fonciers s’est largement métamorphosé au fil d’une ruralité devenue de moins en moins agricole, dans laquelle coexistent dorénavant des nouveaux et nouvelles résident·es, d’autres formes d’activités (récréatives, touristiques, culturelles, etc.). Les communs n’y remplissent donc plus la fonction économique essentielle qui a été la leur jadis.
16Pour saisir la nature de cette adhésion, sans doute faut-il tenir compte du sentiment de déclassement géographique (campagnes versus métropoles) et sociologique (catégories populaires versus élites) évoqué de façon récurrente dans les entretiens. Pour beaucoup de membres, ces droits sont en effet considérés comme utiles, voire nécessaires. Ils sont également décrits comme étant consubstantiels d’une certaine identité rurale, ainsi que le souligne une retraitée (75 ans en 2020) d’une petite commune de la Haute-Loire qui a tenté de s’opposer à une procédure de transfert de la section dont elle était ayant droit :
Bien sûr, ça paraît ne pas être grand-chose vu de l’extérieur, mais pour certaines familles c’est très important. Et comme ça a toujours été comme ça, les anciens y sont très attachés dans nos campagnes. Ils ne comprennent pas pourquoi on s’en prend à eux comme s’ils étaient des privilégiés... C’est pour ça que quand on a appris qu’ils voulaient supprimer notre section, les gens étaient très en colère. Ça les a révoltés parce que c’est une sorte de déconsidération supplémentaire. En plus, dans la bouche des politiques il n’y en a soi-disant que pour la démocratie participative, mais pour finir on ne tient pas du tout compte de ce qu’on est !
- 13 Les sections de communes ont souffert d’une érosion en nombre ces dernières années, laquelle provie (...)
17Le fait que la puissance publique veuille minorer les droits liés aux sections ou attenter à leur intégrité est ressenti comme l’expression d’une condescendance. L’usage du « ils », du « eux » ou du « en haut » révèle cette perception d’un rapport dissymétrique : « Ils voient ça de loin. Étant donné qu’ils ne comprennent pas ce que c’est, ils veulent faire disparaître les sections en disant que ça va tout simplifier et que ça n’a plus de raison d’être » déclare une autre retraitée de 74 ans (en 2021) qui s’est opposée, avec d’autres, à une procédure de transfert de biens dans son village du Puy-de-Dôme13.
18Les diverses situations de contentieux prouvent que le sujet est sensible. Dans les cas que nous avons observés, ce sont souvent les personnes âgées de 60 ans et plus qui se mobilisent et se mettent en ordre de marche. Sans que cela ne soit exclusif, celles et ceux qui disposent de temps pour s’investir sont disposé·es à s’organiser sur le plan juridique afin de défendre leurs sections, y compris devant les tribunaux. Lorsqu’un transfert dans le domaine communal se produit malgré les résistances, le sentiment d’injustice et d’atteinte à la dignité est palpable, ce d’autant que ces procédures ont un caractère irréversible.
- 14 Les communaux cultifs sont un autre type de système foncier collectif ancestral.
- 15 Propos tenus par les membres de la bourgeoisie de Saint-Gingolph (74) lors d’une rencontre collecti (...)
19Qu’il s’agisse des consortages de la vallée de Chamonix, des communaux cultifs14 de Maurienne, des bourgeoisies du Léman ou encore des sections de commune de la Haute-Loire, du Puy-de-Dôme ou du Cantal, la longévité des différents types de communs fonciers est remarquable. Cette continuité est une véritable source de considération pour les membres. La faculté de ces systèmes à traverser les époques est saluée de manière quasi unanime, de même que l’implication constante des générations successives qu’elle a supposée : « Nos anciens se sont sans doute battus pour nous les transmettre » ; « On en a hérité et il faut respecter ce qu’ont fait nos aïeux » ; « On doit continuer car ça a toujours été comme ça et à notre tour on est redevable vis-à-vis des jeunes !15 ». Ici c’est le cadre collectif qui rythme la vie quotidienne des ayants droit et qui construit l’historicité du groupe ; historicité entendue comme la manière dont ce groupe articule le présent, le passé et le futur (Bantigny, 2013).
- 16 Avec la rationalisation de la production par la division du travail et le minutage des tâches.
20Dans les sociétés traditionnelles rurales, le temps cyclique a longtemps prédominé. Les activités y ont été scandées et structurées par les saisons, les rituels religieux ou communautaires. L’avenir était par conséquent appréhendé comme une sorte de continuité logique et naturelle du passé. Si l’ère industrielle a marqué une première métamorphose des ordres temporels collectifs16, l’époque contemporaine a vu se renforcer le processus d’individualisation du rapport à la temporalité (Zawadski, 2002) en même temps qu’un brouillage des représentations quant au futur. D’une part, l’autonomisation des individus s’est réalisée au fur et à mesure de leur émancipation vis-à-vis d’une partie des temps sociaux qui ordonnaient autrefois le vivre ensemble (Rosa, 2018). D’autre part, le paradigme du progrès à partir duquel s’est forgée notre conception de la modernité, dans le sillage des Lumières, s’est vu ébranlé par les incertitudes inhérentes à la crise écologique et climatique. En promouvant la nécessité de l’innovation permanente (Bouveresse, 2023), « une culture de l’urgence érigée en système » (Aubert, 1998) a altéré notre rapport à la continuité historique. Ce régime de l’éphémère (Fuchs, 2016) est à mettre en lien avec les représentations disqualifiantes de la vieillesse, aujourd’hui largement associée à un présupposé d’inutilité, donc réduite à des problématiques de coût ou de charge pour la collectivité (Demichel-Basnier et Corbin, 2024). Au sein des communaux, les personnes âgées, du fait de leur mémoire des usages, de leur capacité à réguler les conflits ou à transmettre des savoirs agroécologiques, disposent au contraire d’une autorité morale. Elles ne font pas seulement figure de témoins du passé mais sont des actrices clés de la continuité des principes coutumiers et de l’adaptation de ces systèmes aux défis contemporains.
- 17 Qui comptent notamment de petites maisons sur les rives du lac et qui sont proposées à la location (...)
21Sur les murs de la salle dans laquelle les membres de la bourgeoisie de Saint-Gingolph tiennent leurs réunions, trônent les armoiries des familles qui se transmettent les droits de manière héréditaire, de génération en génération, depuis plus de 400 ans. Aujourd’hui, cette transmission s’effectue en ligne patrilinéaire, par un lignage strictement masculin. Couvrant un bien communautaire qui s’étend sur 2 500 hectares à cheval sur la France et la Suisse, les bourgeois gèrent des forêts, des chalets d’alpage, des alpages, des « bords de l’eau17 » sur les rives du Léman ainsi qu’une carrière, une église et un château. Le vieillissement des membres y est au centre des préoccupations, comme cela sera discuté dans la partie suivante.
22Les ayants droit que nous avons rencontrés (et qui sont les plus investis) ont pour beaucoup dépassé le cap des 60, 65, voire des 70 ans. Tous s’interrogent aujourd’hui sur la façon d’impliquer les jeunes afin d’assurer la continuité. En cela, ils partagent les préoccupations de leurs homologues sectionnaires ou consort·es confronté·es à un enjeu similaire de vieillissement des membres et à la nécessité corrélative de construire une relève par l’implication concrète de nouvelles générations.
23Comme le souligne le président de la partie française, âgé de 80 ans en 2022 :
Nous sommes une très vieille institution et notre rôle à tous c’est d’être les gardiens du passé et de la mémoire, de nous occuper du présent et aussi de penser à l’avenir pour léguer cet héritage en transmettant nos biens en bon état, comme ont su le faire nos prédécesseurs.
24Pour les membres, se sentir utiles signifie contribuer à l’exigence de transmission intergénérationnelle. Il s’agit de conserver la qualité (environnementale, patrimoniale, etc.) des différents biens gérés par la communauté, d’entretenir les droits d’usage, de garantir que ces derniers soient mobilisés en conformité avec les valeurs qui fondent l’identité du groupe. Au centre des principes qui animent les bourgeois se trouve la volonté de « respecter le territoire » en « prenant le temps de réfléchir aux bonnes décisions » et en évitant « de faire n’importe quoi » car « ce qui est précieux est ce qui dure » (bourgeois de 77 ans).
25On le comprend, le court terme n’est pas un horizon transitoire à partir duquel s’organisent les pratiques collectives propres à la vie bourgeoisiale. Bien au contraire, le système du commun foncier est de nature intemporelle. Sur un plan anthropologique, il constitue de ce fait une transcendance qui donne du sens à l’action. Il rend possibles des formes de projections partagées dans l’avenir. En même temps, il confère un rôle central aux plus âgé·es qui font office de gardien·nes d’une mémoire commune, de membres dépositaires des savoir-faire indispensables à la pérennité du système et à la gestion prudente des ressources locales. Ce faisant, il annihile, ou du moins atténue considérablement, le sentiment potentiel d’inutilité sociale.
26Les propos recueillis à l’occasion des entretiens laissent percevoir la conscience partagée de cette responsabilité qui incombe aux ancien·nes membres, source chez elles et eux d’ailleurs d’une certaine fierté. Ce d’autant que les bourgeois jouissent d’une bienveillance de la part des autorités locales, avec lesquelles ils collaborent étroitement, notamment en jouant le rôle de conseillers ou de mécènes dans divers projets d’entretien du patrimoine bâti, d’aménagement ou de développement territorial.
- 18 Qui définissent le droit de mettre une vache en alpage.
27Au même titre que la bourgeoisie, le système des consortages n’est pas propre aux Alpes françaises. On le retrouve dans le canton du Valais, en Suisse, ou encore en Italie, notamment en Val d’Aoste. Dans la vallée de Chamonix, cette forme de propriété collective couvre des parcelles cadastrées qui appartiennent à tous et à toutes les consort·es, et dont chacun·e possède une part sous forme de « fonds vache18 ». Aujourd’hui, sept montagnes (autre nom donné localement aux consortages) se répartissent ces droits d’usage qui se transmettent par voie héréditaire. Cela correspond environ à 370 familles chamoniardes pour 11 % de la surface totale du territoire de la vallée. Bien qu’organisées sous des formes juridiques différentes (sociétés civiles immobilières ou associations notamment), ces montagnes partagent les attributs des autres propriétés collectives ancestrales évoquées plus haut, soit une primauté accordée à la gestion partagée des ressources au sein de la communauté.
28Caractérisé par la très forte présence d’activités touristiques et récréatives, l’environnement chamoniard se distingue des zones rurales soumises à la déprise démographique. Ici, les consort·es composent principalement avec la problématique des flux de vacancièr·es et de sportifs et sportives attiré·es par la qualité des paysages autant que par la variété des pratiques auxquelles ils et elles peuvent s’adonner l’hiver comme l’été.
- 19 Des zones naturelles d’intérêt écologique faunistique et floristique (ZNIEFF) sont situées sur les (...)
29Les membres des consortages entretiennent de manière bénévole les parcelles composant les propriétés collectives. Ce sont elles et eux qui se chargent par exemple de conserver en bon état les sentiers et les chemins de randonnée traversant leurs terres. Ils et elles veillent au respect de certaines règles en matière de biodiversité19. Ils et elles gèrent des refuges internationalement connus, par exemple ceux du Plan de l’Aiguille et du Lac Blanc. De facto, la sur-fréquentation touristique est l’une de leurs préoccupations. Assurant la mission (à la fois pratique et morale) de prendre soin des montagnes, tous et toutes cherchent à concilier au mieux leur système avec les enjeux liés à l’augmentation des visiteurs qui viennent profiter de la qualité de ces espaces. Face aux évolutions récentes, l’expérience et la connaissance fine du territoire acquises par les membres les plus ancien·nes fait souvent autorité lors des prises de décisions collectives ou des arbitrages. Ce fut le cas à propos de l’organisation de la course de l’Ultra Trail du Mont Blanc où les consort·es, par la voix de leurs différents présidents, soucieux de préserver l'intégrité de leurs terres et de respecter les traditions locales, ont exprimé des préoccupations quant à l’impact environnemental et au respect de leurs droits de propriété. Ces présidents, au nombre de 7, déclarent eux-mêmes « il faut impérativement nous rajeunir, mais le chemin est sinueux ». La moitié a déjà passé le cap des 70 ans et plus largement, c’est la question de la relève des membres qui est posée.
- 20 Dans le cadre des travaux de la Chaire VALCOM. Ces rencontres sont financées par la Fondation de Fr (...)
30À l’occasion d’une rencontre collective organisée en juin 202420, le président des consorts de l’une des 7 montagnes de Chamonix a rappelé qu’ils et elles souhaitent laisser accessibles leurs montagnes, faute de quoi, s’ils et elles en limitaient l’accès,
- 21 Un grand nombre de remontées mécaniques se trouve sur l’emprise des consortages, de même que les it (...)
Toutes ces activités touristiques auraient un coup dans l’aile parce que les gens ne pourraient plus passer. D’où l’intérêt pour la communauté de façon générale de nous respecter, d’en prendre conscience. Et nous tous, nous avons le devoir de maintenir cet espace naturel dans un état le plus beau, le plus propre possible, parce que c’est aussi ce que nos touristes recherchent. Et on sait bien que le tourisme dans cette vallée, comme dans les vallées voisines, c’est le nerf de la guerre21.
31La charge qui pèse sur leurs épaules est prenante, car conséquente. Assumée sur leur temps libre, elle suppose « de la volonté, de l’énergie et de l’opiniâtreté au fil du temps ». Toutefois, comme le rappelle le président d’une autre société de consorts (68 ans) :
J’ai peur parce que j’ai fait 150 heures (de bénévolat) en 2 mois, ce qui fait un mi-temps salarié. Et je suis sûr que plein d’autres montagnes, plein d’autres personnes sont investies en tant que trésorier, président ou membres et font tout ce travail derrière. Oui, ça pose un problème pour l’avenir puisqu’on ne rajeunit pas. Et donc il nous faut des jeunes. On essaye de les motiver pour nous rejoindre et aider à faire perdurer tout cela.
32Mal appréhendés par le droit moderne, et donc en règle générale peu considérés par les acteurs et actrices du territoire (gestionnaires de parcs naturels, communes ou communauté de communes, institutions déconcentrées de l’État, organisateur·ice·s d’événements, etc.), les consortages jouent actuellement leur rôle de façon pudique et presque furtive, en mobilisant pour leur fonctionnement la bonne volonté de celles et ceux qui peuvent s’investir sans rien attendre en retour et qui disposent de temps pour cela... C’est sans doute pourquoi, parmi les représentant·es des sept montagnes de la vallée de Chamonix, on retrouve plutôt (pas seulement) des protagonistes déjà âgé·es qui ont déjà fait valoir leur droit à la retraite. Tous et toutes se revendiquent animé·es par la satisfaction de prendre soin des alpages et de contribuer au maintien du système tutélaire de gestion, en fidélité avec ce qui s’est toujours pratiqué. Pour cela, en parallèle des pouvoirs publics, ils et elles mettent en œuvre leur propre gouvernance. Cette micropolitique du quotidien les rassemble dans différentes instances délibératives où ils et elles échangent, prennent des décisions au nom d’une responsabilité et d’une redevabilité territoriales, définissent des stratégies, trouvent des solutions opérationnelles afin de répondre de manière collective aux enjeux environnementaux et sociaux d’aujourd’hui et de demain. Les consortages sont en cela des communautés agissantes, structurées par des interactions, des interdépendances, des coopérations, des régulations et des arrangements. Au même titre que pour le modèle bourgeoisial ou celui des sections de commune, ils révèlent dans leur principe fondamental une ontologie relationnelle qui dépasse le prisme individualiste. Le lien à la ressource n’y est jamais de type extractiviste car ce qui chauffe, ce qui nourrit, fait aussi tenir ensemble, et la nécessité de la gestion en commun atténue les effets de rupture des liens sociaux potentiellement associés à l’âge.
33À travers les communaux, l’animation collective de biens comme des forêts, des pâturages ou des terres agricoles, offre un cadre dans lequel les aîné·es peuvent transmettre leurs savoirs traditionnels et leur expertise en gestion des ressources locales. Cette transmission renforce leur rôle comme détenteurs et détentrices d’une mémoire collective et de connaissances utiles pour la communauté. Au sein des propriétés collectives, les personnes âgées sont des membres actifs/actives ou influent·es qui participent aux décisions. Cela leur confère une place centrale dans la gouvernance locale, valorise leur expérience et leur expertise du territoire. Les réunions, les travaux collectifs ou les événements associés aux activités des communs fonciers leur permettent de maintenir des contacts réguliers avec les autres membres de la communauté. Sans les auréoler abusivement de toutes les vertus altruistes ou philanthropiques, car les conflits, les querelles et les calculs égoïstes y existent aussi, nous constatons que les modèles de propriété collective sont décrits par les membres comme étant dotés d’une capacité à produire des forces de cohésion, d’appartenance et de bien vivre ensemble. À l’échelle locale, quoique de manière souvent imperceptible, ces systèmes paraissent contribuer à tisser les fils d’un contrat social (dont la trame vient en complément du rôle joué par les institutions et par l’action politique classique) Les ayants droit font office d’obligé·es du territoire. Aux membres les plus expérimenté·es échoient des fonctions valorisantes puisqu’ils et elles sont reconnu·es comme étant détenteurs de savoir-faire afin d’agir sur le milieu, ainsi que de compétences dans l’évaluation de la capacité de charge des espaces placés en partage. Cela explique le fait que beaucoup d’entre elles et eux se déclarent viscéralement attaché·es aux vertus des communs, à la vie sociale qu’ils génèrent, conscient·es que l’isolement et le repli sur soi sont des dangers reconnus du vieillissement.
34L’intérêt de ces systèmes ne saurait donc être réduit à une dimension passéiste ou folklorique. Les travaux de la chaire VALCOM montrent que là où ils fonctionnent de manière encore vivace grâce à l’implication active des membres, ils sont un terreau démocratique où se déploient de multiples sociabilités dans lesquelles les plus de 60 ans tiennent une place de premier ordre. Les communs fonciers pourraient également répondre aux enjeux environnementaux et sociaux de demain, notamment s’ils et elles jouissaient d’une pleine reconnaissance juridique. L’exemple du Val d’Aoste est de ce point de vue inspirant. L’évolution de la loi régionale leur a restitué un réel dynamisme en entérinant un principe de subsidiarité horizontale (Louvin et Alessi, 2021). Les communautés qui font vivre ces systèmes y sont officiellement reconnues comme capables d’agir dans le sens de l’intérêt général.
35En tout état de cause, il conviendrait sans doute que les petites communes rurales de montagne, où subsistent principalement les communaux, puissent porter considération aux divers avantages qu’ils procurent. Disposer d’indicateurs fiables pour mesurer les services polymorphes qu’ils rendent apparaît nécessaire. Pour l’heure, force est d’admettre qu’on évalue de façon encore trop fragmentaire la part des bienfaits qui disparaîtraient si les communs fonciers ancestraux devaient passer sous l’éteignoir administratif du fait d’une ignorance ou d’une indifférence persistante à leur égard.