- 1 Titre du projet en cours sur lequel se fonde cette contribution, mené au sein de la HESTS, HES-SO V (...)
1« Vieillir en montagne quand on est un homme ou une femme de 80 ans et plus1 » peut paraître une gageure au premier regard : des conditions climatiques un peu difficiles, une montagne escarpée, des habitant∙es qui se diversifient, qui quittent la montagne pendant la journée, qui désertent les espaces de sociabilité qui à leur tour meurent et sont abandonnés. Pourtant, pour les personnes âgées de plus 80 ans, cela peut être une opportunité : elles y sont chez elles (Palazzo-Crettol et al., 2024), l’air y est meilleur, le calme y est apprécié, la déclivité encourage à l’activité physique, et pour les natifs et natives, l’existence d’un bon réseau social les aide à surmonter les contraintes propres à la montagne (Mesnard et al., à paraître).
- 2 Nous entendons ici une analyse critique de la société qui s’appuie sur les aspects matériels de l’e (...)
2Dans un contexte de changements de l’environnement montagnard et des diverses significations qu’il prend pour les personnes âgées (Gucher, 2020 ; Viriot Durandal et al., 2018), cet article se propose d’analyser l’articulation entre territoire et corps vieillissants dans une perspective féministe matérialiste2. Ce territoire comporte des caractéristiques physiques et sociales particulières, il est partiellement construit par un imaginaire de conquête et de performance (Jaccard et al., 2017 ; Perrin-Malterre, 2014). En ce sens, il questionne les devenirs âgés féminins et masculins. De plus, la division sexuelle du travail et la distribution des activités antérieures des personnes âgées (travail professionnel, de la terre et de care) (Mesnard et al., à paraître) pèsent sur leur corps et leur rapport au territoire (Calasanti et Giles, 2018 ; Volery, 2017 ; Duprat-Kushtanina, 2015).
3Après un cadre méthodologique, nous présentons les éléments retenus pour définir le territoire dans ses aspects rural et montagnard et quelques constats sur le vieillissement genré. Nous poursuivons par l’analyse, guidées par la question suivante : comment les personnes âgées vivant seules en montagne (re)composent-elles leur rapport au corps, sous l’angle des modèles de féminités et masculinités hégémoniques ? Nous insistons sur quelques dimensions de la vie quotidienne des personnes interviewées, directement articulées à ce territoire particulier : les activités d’entretien de soi et de loisirs. Finalement, nous avançons que la vieillesse tend à brouiller les codes de genre bien que femmes et hommes investissent différemment le territoire montagnard.
4L’approche choisie dans cette recherche est plurifocale et multidimensionnelle : nous analysons les réalités corporelles, les ressources et les difficultés des personnes âgées ; les caractéristiques du territoire ; les actions communales et associatives. Cette enquête qualitative se déroule dans trois vallées du canton suisse du Valais (Bagnes, Entremont et Trient), géographiquement et sociologiquement liées. Nous avons procédé à la récolte de données par entretiens et observations entre mai 2021 et mai 2023. Au total, nous avons réalisé 43 entretiens auprès de personnes âgées de 79 à 100 ans, 20 auprès d’acteurs et actrices locales de l’intégration et 8 auprès de responsables communaux. Plus de 100 heures d’observations sur le territoire et au domicile des personnes âgées ainsi qu’un recensement des offres complètent le corpus.
- 3 Axés sur l’ici et maintenant, et non pas sur les parcours biographiques, nos entretiens ne nous ont (...)
5Pour cet article, ne seront mobilisées que les données recueillies en entretien avec 26 personnes âgées (19 femmes de 88 ans en moyenne et 7 hommes de 87 ans en moyenne) vivant actuellement seules, même si elles ont pu être mariées ou avoir un∙e partenaire non-cohabitant·e. Les personnes considérées vivent dans les différentes communes des vallées précitées et affichent des statuts sociaux variés3. Le fait de vivre seul∙e demande de développer des ressources particulières. En effet, ces personnes accordent plus d’importance à l’environnement et aux loisirs que les personnes en couple (Apouey, 2021).
6La montagne est à la fois le lieu de la conquête d’espaces inconnus et parfois effrayants, mais aussi, dans notre enquête, le territoire est perçu comme un lieu de l’entre-soi et d’une vie communautaire importante attachée à des traditions paysannes (Lalive d’Epinay et Lalive d’Epinay, 1990 ; Guex, 2016).
- 4 Toutes les communes sont inscrites dans la catégorie des 1118 communes rurales de Suisse et dans le (...)
7Les trois vallées où se déroule la recherche s’inscrivent dans la périphérie d’une Suisse relativement urbanisée4. Elles relèvent de la ruralité par un fort ancrage dans un monde agricole en transformation (Bruttin, 2020 ; Mesnard, 2023) et de la montagne par la géographie et les activités qui la caractérisent (destination touristique, zone de loisirs et d’événements sportifs de grande ampleur).
8Très prosaïquement, la montagne instaure des formes de saisonnalité des activités (Vouilloz Burnier, 2009) et influence la vie des villages et les sociabilités communautaires. En outre, la transformation de certaines zones en lieu touristique et les stratégies de diversification de celui-ci donnent une nouvelle vie à la montagne (Collange et al., 2022). Ainsi, certains villages de l’espace étudié ne souffrent pas de dépeuplement mais plutôt d’une densification de ses habitant∙es, avec l’arrivée de travailleurs et travailleuses dans les services et de « nouveaux montagnards » éduqué∙es et mobiles (Cretton, et al. 2020), qui peuvent contraster avec les habitudes de la population locale et âgée.
- 5 Ainsi, l’escarpement du territoire est bien perçu par nos enquêté·es à la fois comme une ressource (...)
- 6 Nous utilisons parfois ces termes dans une visée politique de lutte contre l’âgisme.
9La littérature montre qu’un territoire de montagne présente certes des avantages pour les personnes âgées : la proximité avec la nature, la fraîcheur de l’air, la luminosité, l’escarpement par l’entraînement qu’il impose et l’ensoleillement ont des influences favorables sur la qualité de vie perçue (Renaut et al, 2017). Toutefois, la vie en montagne leur pose des défis spécifiques en termes d’intégration sociale et d’inclusion territoriale : l’accessibilité aux services et aux commodités y est moindre que dans d’autres zones plus urbanisées (Gucher, et al., 2007 ; Palazzo-Crettol et al., 2024) ; la mobilité peut être rendue plus ardue en raison de la topographie plus accidentée qu’en plaine.5 C’est dans cette configuration spécifique d’un environnement montagnard en transformation que se situe l’expérience corporelle des vieilles et des vieux6.
10Une abondante littérature sociologique montre que le genre, les conditions de vie antérieures, la santé, la localisation et les ressources financières modulent le vieillissement. En montagne également, toutes les personnes vieillissantes ne s’inscrivent pas dans le « bien vieillir » (Finlay, 2021) et les catégories socio-professionnelles élevées sont clairement avantagées (Kaeser, 2020). Du fait de la division sexuelle du travail, en Suisse comme ailleurs, les femmes détiennent des moyens financiers nettement moins élevés (Henchoz, 2017 ; Hobeika, 2022). Les femmes vivent plus longtemps que les hommes et sont plus adaptées aux changements imposés par la vieillesse du fait de leur expérience de la discontinuité et des adaptations successives liées à leur vie familiale (Balard et Somme, 2011), alors que les hommes sont moins préparés aux renoncements liés à la vieillesse (Balard, 2011). Les femmes éprouvent plus de problèmes de santé, elles bénéficient de plus de soutien familial que les hommes, qui, eux, ont recours à davantage de support professionnel (Palazzo-Crettol et al., 2022).
- 7 Dans notre acception du terme, le grand âge concerne les personnes de 80 ans et plus.
11Précisons enfin que peu d’études francophones portent sur les féminités et les masculinités vieillissantes (Sultana et Formosa, 2023). Dans cet article, nous les considérons comme une construction sociale et le fruit d’un rapport de pouvoir entre la classe des hommes et celle des femmes. Sachant que femmes et hommes âgé·es ne passent par leur temps de la même manière –– les hommes profitent globalement plus de loisirs et les femmes continuent d’assumer plus de tâches domestiques et de care informel (Repetti et Calasanti, 2017), nous pouvons faire l’hypothèse que le grand âge7 transforme les féminités et masculinités, et que dans les conditions particulières de la montagne, les injustices liées au système de genre, au vieillissement et à l’âgisme perdurent.
12Être un homme vieux en montagne présente certaines caractéristiques, au regard de la notion de « masculinité hégémonique ». À la suite des travaux de Connell (2014), nous la considérons comme un concept « façonnant une perception de la réalité masculine aux yeux de la société » (Connell et Messerchmidt, 2015, p. 179). Elle a un pouvoir de hiérarchisation sur les autres catégories de genre et fonctionne comme modèle quelle que soit la position réelle des hommes. Elle implique certains comportements spécifiques comme l’endurance, un rapport distancié à la souffrance, un sens de la compétition, une forme de rationalité technologique et une définition de l’identité marquée par le travail (Guionnet, 2013 ; Ruault et al., 2021). Dans la vieillesse, la masculinité hégémonique se transforme en mettant l’accent sur l’attention à la santé et sur les potentielles atteintes que le grand âge peut causer (Wiersma et Chesser, 2011). Toutefois, malgré les renoncements imposés par la vieillesse, une bonne part des hommes conservent des traits de masculinité hégémonique, notamment celui d’un corps performant.
13Les vieux hommes interviewés témoignent d’une forme de masculinité hégémonique, renforcée par l’environnement montagnard et dont la bonne condition physique semble le gage. Ils décrivent une montagne à conquérir, une nature à laquelle on se mesure. Ils relatent avec fierté leurs actes notoires, passés ou présents : ainsi, Monsieur Masserey (90 ans) a été « membre fondateur de l’école de ski » et a « fait partie de l’équipe valaisanne de ski et a pu faire les sélections pour les championnats suisses ». Ils peuvent aussi s’enorgueillir de leurs capacités malgré leur âge :
Je fais partie aussi des bénévoles du trail, je suis le plus vieux bénévole du Valais d’ailleurs, parce qu’ils m’ont interviewé l’année passée en me disant que j’étais le plus vieux. Je m’occupe beaucoup de sociétés et […] je vais aux champignons (M. Amerdht, 87 ans).
14Le grand âge s’accommode aussi d’une prise de risques calculée. Par exemple, Monsieur Amerdht (87 ans) raconte qu’il nettoie les vitres de son logement au quatrième étage, tout en prenant quelques précautions :
Comment vous voulez faire, il y a les meubles, il faut tout déplacer […]. J’ai mis juste un tabouret et puis je suis monté et j’étais debout sur le rebord des fenêtres, mais je m’étais assuré, […] je m’étais quand même croché au volet [rires].
15Cet usage du corps qui flirte avec la mort a quelque chose d’ordalique, typique de la masculinité hégémonique, où on fait fi de la peur (Gernet et Jeantet, 2011) ou de la souffrance.
16La masculinité est également préservée grâce à des activités genrées produisant des formes de compagnonnage (Finlay, 2021) telles que la chasse (Giacomelli et Gibbert, 2018) pratiquée avec des pairs :
Oui, oui, je chasse encore, j’ai chassé l’année passée, cette année je verrai d’ici le mois de septembre comment ça va. […] Je chassais avec mon frère qui était l’aîné de la famille, et puis, quand il est décédé, j’ai continué avec un autre collègue, on chassait ensemble, et puis après il a eu un problème de cœur, il a décidé d’arrêter, je me suis trouvé tout seul et puis mes neveux [m’ont dit] : « tu viens avec nous » (M. Frachin, 89 ans).
17Elle l’est aussi par des activités qui peuvent être analysées comme du travail, attestant ainsi de la centralité de cette catégorie « dans la construction des identités masculines » (Rivoal et al., 2019, p. 10) même au grand âge, et ce, indépendamment du métier exercé dans leur vie active. Par exemple, Monsieur Amerdht (87 ans) se consacre intensément à la sculpture et à la philatélie, Monsieur Fellay (86 ans) à la généalogie, Monsieur Favre (83 ans) à la musique et à sa diffusion. Ces hommes développent une sorte d’activisme laborieux pour ne pas se sentir vieux.
- 8 Le natel est une marque déposée qui signifie le téléphone portable en Suisse.
18La masculinité hégémonique se lit également dans l’affirmation d’une relative résistance. Les signes d’affaiblissement et de dépendance à l’entourage sont cachés, ou évités : par exemple Monsieur Masserey, 90 ans, possède un natel8 et le prend en promenade, comme mesure de sécurité. Or, ses proches n’en sont pas informés : « personne ne m’appelle […], ils ne savent pas que j’ai le natel. » Autre exemple, Monsieur Frachin, 89 ans, explique sur un ton espiègle qu’il n’utilise pas les aménagements publics qui faciliteraient sa mobilité : « Ah ! Il y a des bancs, où je vais me promener, il y a des bancs… Oui, je ne m’assieds jamais… [rires] ». Ces deux exemples témoignent d’une volonté de garder le contrôle sur l’aide potentiellement reçue, sur ce qui est perçu comme risqué ou comme un signe de faiblesse. Ces aspects sont caractéristiques d’une forme préservée de la masculinité hégémonique, incluant la domination de la maladie ou de la vieillesse (Meidani et Alessandrin, 2019b).
- 9 Cette utilisation reprise des catégories créées par Connell (2014) nous semble légitime au regard d (...)
19Le territoire montagnard, par les aménagements qu’il impose, construit aussi la vieillesse comme une masculinité marginalisée (Messerchmidt et Messner, 2018, p. 38)9, caractérisant des hommes qui paient un plus lourd tribut symbolique aux conséquences de la vieillesse (Balard et Somme, 2011). La montagne et la nature les renvoient aux limites de leurs corps vieillis, devenant des indicateurs de leur santé déclinante, à l’instar de Monsieur Frachin (89 ans) :
Je ne peux plus marcher où j’allais en montagne, je faisais beaucoup de montagne, je chassais en haute montagne, je n’aimais pas chasser en forêt, j’aimais monter en haute montagne, maintenant je ne peux plus.
20Les activités de loisirs liées au territoire et les renoncements subis rendent leur identité de « vieil homme » saillante (Wiersma et Chesser, 2011, p. 250) :
Oui, surtout […] le manque de souffle, beaucoup plus quand je monte le village, parce que c’est pentu quand même. Avant, je partais beaucoup aux chanterelles tandis que maintenant j’ai plus de difficultés. Mais je vais quand même, je vais plus lentement, je prends des bâtons de marche, comme ça je peux m’appuyer quand je suis dans des dévers. Mais je vais moins qu’avant (M. Amerhdt, 87 ans).
21Et même s’ils sont « équipés » avec « des souliers avec des crampons pour la glace », ils peuvent avoir « peur de glisser » et être réticents à effectuer certaines tâches périlleuses comme « monter sur le toit pour balayer la neige » (M. Frachin, 89 ans). Vieillir en montage impose de modifier la manière de faire certaines activités : « À la montagne, je grimpais comme un chamois, maintenant je grimpe comme un vieux chamois [rires] » (M. Favre, 83 ans). Continuer de chasser et de grimper, c’est agir comme un homme, même vieux.
22Dans nos entretiens, malgré une assurance, une indépendance et une maîtrise initiale, les hommes ne reconnaissent que dans un second temps leur vulnérabilité face à l’environnement (Banens et Marcellini, 2015). Certaines tâches du quotidien nécessitent un lâcher-prise lorsque le corps ne le permet plus, par exemple arrêter de se chauffer au bois, coupé soi-même, car « on ne peut pas porter le bois avec des cannes » (M. Masserey, 90 ans), et choisir une alternative accessible physiquement comme le mazout. Bien que nécessaire, cette alternative implique un coût financier d’une part, et d’autre part l’arrêt d’une activité qui met en jeu le rapport à la nature et sa gestion, et le fait de subvenir à ses besoins par soi-même.
23À l’évidence, en montagne comme dans d’autres lieux, « les hommes plus que les femmes résistent à la fréquentation des lieux marqués des sceaux de l’âge » (Membrado, 2011, p. VIII) et décrivent des trajectoires de solitude, voulue ou imposée, liée à des parcours professionnels, à des ennuis de santé ou encore à des appartenances politiques comme le résume la situation de Monsieur Masserey (90 ans) :
Je n’ai pas pu faire partie des sociétés, comme j’étais loin toute la semaine… Et toute la période où on a travaillé dans les barrages, c’était à longueur de journée et on restait sur place. […] J’ai été toujours assez solitaire, de par le métier et les horaires de travail. Quand j’étais aux remontées mécaniques, il n’y avait pas de jour de congé. Suivant le temps, c’était continu. [Et] la politique, je n’étais pas du bon bord.
24Ce sentiment de solitude semble renforcé par la disparition des lieux de sociabilité dans les villages peu touristiques, comme les cafés pour les hommes âgés. Nos interviewés paraissent souvent éloignés des camaraderies fraternelles et peu investis dans des relations locales, laissant les activités organisées aux « plus vieux ». De fait, ils se décrivent comme ayant « peu de contact » (M. Masserey, 90 ans), voire comme étant isolés en raison des transformations de l’espace montagnard.
25Ainsi, les représentations liées à la masculinité hégémonique, où il convient de ne pas se montrer faible, contribuent à un renforcement de cette solitude. Ces hommes doivent adapter leur rapport au corps et à leur identité masculine, afin de « profiter de ce qu’on peut à l’âge qu’on a » (M. Favre, 83 ans). Préserver sa « vie d’autrefois », par des loisirs ou des gestes du quotidien, apparaît comme central pour mettre à distance les représentations de la masculinité en déclin et contribue ainsi à une « participation sociale restaurée » (Meidani et Alessandrin, 2019a, p. 208). En somme, les injonctions liées à la masculinité hégémonique et au vieillissement contraignent les hommes à recomposer leur quotidien.
- 10 Dans sa conceptualisation par Connell, la féminité hégémonique ne peut exister, car aucune femme ne (...)
- 11 Concept que nous avons élaboré dans le cadre d’une recherche sur la transmission du matrimoine culi (...)
26Par analogie avec ce qui précède, nous nous appuyons ici sur le concept de féminité hégémonique10. Elle comprend le travail sur l’apparence physique, une aptitude au care relationnel (Mesnard et al., à paraître) et des manières de se préoccuper des autres (Molinier, 2016). On peut aussi déceler chez les femmes âgées une forme de discrétion acquise (Repond et Palazzo-Crettol, 2024)11 qui inclut la minimisation du travail domestique ou de soin, mais aussi une retenue quant à l’expression de revendications dans l’espace public ainsi que des formes d’acceptation de la domination (Dallera et al., 2015). Ce modèle, comme tout modèle, est inaccessible et pas forcément réaliste. Néanmoins, il marque la vieillesse des femmes, les féminités doivent compter avec le vieillissement que l’on tente parfois de chasser à tout prix (Kinnunen, 2010) ou de dompter par des pratiques d’entretien de soi (Piazzesi et Lavoie Mongrain, 2021).
27Les vieilles femmes interviewées manifestent plusieurs traits de féminité hégémonique, notamment dans leur rapport à l’environnement, au corps et au maintien des solidarités familiales. La majorité des femmes témoigne d’un rapport plus affectif à la nature, elles racontent leur plaisir face à un environnement décrit comme enchanteur ; elles ont à cœur d’embellir cet environnement : « L’été, je mets des fleurs tout autour de la maison » (Mme Marin, 83 ans). Elles révèlent aussi une nature vivante où « il y a les moutons, il y a aussi des vaches, le ciel, le vert, les arbres ». Une nature qui « nourrit » (Mme Ballaman, 83 ans) ; et qu’elles affectionnent, comme Mme Epert (86 ans) : « J’aime les bêtes : j’ai élevé des chevreuils, un cerf…[j’étais] “La mère des bêtes.” S’il y avait des bêtes blessées on me les apportait chez moi. » Ce rapport sentimental à la nature fait du territoire montagnard une ressource salutaire pour ces femmes : « C’est le facteur essentiel : [être] en bonne santé et pouvoir tous les jours se lever le matin et apprécier ce qu’on voit, ce qu’il y a, apprécier le chant des oiseaux, les odeurs des foins coupés » (Mme Studer, 80 ans).
28Elles relatent plus volontiers que les hommes les efforts consentis à la préservation de leur apparence physique afin d’être bien dans leur corps mais aussi de renvoyer une image positive, à l’instar de Madame Moillen (94 ans) : « Je suis restée toujours un peu coquette, j’aime bien me maquiller un peu, être bien coiffée. » C’est important pour elles de ne pas donner « l’image de quelqu’un de négligé » (Mme Balet, 81 ans), de ne pas « faire pitié » (Mme Bridy, 91 ans), « de bien se tenir » (Mme Oberson, 92 ans). Dans un effort de maintien de leur dignité, elles réalisent « un travail des apparences » (Corbin, cité par Jarthon et Durand, 2015), concernant l’identité pour soi, ce qui constitue assurément une manière d’enjoliver le vieillissement. De même, « faire de la gym » peut être vu comme une stratégie leur permettant de répondre aux injonctions du « bien vieillir » (Finlay, 2021). Ainsi, Madame Balet (81 ans) nous dit : « Comme je suis diabétique, il faut que je bouge. […] C’est pour ça que ça m’arrive de sortir l’aspirateur, parce que rien n’est plus efficace que l’aspirateur [rires] » (Mme Balet, 81 ans).
29En hommage et en souvenir d’un temps ancien, elles se préoccupent de la transmission d’un matrimoine culinaire (Hertz, 2002, ; Repond et Palazzo-Crettol, 2024). Elles ont à cœur de garder la tradition d’une « bonne nourriture », de manger un légume « qui n’a reçu que du soleil et de l’eau » (Mme Balet, 81 ans). Elles sont ainsi au centre des liens sociaux tissés grâce au partage de nourriture, comme le dit Madame Moillen (94 ans) : « J’aime bien manger, et puis j’ai toujours des visites, les enfants si une fois ce n’est pas un, c’est l’autre ». En accord avec la féminité hégémonique, elles demeurent des figures centrales des solidarités familiales et intergénérationnelles, c’est important pour elles de voir leurs petits-enfants, neveux ou nièces (Balard et Somme, 2011). En général, ce sont des grand-mères ou des tantes entourées par leurs familles.
30Être les artisanes de ces liens de commensalité demande cependant aux femmes d’accomplir une série d’activités productives fortement liées aux spécificités du terroir, comme les conserves ou les confitures : « Je prends 10 kilos [d’abricots], mais il me faut faire pour les autres, alors je prends plus, des fois elles n’ont pas le temps de faire, les belles-filles » (Mme Heymoz, 83 ans). La discrétion acquise fait que les femmes minimisent le travail de production effectué : « Tous les légumes venaient de nos jardins, il ne coûtait que de les planter et de les manger » (Mme Revaz, 100 ans). À l’instar de Madame Moillen (94 ans) qui dit : « je ne fais plus rien » alors qu’elle cuisine tous les jours.
- 12 La Bonté est l’établissement d’hébergement pour personnes âgées de la région concernée.
31Elles sont aussi impliquées dans des activités altruistes, chronophages et peu reconnues relevant du « bénévolat gris » (Mesnard et al., à paraître). Elles endossent la charge mentale des solidarités de proximité. Madame Heymoz (83 ans) se souvient : « On prenait la voiture et on prenait des dames pour venir nous aider [à la Bonté12] : il fallait leur donner à boire, un petit goûter, et puis il fallait les faire danser, alors ça, ça allait [rires] ». Se sentant obligées, elles retardent le moment de cesser ces formes d’entraide, pour éviter que les bénéficiaires ne se retrouvent isolé∙es. Et ce d’autant plus que, comme ailleurs, la relève bénévole plus jeune se fait désirer (Repetti et al., 2022). Madame Studer (80 ans) continue ainsi à animer le cours de gymnastique hebdomadaire des aîné·es, à défaut de trouver un·e remplaçant·e : « C’est le seul contact qu’elles ont avec d’autres, alors je n’ai pas le droit de les laisser tomber. »
32Prises dans une logique de discrétion, elles taisent le travail de care comme Madame Revaz (100 ans) qui répond initialement par la négative lorsqu’on lui demande si elle a été proche aidante puis, après quelques digressions, relate son expérience : « Avec grand bonheur, je me suis occupée de ma maman une année, une année et demie, j’ai dormi tous les soirs avec elle ».
33Les femmes de notre enquête se gênent de dévoiler certains éléments matériels de leur quotidien : « Je ne sais pas si on a le droit de dire que je touche [une rente] comme impotent » (Mme Fournier, 88 ans). Tout se passe comme si les femmes âgées se trouvaient « devant le paradoxe de devoir justifier leur emploi du temps » (Membrado, 2011, p. x). Alors qu’elles œuvrent à une « économie de subsistance », définie comme « la production de subsistance et la cohésion communautaire [qui] maintiennent la région en vie sur le plan économique et social » (Bennholdt-Thomsen et Pruvost, 2023, p. 264).
34Malgré la prévalence des traits de féminité hégémonique, certaines caractéristiques suggèrent l’émergence d’une féminité plus contestataire. Une bonne part d’entre elles nous confie sur le ton de la confidence qu’elles ne font plus certaines tâches domestiques, qu’elles ont « quelqu’un pour le ménage » et affirment « ne plus rien faire ». Le grand âge, à l’instar de la maladie, permettrait de s’inscrire dans « l’élaboration des féminités protestataires, non-conventionnelles ou ambivalentes » (Meidani et Alessandrin, 2019b, p. 203).
35Comme en témoigne Madame Revaz (100 ans) qui, à l’occasion de la cérémonie de ses 100 ans, demande au ministre cantonal « d’ouvrir les yeux sur la personne âgée » :
Je lui ai dit « pourquoi vous nous faites encore payer les impôts », il a dit « mais nous, on ne commande pas là », j’ai dit « qu’est-ce que vous faites alors assis sur le siège ? » Ah, je l’ai secoué alors, oui, oui. D’ailleurs, il a relevé que j’avais encore bien la tête !.
36En plus de cette combativité assumée, les femmes interviewées sont nombreuses à témoigner des résistances aux déchéances de l’âge par l’humour, souvent pratiqué en collectif. Il s’agit pour elles de « savoir toujours bien rigoler si c’est possible », malgré les aléas. Madame Studer (80 ans) témoigne : « Quand on n’a plus de cheveux on doit faire avec [rires] » amenant ainsi à contester les injonctions genrées liées à l’apparence qui pèsent sur elles : « [Je me considère] comme un sac à commissions dans lequel on peut mettre beaucoup de choses et puis l’emballage qui est un peu froissé ».
37Le rire et la manière joyeuse de voir la vie deviennent une ressource pour contrebalancer le modèle habituel de la discrétion féminine. À l’évidence, ce rire salvateur met à distance les rapports de domination (Coulomb-Gully, 2012). Le rire peut ainsi être considéré dans une dimension presque subversive, dans laquelle les femmes rient de leur apparence, leur permettant de dédramatiser leur condition mais aussi de contester les normes liées à la féminité hégémonique.
38Cela étant, pour les femmes qui n’ont pas d’enfants à proximité et qui ne conduisent pas ou plus, la montagne devient de moins en moins un repère et un repaire, comme le raconte Madame Fontannaz (98 ans) :
Les autres, ils ont quand même un enfant ou des amis, enfin de la famille. Quand tu n’as pas de famille [ou qu’elle] est loin, ce n’est pas l’idéal d’être en montagne où il n’y a pas de commodités, rien du tout. Il vaut mieux rester en ville.
39Face à ces formes de discriminations liées au territoire, à l’âge et au genre, les femmes font contre mauvaise fortune bon cœur et adaptent leurs stratégies pour rendre la montagne habitable (Eynard, 2006), par exemple elles choisissent parfois la solitude pour ne pas outrepasser leurs limites, comme le raconte Mme Balet (81 ans) :
Quand ma voisine m’appelle, ça m’arrive d’aller marcher avec quelqu’un. Mais comme j’ai de la peine à souffler, je vais à mon rythme, j’aime bien n’avoir pas besoin de parler en marchant, j’aime bien marcher toute seule.
40Ce type de déprise des relations sociales et du territoire, s’il a l’avantage de ne pas apparaître aux yeux des autres comme une charge, peut être un facteur d’isolement, même si les femmes rencontrées entretiennent des formes d’optimisme où pour plusieurs d’entre elles, il s’agit « de ne pas se laisser aller » et de « garder toujours son moral ».
41La montagne rurale telle qu’elle apparaît dans notre enquête est sans aucun doute une ressource pour une grande partie des femmes et des hommes interviewé·es. Cet endroit où on ramasse des « champignons et des cassis » (M. Frachin, 89 ans), où on fait « des bocaux d’abricots ou de carottes, des confitures de framboises, de fraises, de groseilles » (Mme Marin, 83 ans), tout en respirant le « bon air » ressemble dans la parole des personnes interviewées à un pays de Cocagne auquel elles sont intimement liées. Dans notre enquête, les pratiques de la nature et de la montagne semblent, en plus des rapports de genre et des ancrages socioculturel et économique (Cretton, 2018), être associées à « un grand attachement au sol natal, une attitude respectueuse à l’égard des anciens usages, une limitation des ambitions personnelles au profit de la famille et de la communauté, une éthique sobre et terrienne » (Gucher, 2009, p. 111).
42Les personnes âgées sont nombreuses à vouloir plus ou moins consciemment « échapper à la stigmatisation qu’implique une position de receveur d’aide, d’individu malade et/ou fragile » (Balard, 2011, p. 107). Pour ce faire, et en réponse à l’injonction du « bien-vieillir-chez-soi » (Voléry, 2013), elles disciplinent leur corps et s’évertuent à faire que l’habitat reste ordinaire en s’y adaptant, nombre de nos enquêté·es disent « prier le bon Dieu » pour pouvoir rester chez elles.
43Nos entretiens témoignent de la force des modèles de masculinité et féminité hégémoniques, les persistances pouvant se résumer ainsi : un corps traité comme un outil de maîtrise pour les hommes, une masculinité montagnarde vieillissante plutôt associée à l’endurance et à la solitude ; un corps et un environnement comme objets de soin pour les femmes, une féminité prise dans des formes d’assignation au care et à la responsabilité des sociabilités. Mais ils montrent également le travail de recomposition des modèles de masculinité et de féminité, notamment au travers de la dérision pratiquée par une part des personnes âgées ou l’expression d’une certaine vulnérabilité expérimentée par les hommes. Le grand âge fait ainsi tomber le voile et brouille les frontières de genre.
44Toutefois, genre, âge, et territoire se croisent et peuvent être lus de manière intersectionnelle pour construire dans certaines circonstances un espace d’isolement pour les femmes et les hommes. Ainsi, les mutations de la montagne rurale en zone de transit, où les voitures roulent vite et où les trottoirs sont peu nombreux et étroits contraignent le quotidien des femmes et des hommes interviewé∙es, et réduisent leur emprise sur le territoire (Palazzo-Crettol, et al., 2024).
45En paraphrasant Anchisi et Amiotte-Suchet (2018), on peut dire que vieillir chez soi en montagne a un prix matériel et symbolique élevé, notamment quand le corps lâche, quand l’environnement est perçu comme dangereux, mais aussi quand il s’agit de prendre des risques pour sa santé afin de préserver la masculinité hégémonique ou de faire des gros travaux de ménage afin de répondre aux injonctions de la féminité hégémonique.
46Les féminités et les masculinités contre ou non hégémoniques, c’est-à-dire minoritaires, celles « qui parviennent à puiser dans leurs expériences sociales passées les ressources nécessaires afin de négocier les attentes de genre face à un corps malade » (Meidani et Alessandrin, 2019b, p. 211) ou vieillissant démontrent à la fois une adaptation à l’environnement et une résistance au stigmate associé à la vieillesse. D’une certaine manière, le grand âge et le fait de vieillir seul∙e dans un territoire de montagne transforment les codes incorporés du genre par la virilisation des femmes qui peuvent transporter une lourde corbeille de linge de la cave à l’étage supérieur et par la féminisation des hommes qui se mettent à faire du travail domestique.
47Si résister à la vieillesse et déjouer le genre sont de bonnes stratégies afin de rester chez soi et de ne pas apparaître comme dépendant∙e (Palazzo-Crettol et al., 2022), cela ne suffit pas à déconstruire l’âgisme (Calasanti et al., 2022) et à plus forte raison ce que nous pourrions appeler le féminâgisme et le masculinâgisme. Ces discriminations marquées au sceau de l’âge et du genre font que les personnes âgées restent un peu à la marge même dans des régions traditionnellement communautaires comme celles que nous avons étudiées (Palazzo-Crettol et al., 2022). Prendre en passant les participant∙es à la gymnastique, ne coûte rien, certes, mais minimise le travail et l’effort consenti, et n’a peut-être pas autant de valeur sociale qu’un transport collectif organisé et pris en charge par les communautés. Nous avions associé la discrétion acquise aux femmes, au vu de ce qui précède on peut se demander si la vieillesse n’impose pas aux hommes et aux femmes la même discrétion, pour ne pas être découvert∙es quand les choses commencent à mal aller.
48À l’âge où l’entretien de soi revient à dire, pour certain·es de nos enquêté·es : « on se veille de ne pas tomber », l’environnement et l’usage différencié du territoire devraient être mieux pris en considération pour la compréhension des expériences multiples vécues par les femmes et les hommes très âgés. De même les réflexions sur l’avenir des villages de montagne qui attirent, au vu de ce qui précède, une forte migration de retraite, devraient se mener de façon participative et inclusive pour répondre aux nouveaux enjeux sociaux propres à l’environnement montagnard.