1En mars puis en juillet 2025, deux thèses soutenues successivement au campus rural de l’Université Grenoble Alpes et à l’Université Savoie Mont Blanc ont montré, chacune à sa façon, la place prise par les espaces de l’abandon en montagne et l’intérêt de leur étude géographique. Ces dernières années, cette thématique avait surtout été abordée en contexte urbain à propos des grands bâtiments industriels abandonnés, des quartiers désertés et des pratiques d’urbex qui en résultent parfois ; on pense en particulier aux travaux d’Aude Le Gallou (2021) ou de Florence Nussbaum (2020) en Amérique du Nord ou à ceux de Nicolas Offenstadt (2018) en Allemagne de l’Est. Or, au-delà de la seule notion de friche qui a fait l’objet d’un numéro récent du JAR|RGA (G. P. Torricelli et S. Duvillard, 2019), ces trajectoires de déprise créent de véritables « paysages de l’abandon ».
- 1 Pierre-Alexandre Métral, La montagne désarmée, une analyse des trajectoires territoriales des stati (...)
2Pierre-Alexandre Métral, tout d’abord, a consacré sa thèse intitulée La montagne désarmée, une analyse des trajectoires territoriales des stations de ski abandonnées françaises1 aux anciens sites de ski alpin, équipés d’une ou plusieurs remontées mécaniques et aujourd’hui abandonnés, tout ou en partie, dans l’ensemble des montagnes françaises. La thèse, s’appuyant sur un travail d’inventaire aussi exhaustif que possible, a ainsi permis de recenser plus de 265 sites à l’arrêt depuis les Vosges jusqu’au Pays basque en passant par le Morvan, et d’en étudier précisément 186 (photo 1). Certains sont à des altitudes si modestes que l’on ne comprend guère comment on a pu installer des remonte-pentes à 500 ou 600 mètres ; mais les sites fermés concernent aussi des remontées mécaniques de haute altitude, jusqu’à plus de 3000 mètres lorsqu’elles étaient destinées au ski d’été.
Photo 1 : L’ancien téléski de la Cuvette 2 à la Jasserie, dans le massif du Pilat, arrêté depuis 1992
Photo P.-A. Métral, janvier 2024.
- 2 Yannis Nacef, Trajectoires géohistoriques des villages abandonnés en montagne (Alpes françaises, it (...)
3Yannis Nacef, de son côté, s’est intéressé, avec sa thèse intitulée Trajectoires géohistoriques des villages abandonnés en montagne (Alpes françaises, italiennes et Pyrénées espagnoles)2, aux villages abandonnés entre la deuxième moitié du xixe siècle et les années 1980 dans sept secteurs des Alpes françaises du Nord et du Sud, des Alpes italiennes (Val d’Aoste et sud du Piémont) et du Haut-Aragon. Son étude porte sur 81 lieux d’habitat permanent désertés, situés entre 450 et 2040 mètres d’altitude (photo 2), et pour certains d’entre eux presque effacés du paysage alors que d’autres font l’objet de dynamiques de réappropriation.
Photo 2 : Le hameau abandonné de Grand-Croix, situé derrière l’imposante digue du barrage du Mont-Cenis, à 1850 mètres d’altitude
Photo Y. Nacef, octobre 2020.
4Les deux thèses ont en commun de livrer un matériel empirique extrêmement riche, s’appuyant sur un travail de terrain minutieux et scrupuleux. Les auteurs s’efforcent de reconstituer des trajectoires spatiales qui expliquent à la fois les causes de ces abandons et le devenir de ces lieux désinvestis. Elles constitueront des bases documentaires incontournables pour les recherches futures sur ces questions.
5Yannis Nacef explique la marginalisation progressive des villages par toute une série de retards dans l’adoption de standards modernes de confort ou d’efficacité, au premier rang desquels l’absence durable de raccordement au réseau routier : restés à l’écart de toute circulation, tant pour la vie quotidienne que pour les échanges, ils ne sont pas parvenus à retenir les habitants qui ne pouvaient concilier un travail à l’extérieur avec le maintien du domicile dans le village isolé. Dans certains cas, la route arrive trop tard, la majorité de la population a déjà déserté les lieux. Yannis Nacef montre aussi que, dans plusieurs cas, l’abandon des villages est lié à des grandes opérations d’aménagement, surtout hydro-électrique, qui poussent les habitants à partir, y compris lorsque ces opérations n’aboutissent pas (plusieurs exemples en Val d’Aoste et en Haut-Aragon), ce qui fournira par la suite autant d’opportunités de réoccupation.
6L’abandon des sites de ski alpin n’est pas une affaire récente : dès les années 1970, des remontées mécaniques s’arrêtent dans les différents massifs de la montagne française. Pierre-Alexandre Métral parle ainsi de « désaménagement » de la montagne dans un contexte de forte concurrence ; les sites les plus isolés, équipés de remonte-pentes installés de façon souvent artisanale, ne peuvent se moderniser. Là aussi, on trouve des sites de ski qui ne sont desservis par aucune route. Les pistes sont étroites, elles ne peuvent s’étendre vers le haut et les altitudes souvent modestes accentuent bien sûr leur vulnérabilité qui est évidente bien avant toute manifestation des effets du réchauffement global. D’ailleurs Pierre-Alexandre Métral, s’appuyant sur la littérature internationale, montre que des dynamiques d’abandon équivalentes ont été observées en Nouvelle-Angleterre ou dans les montagnes japonaises.
7Dans les deux cas, centres de ski et villages, le passage de l’activité à l’arrêt ne se produit pas instantanément, mais suppose au contraire une marge d’incertitude plus ou moins longue. Yannis Nacef décrit ainsi la vie des derniers habitants qui se refusent jusqu’à la dernière extrémité à quitter leur village, pourtant déjà abandonné de tous. De même, les sites de ski connaissent un désinvestissement progressif jusqu’à la décision de leur mise à l’arrêt, ou jusqu’à leur mise à l’arrêt de fait sans réelle décision : une suite d’années d’enneigement insuffisant, le coût de la maintenance des appareils trop élevé pour les finances locales, le vieillissement progressif des installations débouchent nécessairement, après un sursis plus ou moins long, sur la fin de l’activité.
8S’ensuivent des périodes de déshérence caractéristiques des paysages de l’abandon. La reconquête par la végétation masque peu à peu les équipements abandonnés ; à l’étage forestier, 20 à 30 ans suffisent pour que les pylônes et les câbles des téléskis soient noyés dans les frondaisons (photo 3), rendant leur impact paysager plus discret, mais leur démontage plus compliqué et plus coûteux s’il n’a pas été effectué dans de brefs délais après l’arrêt. Les arbres poussent aussi entre les maisons des villages abandonnés, dont la silhouette s’estompe ; puis, au fur et à mesure que les toits s’écroulent, les arbres poussent aussi à l’intérieur des maisons, ce qui en accélère encore la ruine. « Mais il y avait le regret… » (Giono, 1965).
Photo 3 : La friche du grand téléski de l’Areilladou en Ardèche, arrêté depuis 2009 : la végétation s’est déjà suffisamment refermée pour compliquer toute opération de démontage
Photo P.-A. Métral, juin 2025.
9Quelles pouvaient être alors les voies de la « résurrection » (pour reprendre un terme de Yannis Nacef) de ces lieux abandonnés ? Pour les villages, si la phase d’abandon ne s’est pas prolongée jusqu’à l’effondrement complet, il faut qu’un événement intervienne qui rende à nouveau possible la présence d’habitants : le souci de sauvegarder un bâtiment significatif, souvent la chapelle, peut entraîner des travaux de consolidation ponctuelles ; l’ouverture d’une piste pastorale ou d’un chemin carrossable qui met fin à l’enclavement peut motiver l’implication d’acteurs qui entreprennent des travaux de restauration de plus grande ampleur, jusqu’à envisager de réinvestir les lieux. Le village peut alors être réapproprié, soit pour de l’habitat permanent, soit pour de la résidence secondaire, le lieu changeant alors de fonction. La moitié environ des 81 villages abandonnés étudiés par Yannis Nacef est aujourd’hui réappropriée (photo 4).
Photo 4 : Le hameau de Sylvenoire dans le val de Cogne (Val d’Aoste), à 1330 mètres d’altitude : les maisons réhabilitées et réoccupées voisinent avec les bâtiments encore en ruines
Photo Y. Nacef, août 2023.
10Pour les anciens centres de ski alpin, l’arrêt des remontées mécaniques, comme le montre Pierre-Alexandre Métral, peut signifier l’abandon quasi-complet du lieu s’il était situé à l’écart des noyaux d’habitation. Mais, à proximité d’un village, que les remontées mécaniques soient démontées ou qu’elles continuent à marquer le paysage, les habitants doivent réinventer le lieu et trouver les voies d’un après-ski, sans que ce nouveau cycle ne ramène le lieu dans un statut pré-touristique redouté.
11Certes, les dynamiques actuelles ne sont pas les mêmes : alors que les mises à l’arrêt des centres de ski s’accélèrent ces dernières années et mettent les territoires de montagne face à de nouveaux défis, on n’observe plus guère d’abandon de villages tant la villégiature offre une alternative séduisante. Un cycle d’abandon des villages semble avoir pris fin même si tous les écueils propres à la vie dans ces écarts n’ont pas disparu.
12Dans leur souci de donner à leurs sujets les éclairages les plus complets, Pierre-Alexandre Métral et Yannis Nacef sont amenés à préciser des termes canoniques comme « stations », « villages », « hameaux » qui sont au centre de leurs développements. Ils ne négligent pas non plus les aspects réglementaires et législatifs qui encadrent la réinstallation d’habitants dans des lieux désertés et qui prévoient la mise à l’arrêt et le démontage des anciennes remontées mécaniques. Or, ces situations ne sont jamais simples : autoriser la réinstallation dans un village réputé abandonné suppose que les maires assument la sécurité de leurs nouveaux administrés. Si certains se réinstallent de façon légale, d’autres pratiquent plutôt des formes de squat. Une zone grise est donc observable : les élus préfèrent parfois ignorer l’existence de friches touristiques ou de communautés d’occupants illégaux sur leur commune pour ne pas assumer les obligations liées à leur présence. La diversité des matériaux mobilisés par l’un et par l’autre donne à ces sujets une épaisseur insoupçonnée propre à alimenter de nombreux travaux. On aimerait bien d’ailleurs que des historiens et historiennes se lancent sur leurs traces avec leurs propres outils d’analyse, et qu’ils et elles confirment, complètent ou nuancent leurs conclusions.
13Dans l’analyse de ces trajectoires, les deux chercheurs se tiennent toujours à l’écart d’explications simplistes et déterministes et s’attachent au contraire à la complexité des causalités ; la multiplication des sites étudiés permet justement de montrer la diversité des situations et des combinaisons. Tous deux jouent aussi très habilement de la pluralité des échelles d’analyse, proposant à la fois des vues d’ensemble des espaces de montagne et un souci des micro-espaces et du micro-local qui, sans jamais tomber dans l’anecdotique, donne de réelles clés de compréhension de ce qui s’est précisément passé ici et là. Les deux thèses présentent un riche appareil cartographique qui, dans le cas du mémoire de Pierre-Alexandre Métral, prend la forme d’un atlas conclusif (exemple carte de la Haute-Savoie).
14Pierre-Alexandre Métral et Yannis Nacef ont puissamment défriché ce champ de recherche et ont montré, par leurs travaux, de fécondes perspectives à poursuivre. La quasi-simultanéité de ces deux soutenances montre l’actualité de ces thématiques et la pertinence d’une démarche géo-historique. On espère que ces thèses donneront lieu à de plus amples publications que les articles post-doctoraux de rigueur dans les carrières de jeunes chercheurs.
Carte extraite de l’atlas des sites alpins fermés en France : la Haute Savoie. En vert, les sites en activité ; en rouge les sites fermés, situation au 1er janvier 2025
Carte P.-A. Métral