1La Tunisie du Nord a hérité de la période du Protectorat (1881-1956) d’un conflit autour des terres forestières opposant l’action de conservation forestière à la pression des populations des régions forestières et montagneuses. La persistance de ce conflit après l’indépendance du pays pousse à examiner les dynamiques rurales et forestières et à faire le bilan des processus et des mutations qui agissent sur les rapports entre les terres forestières et leur environnement rural. Seront examinés d’abord les liens entre les politiques agricoles et forestières de l’État et en particulier les orientations et les processus à l’origine du déclassement de l’agriculture traditionnelle de la petite paysannerie, dont la crise persistante explique le maintien de la pression sur les terres forestières. Ensuite l’attention est attirée sur des dynamiques originales par lesquelles la paysannerie a fait face à cette crise et qui sont en train de modifier ses rapports avec les espaces forestiers. Il s’agit principalement du remodelage des densités rurales, la diversification des revenus dans les campagnes et le développement des filières à vocation paysanne qui réconcilient les riverains avec la conservation forestières.
2Le régime du Protectorat a privilégié le développement de la céréaliculture, la viticulture et l’oléiculture spéculatives en relation avec les possibilités d’exportation. Le régime national a maintenu cette dynamique de l’agriculture spéculative en l’amplifiant et en l’orientant dans plusieurs secteurs vers la satisfaction des besoins nationaux en augmentation. L’aménagement des grands périmètres irrigués a permis le développement de diverses cultures maraichères et fruitières en relations étroites avec l’industrie agro-alimentaire et des cas de spécialisation à l’échelle nationale. Dans le domaine de l’élevage, une évolution semblable s’observe avec la mise en place de grandes étables dans les grandes exploitations (Kassab 1983) et l’installation d'unités d’élevage hors-sol pour la production d'œufs et de viandes blanches.
3Le fonctionnement de cette agriculture dite moderne repose sur la mise en place d’un puissant encadrement urbain, étatique et capitalistique qui lui assure capitaux, machines, semences et plants sélectionnés, intrants chimiques, techniques nouvelles, assurances et surtout s’occupe de la collecte, du stockage, de la transformation et de la commercialisation des produits.
4Des monopoles et des dispositions réglementaires scellent souvent la prédominance de cet encadrement urbain sur la fonction de production. Plusieurs travaux publiés ont expliqué comment ces intérêts urbains ont accaparés les bénéfices du secteur agricole. Poncet (1961) et Sethom (1987a) ont reconstitué les processus par lesquels la grande propriété citadine a été mise en place aux dépens des ruraux. Ben Romdhane (1981) a démontré comment la mécanisation, la fixation des prix des céréales et le monopole de leur commercialisation drainent la plus-value de la céréaliculture du nord-ouest vers la ville. Sethom (1992), fait la synthèse des faits et des mécanismes de la domination de la ville sur les campagnes.
5Sur le plan géographique, la recherche de la productivité et des gains d’échelle conduisent les structures d’encadrement à miser sur la proximité des grands marchés urbains, sur les grands bassins de production et sur la grande exploitation (Figure 1). Un triangle tellien axé sur la vallée de Majerda et s’ouvrant sur les plaines et le littoral du nord-est constitue l’aire majeure de développement de cette agriculture moderne et intensive. On peut y rattacher des îlots isolés de moindre extension comme les périmètres irrigués du Kairouanais, Sidi Bouzid, Sbiba et Kasserine et les nouvelles plantations des oasis du sud. Ces espaces se distinguent par l’importance des infrastructures hydrauliques, la densité des exploitations et des unités de production intensive, la présence des établissements de stockage et de transformation, le grand nombre de petites villes, etc.
6Orientée d’abord vers l’exportation puis vers la satisfaction des besoins des grandes villes, cette agriculture productiviste s’est pratiquement emparée du marché national dans son ensemble, diffusant ses produits jusque dans les petites villes et les campagnes intérieures. Par exemple tout le pays, jusqu’au douar le plus reculé, s’approvisionne en lait pasteurisé, fromages et yaourt à partir de quelques grandes usines laitières. Le marché de gros de Tunis, redistribue les fruits et légumes les plus courants issus des grands bassins d’intensification vers toutes les petites villes et les marchés hebdomadaires de la Tunisie du Nord, concurrençant vivement les produits des petites exploitations locales.
Figure 1. Différenciation spatiale agricole dans le nord et le centre de la Tunisie
Réalisation : A. M. Gammar.
7De ce fait l’expansion de cette agriculture moderne s’est faite aux dépens de l’agriculture dite traditionnelle pratiquée par la petite paysannerie des régions intérieures, montagneuses et forestières.
8Dans les régions intérieures, les petits agriculteurs, enclavés dans les montagnes et ne disposant que de petites exploitations de moins de 10 ha, se sont agrégés tant bien que mal à cette agriculture dite moderne à travers le développement de la céréaliculture, et dans une certaine mesure aussi de l’oléiculture. C’est une évolution qui a donné une agriculture extensive créant peu d’emplois et payant une redevance lourde à la location des machines et à l’achat des intrants chimiques. La sécurité de l’écoulement de la récolte et la stabilité des prix des céréales cachent mal l’érosion de la rentabilité réelle devant l’augmentation des coûts. L’autoconsommation n’étant plus la règle, le maintien de cette céréaliculture extensive et mécanisée par les petits agriculteurs est devenu une inadaptation sociale, économique et écologique.
9Le soutien de l’État à l’agriculture paysanne a été retardé par l’échec de la généralisation des coopératives de production (1962-1969). C’était une tentative de relier la paysannerie à l’agriculture moderne au sein de grandes exploitations collectivistes. Les conditions de la réussite de cette expérience n’étaient pas réunies. Notamment, la grande exploitation mécanisée n’avait pas la possibilité d’offrir les emplois et les revenus suffisants pour intégrer les masses paysannes et ralentir l’exode rural.
10Il faut attendre les différentes générations des projets de développement rural intégré lancés depuis la fin des années 1970 et d’autres petits projets de soutiens aux campagnes, pour voir l’État s’occuper directement de l’agriculture paysanne, mais sans chercher à réformer les structures agraires. Malgré les efforts consentis pour aider les paysans à développer des plantations et des petits périmètres irrigués et à intensifier l’élevage, la dynamisation de la petite agriculture des régions intérieures, montagneuses et forestières a butté toujours contre la concurrence des grands bassins de l’agriculture moderne et productiviste, qui ont mis la main sur la totalité des filières agricoles importantes du pays.
11Pendant longtemps la crise de la petite exploitation a orienté les masses paysannes des régions intérieures montagneuses et forestières vers la surexploitation des ressources forestières par les coupes, les défrichements et le surpâturage. C’est cette dynamique rurale qui est responsable en premier lieu de la gravité de la crise écologique se manifestant par la dégradation des forêts et par l’érosion des sols sur les versants, auxquelles les politiques forestières ont du faire face.
12Les politiques forestières sont restées au service d’enjeux métropolitains, nationaux et urbains (Gammar et al. 2016) et n’ont commencé à intégrer réellement les préoccupations paysannes que vers la fin des années 1970.
13L’objectif de la lutte contre l’érosion et la conservation des ressources en eau et sol devient prioritaire après 1950 avec l’édification de plusieurs grands barrages dont dépend l’alimentation en eau de Tunis et des grands périmètres irrigués. Cet objectif stratégique et écologique d’intérêt national a été à l’origine d’une action importante de reboisement avec des plantations dites de protection qui ont concrétisé plus fortement le cantonnement des paysans riverains et les contraintes dressées devant leurs activités agro-sylvo-pastorales.
14Les motivations écologiques sont renforcées par l’objectif de la conservation de la biodiversité, dont l’adoption a été matérialisée à partir de 1977 par l’institution du Ministère de l’environnement et par la création des parcs nationaux (dont le premier décret date aussi de 1977) qui ajoutent d’autres restrictions aux activités forestières des paysans.
15Toutes ses motivations des politiques forestières se réfèrent à des intérêts extérieurs aux populations riveraines et justifient l’intervention d’acteurs nationaux et internationaux dans la gestion des espaces forestiers. L’argument social local, resté secondaire dans le discours des premiers forestiers, s’impose progressivement par la nécessité de mettre la politique forestière en harmonie avec la politique générale de développement économique et social lancée à partir de 1960, avec les différentes génération des projets de développement rural intégré qui se succèdent depuis les années 1970 et enfin avec la conférence de Rio en 1992, sous l’influence des organismes internationaux qui conditionnent leur soutien à l’adoption de l’objectif du développement durable au profit des populations locales.
16Ainsi dès 1960, l’administration forestière ouvre des chantiers de lutte contre le chômage en réponse à la sollicitation des autorités locales. Elle intègre dans ses aménagements la création de réserves pastorales au profit des riverains. Des programmes de valorisation des produits non ligneux par la population sont lancés. Des structures de développement des régions forestières et montagneuses sont créées et aident entre autre au renouvellement du cheptel des riverains, au développement de l’apiculture, à la diversification des activités des femmes, etc. Malgré toutes ces interventions, le développement des ressources pastorales et non ligneuses qui intéressent les riverains est encore considéré par la réglementation forestière comme un résultat logique et non un objectif de base de l’aménagement forestier axé sur la conservation de la biodiversité, des eaux et sols et l’augmentation des ressources ligneuses. D’autre part, ces politiques ignorent le caractère anthropisé des formations forestières méditerranéennes du nord de la Tunisie comme la subéraie de la Kroumirie où les différentes pinèdes de la Dorsale et n’intègrent pas suffisamment le rôle actif des paysans riverains dans la structuration de ces formations et leur protection contre les incendies (Bouju, 2016).
17La réglementation forestière, assez étoffée dès le début du Protectorat est très restrictive et répressive pour les activités des ruraux riverains en milieu forestier. Elle a été continuellement renforcée à chaque révision du Code Forestier. Les droits traditionnels sur les espaces forestiers sont abolis ; les droits d’usage sont limités d’un texte à l’autre ; le nombre des bénéficiaires des droits d’usages est réduit dans la dernière refonte du Code Forestier en 1988 ; les mises en défens s’étendent et se renforcent avec les reboisements et les réserves naturelles ; la mise aux enchères des produits forestiers ne favorise pas les riverains…
18Par contre les pratiques de l’administration forestière présentent une grande souplesse et une adaptation continue aux contraintes sociales. À chaque crise grave, des solutions pratiques sont adoptées en marge de la réglementation. Les déclassements des terres forestières, mesures jugées injustes par les riverains, ont été abandonnés depuis l’affaire de Jebel Mansour en 1927 (Poncet, 1961) ; aussi depuis l’affaire de Kessra en 1958, il n’y a plus d’expulsions massives de riverains installés dans les réquisitions forestières (Direction des Forêts 1973-74) ; l’interdiction de l’élevage caprin dans les gouvernorats du nord est définitivement abolie en 1967 ; dans une bonne partie du domaine forestier, le parcours est devenu libre de fait (Gammar, 2010), etc. Une partie de ces pratiques de réconciliation entre les paysans et les forêts sont en décalage par rapport à la réglementation, qui est restée rigide et en retard par rapport à ce modus vivendi résultat des interactions entre les riverains, les autorités et l’encadrement forestier.
19Ce décalage entre la réglementation forestière sévère et les pratiques souples des autorités forestières ne met pas fin au conflit autour des terres forestières, puisque les interventions des riverains sont placées dans l’informel voir même dans l’illégalité plus ou moins tolérée. Cette situation montre que l’État et l’Administration forestière sont restés fidèles aux origines coloniales de la conservation forestière qui ne conçoivent pas un rôle actif aux populations riveraines dans la gestion forestière (Gardin, 2004 et 2016).
20Il faut attendre l’année 2019 pour voir le Ministère de l’Agriculture initier des contrats avec des paysans riverains qui leurs donnent des responsabilités dans l’exploitation et la conservation forestière (Projet de gestion intégrée des paysages forestiers dans les régions les moins développées du Nord-Ouest et du Centre). En cas de réussite et de généralisation ces contrats constitueront un virage radical dans la politique forestière. Le lancement de ces contrats répond aux revendications de la révolution de 2010/11 qui exigent un meilleur accès des populations aux ressources naturelles aux échelles locales et régionales. Il profite aussi de l’impact des dynamiques rurales récentes sur les caractéristiques démographiques et socioéconomiques de la petite paysannerie des régions montagneuses et forestières.
21Avec les décades, les effets cumulés de dynamiques lentes variées remodèlent profondément les caractéristiques des campagnes et des paysans en contact avec l’espace forestier. Si les dynamiques caractéristiques du 20e siècle sont bien analysées dans des travaux de synthèse déjà évoqués, les dynamiques paysannes les plus récentes ne peuvent être abordées dans cet article qu’à partir d’exemples étudiés et de travaux en cours, avec une place privilégiée aux exemples issus de la Dorsale centrale, que nous avons suivis personnellement et qui font l’objet d’un ouvrage collectif sous-presse, préparé dans le cadre du projet de recherche MedInnLocal.
22Les deux derniers recensements de la population (2004 et 2014) indiquent dans le Nord ouest de la Tunisie et depuis la fin du 20e siècle une tendance à la baisse générale de la population, qui n’épargne que les chefs-lieux des gouvernorats et quelques petits centres assez dynamiques (Tableau 1).
Tableau 1. Évolution de la population des quelques délégations du gouvernorat de Siliana d’un recensement à l’autre. (Les noms des délégations de la Dorsale centrale sont en italique. Les chiffres indiquant une baisse des effectifs sont en gras)
Délégation
|
1975
|
1984
|
1994
|
2004
|
2014
|
Siliana N
|
40385
|
48622
|
31764
|
26102
|
28907
|
Siliana S
|
25370
|
29286
|
30233
|
Makthar
|
39504
|
29067
|
32500
|
31139
|
29052
|
Kessra
|
16909
|
18788
|
17763
|
16404
|
Robaa
|
14307
|
14755
|
15899
|
13823
|
12482
|
Sources : les données des Recensements de 1975,1984, 1994, 2004 et 2014,
23Cette baisse de la population est plus ancienne dans les campagnes et se remarque dès le recensement de 1995. Il devient difficile d’évoquer encore un contexte d’aggravation générale du surpeuplement des campagnes dans les régions montagneuses et forestières de la Tunisie du Nord (Auclair, 2006). Alors que certains secteurs conservent encore une croissance démographique lente, d’autres, de plus en plus nombreux, ont une population qui stagne ou diminue fortement. Pour certaines unités administratives de la Dorsale centrale, les densités rurales sont rapidement tombées aux valeurs notées vers 1921, d’avant l’explosion démographique, réalisant un véritable rééquilibrage des densités rurales (Sidi Hmada, Ain Boussaadia, Sfina).
24Cette évolution est le résultat d’une combinaison entre la baisse précoce de la fécondité qui caractérise le nord-ouest tunisien (Sethom, 1987b) et un exode rural intense en faveur des grandes villes de l’est du pays et des principaux centres administratifs régionaux comme les petites villes de Siliana, Bargou, Oueslatia et Makthar de la Dorsale centrale. Les départs touchaient pratiquement tous les jeunes instruits qui trouvaient automatiquement des emplois stables en ville.
25Toutefois, ces départs des jeunes instruits sont depuis environ trois décades contrariés par la montée du chômage des diplômés dans le pays. Sans rompre totalement avec la ville, une partie des diplômés après des études et des expériences professionnelles en ville n’aboutissant plus à des emplois urbains stables, retournent dans les campagnes et dans les petites villes intérieures.
26La diversification et la consolidation des rapports entre les campagnes des régions montagneuses et forestières et les grandes villes sont facilitées maintenant par la densification du réseau routier, la diffusion de la scolarisation et la constitution d’importantes diasporas urbaines issues de près d’un siècle d’émigration massive des ruraux.
27Des exemples remarquables révèlent que dans les régions montagneuses et forestières du Nord, des réseaux familiaux largement diffusés dans les villes et à l’étranger développent des activités variées et des solidarités qui contribuent à l’entretien des exploitations et des patrimoines hérités et attirent des investissements. À Sodga (délégation de Bargou), l’intensification des exploitations par l’irrigation à partir des forages publics s’appuie sur les revenus issus de la pluriactivité et de la diaspora et implique des émigrants selon différentes formes d’associations familiales. À Sidi Hmada (délégation de Siliana sud), petite localité de la Dorsale centrale, les membres de la diaspora, essentiellement des fonctionnaires actifs ou à la retraite, reviennent chaque été pour de long séjours de villégiature et investissent dans des résidences secondaires (Gammar et al., 2019). À Dhibet (délégation d’El-Ala) situé entre Kessra et Kairouan, les habitants locaux s’appuient sur des parents installés dans les villes pour se spécialiser dans la collecte et la revente des vêtements usagés et de la ferraille (Dhehbi 2019).
28Les mobilités qui animent les campagnes montagneuses et forestières sont en partie générées par les villes. C’est le cas des mouvements de retours des membres de la diaspora à leur pays d’origine pour la détente ou la retraite. C’est le cas aussi du tourisme intérieur à partir des grandes villes, dont les populations demandent aux montagnes et aux forêts des espaces pour satisfaire leur désir de détente et de rencontre avec la nature et les origines rurales. Cette fréquentation met en valeur des lieux touristiques qui attirent les investissements (Ain Boussaadia, Kessra, Douga) et finit par orienter quelques ruraux vers l’activité touristique (Gammar et al., 2019).
29Ces relations facilitées avec la ville font qu’une proportion importante des ruraux est passée par des séjours en ville pour les études et pour divers emplois et pratiquent une mobilité spatiale et professionnelle en relation continue avec la ville. Dans plusieurs cas l’agriculture n’est plus la première source de revenus. Elle est devancée par les emplois administratifs et les ressources issus de la ville comme on le note dans le tableau 2 pour les trois Imadas (unités administratives locales) : Ain Boussaadia, Sidi Hmada et Dhibet.
Tableau 2. Première source du revenu des chefs de ménages de trois Imadas rurales de la Dorsale centrale (en %)
Activités Imada
|
Ain Boussaadia
|
Sidi Hmada
|
Dhibet
|
activités agricoles
|
29
|
4
|
9
|
ouvriers temporaires
(forêt, bâtiment, agriculture)
|
20
|
30
|
23
|
employé dans l’administration
|
44
|
51
|
6
|
commerce et autres services
|
7
|
15
|
62
|
Total
|
100
|
100
|
100
|
Sources : Swaihi 2016, Gammar et al. 2018, Dhehbi 2018.
30À Soughas sur le flanc ouest de la Dorsale centrale, les paysans encore attachés au pastoralisme, s’adonnent à de nouvelles activités comme l’engraissement des animaux, l’apiculture et les activités non agricoles qui deviennent dans la majorité des douars la première source de revenus (Abdallah, 2015).
31On ne retrouve plus les masses paysannes sans instruction que Fremont (1969) a remarquées dans les villages et les douars, s’adonnant à une agriculture vivrière pauvre, souffrant d’un sous-emploi important et résignées à l’exode ou à attendre leur tour pour travailler quelques jours dans les chantiers de lutte contre le chômage. À leur place émerge une population instruite, très mobile, suivant des trajectoires qui placent les individus à cheval entre la ville et la campagne et entre la ruralité et l’urbanité.
32Une modification des conditions de vie accompagne cette évolution des caractéristiques des populations rurales. Les gourbis ont disparus remplacés progressivement par des constructions en béton armée et en briques. Les équipements domestiques même imparfaits, dispensent les occupants de plus en plus de la corvée de l’eau et de l’utilisation du bois énergie et du bois de construction. La monétarisation très avancée de la vie quotidienne a libéré l’exploitation des nécessités de l’autoconsommation dont la pratique régulière de la céréaliculture. Profitant des aides de divers organismes et petits projets de développement, la petite exploitation étend ses plantations oléicoles, introduit la petite irrigation et l’élevage d’engraissement.
33Ce sont là des mutations réalisées progressivement dans les genres de vie et les systèmes de culture et qui réduisent le recours des paysans à l’espace forestier pour rechercher de nouvelles terres de culture et satisfaire des besoins vitaux (bois-énergie). Combinée avec les aménagements entrepris par l’administration forestière, la baisse de la pression sur les espaces forestiers liée à ces transformations dans la vie des paysans explique les nombreux cas de ralentissement du recul du couvert végétal et de réussite de la conservation et la restauration des formations forestières que plusieurs études diachroniques mettent en valeur (Gammar et Ben Rhouma, 2010 ; Swayhi, 2016). Les rapports de la petite exploitation à l’espace forestier évoluent aussi dans le même sens du fait du dynamisme renouvelé des filières agro-forestières à vocation paysannes.
34Parmi les filières qui conservent une certaine vocation paysanne, car encore peu attractives pour l’agriculture productiviste conventionnelle, nous évoquerons rapidement les exemples de la culture du figuier et les activités agro-sylvo-pastorales, comme l’élevage pastoral, l’apiculture et l’exploitation des produits forestiers non ligneux à l’instar des graines du pin d’Alep.
35La culture du figuier, des plus rentables sur le marché des fruits frais et secs, nécessite une main d’œuvre nombreuse pour la cueillette et le séchage quotidien des fruits. Les structures d’encadrement de l’agriculture moderne ne proposent pour cette culture, ni variétés sélectionnées et améliorées, ni procédures de mécanisation, de traitement et de fertilisation. C’est une culture abandonnée pratiquement à l’agriculture d’inspiration traditionnelle de la petite exploitation. C’est la diffusion de la petite hydraulique qui a été à l’origine d’un renouveau des foyers traditionnels de cette culture dans le nord-ouest du pays. À Kessra dans la Dorsale centrale, de nouvelles plantations sont créées en utilisant les ressources en eau dégagées par plusieurs barrages collinaires réalisés après 1980. À Jebba sur le versant nord de Jebel Goraa, le renouveau spectaculaire de la culture du figuier profite de l’aménagement après l’an 2000 des captages des sources et des séguia de distribution de l’eau vers les plantations (Abaza, 2019 ; Gammar et al., 2019). Dans les deux cas, les paysans locaux ont su aussi trouver sur place les variétés et les techniques adaptées au climat et à l’irrégularité des ressources en eau et ils ont développé un système de commercialisation vers le marché de Tunis. Profitant de l’aide de diverses organisations pour le développement local, les paysans de Jebba ont adopté un label de certification de l’origine géographique qui renforce leur position sur le marché.
36L’élevage pastoral se maintient malgré des épisodes de forte hostilité de la part de l’administration forestière et malgré le développement des formes de l’élevage moderne. Cette activité pastorale spécifiquement paysanne profite de l’importante part informelle dans le commerce des viandes rouges, qui échappe au contrôle des grands intervenants et qui est destinée à la satisfaction des besoins locaux de la population et à produire le mouton de l’Aïd el-Kebir fête musulmane du sacrifice. La vivacité de cet élevage pastoral repose aussi sur les adaptations opérées par les paysans-éleveurs. Profitant de l’introduction de la complémentation basée sur des produits subventionnés, les petits éleveurs associent au sein des mêmes secteurs, et de plus en plus, l’élevage pastoral à l’engraissement à l’étable, s’assurant ainsi une meilleure part de la plus-value de l’activité (Abdallah, 2007). La mobilité des troupeaux diminue et la pression pastorale, qui reste forte autour des foyers d’habitat, tend à épargner les versants éloignés et les aires forestières classées où on assiste à une reprise forestière claire (Abdallah, 2007).
37L’apiculture paysanne complètement ruinée au milieu du 20e siècle, renait après 1980 avec l’aide de l’État et d’organismes de développement. Elle adopte les ruchers en bois et intéresse deux catégories de producteurs. D’une part, des paysans traditionnellement orientés vers la production du miel, dont des communautés forestières comme le douar d’Ouled Zouabi ou les paysans de la vallée du Bargou dans la Dorsale centrale et d’autre part des jeunes diplômés qui s’initient à l’apiculture et développent leurs ruchers parallèlement à d’autres activités professionnelles en ville, avant de se consacrer dans plusieurs cas entièrement à l’apiculture (Abdallah, 2016 ; Ben Haj Jilani, 2008 ; Hammouda, 2013). La commercialisation de la production se fait majoritairement directement au consommateur selon des réseaux relationnels et passe souvent par la diaspora dans les villes. Les conditions actuelles du marché national du miel favorisent l’expansion de l’apiculture et mettent les petits paysans producteurs à l’abri de la concurrence des grands producteurs et des importateurs (Khémiri 2006). L’affirmation de la qualité et de la spécificité des miels issus des parcours forestiers, qui reste actuellement très sommaire, constitue une autre perspective de protection de l’apiculture paysanne.
38Les exemples de développement de la cueillette des produits non ligneux par les paysans sont nombreux et variés et portent sur les caroubes, les fruits du lentisque, le romarin, les câpres, les champignons, les chardons, les escargots, les pignes, etc. La filière de la cueillette et la commercialisation des graines du pin d’Alep, appelées « zgougou» et utilisées dans la pâtisserie traditionnelle préparée à l’occasion de la fête du « Mouled» de commémoration de la naissance du prophète Mohammed, s’est construite tout au long de la deuxième moitié du 20e siècle grâce à la demande en progression dans les villes, à l’intervention de l’administration forestière dans la protection et l’extension des pinèdes et grâce à la spécialisation de petits groupes paysans de la Dorsale centrale dans cette activité. Empiriquement et entièrement dans le cadre de l’économie traditionnelle, ces paysans ont sélectionné les techniques adaptées à la cueillette des cônes de pin d’Alep et à l’extraction des graines et ils ont crée entre eux des rapports de production leur permettant d’accéder aux parcelles forestières mises en enchères par l’administration forestière et de faire face au genre de vie que cette activité leur impose, notamment par les déplacements et les séjours prolongés en hiver dans divers massif forestier du pays. C’est un cas sans équivalent où une activité de cueillette sylvicole devient la principale activité d’une communauté rurale, se traduit par un genre de vie particulier et dont le développement peut servir de base à l’aménagement et la conservation des pinèdes de pin d’Alep (Ayari 2019).
39Les dynamiques rurales les plus récentes qui font émerger la paysannerie du 21e siècle ont un impact déterminant sur la réussite de l’aménagement forestier et la conservation du couvert végétal. La diminution des densités rurales dans les régions montagneuses et forestières et l’amélioration des revenus de la petite exploitation liée à la pluriactivité et au développement de filières spécifiques doivent contribuer à alléger la pression paysanne sur les terres forestières. Ces filières paysannes impliquent aussi des rapports nouveaux entre l’activité des paysans et les espaces forestiers. C’est une perspective qui doit aider à sortir du conflit autour des terres forestières, ce conflit considéré avec la pression démographique comme un facteur majeur de la dégradation du couvert végétal par les paysans riverains. La recrudescence des incendies de forêts après la révolution de 2010/11 rappelle d’ailleurs que ce confit autour des terres forestières reste vivace et épisodiquement générateur de dégradations et de défrichements importants. Ceci souligne l’urgence d’agir pour la consolidation, la structuration et la protection des filières économiques paysannes et la révision des politiques forestières dans le sens de la reconnaissance des objectifs paysans et leur intégration à la base de la conception de l’aménagement forestier.