1Le patrimoine lentique français est et reste encore aujourd’hui mal identifié et surtout mal quantifié. Cette mauvaise connaissance est la conséquence des difficultés à qualifier ce patrimoine qui est particulièrement complexe et diversifié d’autant plus que ce dernier est en transition. Il est globalement peu ou mal inventorié comme le souligne P. Bartout dans ses travaux destinés à affiner un panorama des « pays d’étangs » à l’échelle nationale (2015a et 2015b). La difficulté d’établir cet inventaire illustre la complexité de la notion d’étangs et par extension de pays d’étangs. Par cette dénomination, il faut comprendre des territoires où les étangs constituaient, voire constituent encore aujourd’hui un des faciès paysagers et un terroir remarquable de l’espace rural, voire périurbain (Mathis et Mathis, 2016). Les étangs étaient et sont encore des marqueurs paysagers qui soulignent ce terroir particulier dédié anciennement à une fonction le plus généralement piscicole, aujourd’hui reconverti au sein d’un assolement récréatif. C’est autour de ces milieux artificiels que se nouent des liens étroits entre une société et des pratiques, des usages, ainsi qu’une gestion de l’eau. Ils constituent à ce titre un patrimoine territorial collectif. Ces liens sont à l’origine de la construction des pays d’étangs que ces derniers soient anciens ou contemporains. Comme l’a souligné P. Bartout (2015a), les pays d’étangs sont très inégalement répartis à échelle nationale.

2Retenir l’idée d’un patrimoine concernant les étangs revient à considérer au plus près de la définition de patrimoine, c’est-à-dire : « ce qui vient de nos pères », c’est-à-dire un héritage, inscrit dans le temps et l’histoire des communautés rurales établissant un lien avec l’étang. Ce lien n’inclut aucun jugement de valeurs, il n’est d’ailleurs pas univoque. La communauté rurale peut soit tirer profit de cet héritage en établissant un lien spatial et sociétal solide autour de l’étang, soit inversement, considérer que l’étang est un perturbateur et une contrainte pour une société rurale et agricole. Dans les deux cas, se révèle une empreinte spatiale et sociétale de l’étang, dont P. Bartout, L. Touchart (2016) ont souligné la pertinence et montré qu’elle constitue un indicateur probablement plus en accord que la notion de limnicité ou de stagnucité. M. Meybeck (1995a et 1995b), comme l’ont rappelé P. Bartout et L. Touchart (2013), a introduit en France le terme de « limnicité », cette notion mesure la place surfacique prise par les plans d’eau. Concernant les surfaces en eau des étangs, nous pourrons retenir également le terme de stagnucité. Cependant, cette notion qui vise à quantifier les surfaces en eau, ne tient pas compte du nombre d’étangs, mais seulement de la surface en eau. Elle ne fournit qu’une indication partielle des paysages d’eau d’un territoire. Ce faciès paysager ponctué d’étangs peut s’organiser soit autour de grands plans d’eau de plusieurs centaines d’hectares, ce que D. et A. Mathis (2016) ont qualifié de lacs-étangs pour la Lorraine, soit autour d’une multitude de petits étangs comme pour les 1000 Étangs, la Brenne ou la Dombes. Il s’agit là de deux faciès paysagers totalement différents que la notion de limnicité ne permet pas réellement de différencier. Elle peut être considérée comme insuffisante pour identifier le patrimoine lentique national et caractériser les Pays d’étangs. Aussi, le concept d’anthroposystème limnique serait sans doute plus adapté pour répondre à ce problème.

3Evaluer les trajectoires et les dynamiques limniques des pays d’étangs en France ne peut se faire que par une approche géohistorique (Chiffre et Mathis, 2013 ; Mathis et Mathis, 2016). Cette dernière permet d’observer et d’analyser les cycles et transitions qui s’opèrent au sein des territoires et de comprendre :

• les origines souvent complexes des étangs, la spécialisation des territoires et la formation des pays d’étangs,

• les évolutions spatio-temporelles qui s’opèrent depuis le déclin de la carpiculture commerciale,

• leurs trajectoires actuelles.

4Cette présentation à l’échelle nationale des trajectoires des pays d’étangs doit permettre d’analyser, de comparer et de caractériser les spécificités du patrimoine lentique du territoire des 1000 Étangs dans les Vosges Saônoises ou Vosges du Sud en soulignant tout à la fois les dynamiques convergentes des anciens pays d’étangs ainsi que les spécificités de ces territoires.

I.- Qu’est-ce qu’un pays d’étangs ?

A.- Un terroir, un territoire

5Aujourd’hui, dans une « France de 250 000 étangs » (Bartout, 2015a), où se réaffirment et se recomposent les identités territoriales et paysagères, les étangs constituent des marqueurs paysagers forts. Anciens terroirs intégrés historiquement au sein de géosystèmes « pionniers » et destiné à gérer l’abondance d’eau, ils illustraient par la maîtrise et les usages hydrauliques qui ont pu être développés, la cohérence fonctionnelle d’une communauté territoriale. Cette capacité de domestication d’un milieu qualifié de répulsif, de gestion et de mise en valeur de la ressource en eau est une œuvre collective d’une communauté qui a construit et aménagé son territoire.

6Les étangs s’inscrivent le plus souvent au cœur d’un système agraire. Ce dernier se construit par une mise en valeur homogène établie sur la gestion et l’exploitation de la ressource en eau ainsi que des productions qui peuvent en découler. Il s’agit donc d’un terroir d’étangs, c’est-à-dire un territoire ou un fragment de territoire structuré par une aquaculture continentale plus ou moins intensive. C’est donc une des raisons premières de la mise en eau des étangs, de leur exploitation par une communauté agraire qui de manière individuelle et/ou collective apprivoise un milieu hydromorphe pour en faire un territoire productif. L’équilibre des étangs repose sur la fonctionnalité de ces derniers, un étang qui n’est plus pêché ni vidangé, est condamné à se combler et disparaître. D’une certaine façon, l’étang s’inscrit dans un système d’assolement ou alterne mise en eau et assecs culturaux. Pour toutes ces raisons, il faut considérer les étangs comme un terroir particulier dans l’organisation des finages. L’organisation des étangs établis au fil de l’eau ou en dérivation, le plus souvent en chapelet ou en cascade le long de petits cours d’eau sur les têtes de bassin hydrographique forme une trame dense de retenues d’eau et constitue finalement un territoire d’eau. Par « territoire de l’eau », (Alexandre et Arrus, 2004), il faut considérer un territoire qui intègre une dimension culturelle propre à des pratiques et des représentations singulières. En cela, il s’agit d’un « paysage culturel » spécifique à un territoire d’eau. Par pays d’étangs, nous comprenons un territoire d’eau, marqué par une limnicité ou une stagnucité importante, mais surtout qui a construit une forte identité fondée sur des usages anciens (la pêche ainsi que dans certains cas la chasse). En cela un pays d’étangs présente un paysage naturel qui est également construit comme l’a souligné de manière globale X. Rochel (2016). C’est aussi un « un paysage culturel » comme l’ont fait ressortir R. Bénarrous (2009), G. Bédoucha (2011) pour la Brenne, V. Manceron (2006) pour la Dombes…

B.- À l’interface entre un paysage « naturel » et « culturel »

7Les étangs constituent des éléments paysagers identitaires d’un territoire, soit par leur taille, soit par leur nombre. En cela ils sont des marqueurs paysagers et des géosymboles du territoire limnique. À ce titre si les « vieux » pays d’étangs ont le plus souvent un toponyme dérivé des anciens « pagi », (Sologne, Brenne, Dombes, Saulnois). À partir du XIX^e siècle, les dénominations territoriales faisant références aux étangs se multiplient. Ces dernières renvoient à une lecture descriptive et paysagère plus qu’à un fonctionnement territorial spécifique comme l’a souligné D. Mathis pour le Pays des Étangs en Moselle (2014). Dans cette affirmation toponymique des pays d’étangs, le paysage des étangs a été mobilisé comme un élément descriptif du territoire qui par la suite est devenue un paysage identitaire. Il établit ainsi une logique d’un élément paysager informateur qui perdure encore jusqu’à nos jours, même s’il a perdu sa fonctionnalité première. En fait, cette affirmation toponymique est révélatrice de territoires ruraux en marge de territoires agraires qui au XIX^e et au XX^e siècle se modernisent et évoluent, la permanence des étangs constituent un élément pérenne voire de résilience à une modernisation du secteur agricole. En cela, le paysage stagnustre est aujourd’hui un paysage agraire fossile ou du moins en voie de fossilisation. Cependant comme tout espace marginalisé, ce dernier en raison de l’affaiblissement des structures systémiques offre également des opportunités qui constituent finalement de nouvelles ressources territoriales. Les étangs constituent ainsi un paysage ressource pour des projets territoriaux qui visent à une conversion vers de nouveaux usages notamment touristiques et de loisirs. Il s’agit d’un nouvel assolement récréatif (Le Caro, 2012). La valorisation des paysages étangs s’accompagne de production pédagogique et patrimoniale qu’il s’agisse d’un patrimoine naturel ou culturel. Les deux pouvant d’ailleurs être associés. Ainsi, les pays d’étangs et leurs paysages constituent aujourd’hui une ressource et une opportunité pour des formes de renaissance rurale et de projets territoriaux comme l’ont souligné St. De Carrara et Y.-F. Le Lay (2015) pour la Dombes dans l’Ain, D. Mathis (2014 et 2016a) pour le Pays des Étangs en Lorraine ou le Plateau des 1000 Étangs. Comme le souligne D. Requier-Desjardins (2009), « le patrimoine apparaît bien comme le produit d'une démarche de construction de ressources dans une perspective de valorisation. ».

8Cependant comme l’ont souligné S. Rode et M. Gralepois, (2019), la question de l’eau est devenue un atout au service des territoires. Elle est soit valorisée, soit instrumentalisée au sein de multiples politiques territoriales. Cette question de l’eau est ainsi au cœur des politiques de nombreux parcs naturels qui valorisent un paysage hérité d’étangs en élaborant et en construisant une politique autour de ce dernier (Chiffre et Mathis, 2015). Valorisée, elle s’inscrit dans un temps long, un récit qui permet d’asseoir le plus souvent une politique de projets territoriaux. En revanche l’eau est instrumentalisé notamment d’un point de vue environnemental. Elle est le support d’une politique de protection entrainant un empilement de labellisation (Mathis, 2017a). Cependant les parcs naturels régionaux se sont rapidement appuyés sur les paysages d’étangs pour élaborer des démarches et projets territoriaux avec l’idée d’une valorisation. Ils ont fondé ces derniers sur la patrimonialisation, valorisant un paysage culturel (gastronomie, mode de vie, événementiel…), un paysage « naturel » (milieu, faune, flore…) ou une approche hybride.

9Le paysage des étangs est mobilisé comme support pédagogique et informatif ainsi que comme un « produit » de consommation touristique. Il faut considérer que le paysage des étangs est alors un paysage ressource. L’étang a été mobilisé par les parcs naturels régionaux comme un support à leurs démarches de protection, de préservation voire de valorisation touristique (Chiffre et Mathis, 2015). Celle-ci est spécifique à chaque territoire et présente finalement des trajectoires multiples qui pouvaient aller de la mise « sous cloche » par empilement des périmètres de protections et de labellisation à des formes de renaissance rurale écotouristique. Dans ces cas le paysage ressource est destiné à être également un paysage « consommé ». Il faut comprendre que le paysage des étangs, n’est pas un paysage exceptionnel, c’est un paysage authentique, intemporel, invariant (Mathis, 2014), c’est finalement ce qui dans le cadre des pratiques habitantes des sociétés urbaines en fait un paysage convoité car il porte en lui une part de « nature construite » ou perçue comme telle. Le paysage des étangs est donc pluridimensionnel (fossile, pédagogiques, informatif, culturel…), il est également plurifonctionnel car lié à des systèmes de mise en valeur territoriaux.

II.- Les usages des étangs

A.- Une géohistoire peu connue des « pays d’étangs »

10L’histoire des Pays d’étangs relève plus du récit populaire que d’une histoire solidement étayée par les archives. Les origines sont d’ailleurs souvent confuses et peinent à être établies avec certitude. À l’échelle nationale, la question de l’origine et de l’histoire des étangs reste en grande partie à écrire.

• L’origine des pays d’étangs : une conquête agraire.

11Le processus de mise en eau est presque toujours lié à l’aménagement des territoires caractérisés par leur hydromorphie (marais, prairies humides, vallées inondables, zones de tourbières…). La prise en compte de cette caractéristique du milieu s’organise par la domestication de l’eau suivant une gestion et une régulation de l’eau. Elle transforme des territoires qualifiés de répulsifs et marginaux souvent mis en valeur de manière extensive, en territoires de conquêtes agraires comparables à des fronts pionniers. Dans tous les cas, il s’agit d’une intensification du système agricole productif qui est structuré par un aménagement (fig.2). Assurer cette appropriation nécessite :

• un savoir-faire et une maîtrise technique de la gestion de l’eau, de la digue et des rythmes de l’étang,

• l’adoption d’un système d’aquaculture continentale,

• l’existence de marchés de consommation des produits de l’aquaculture,

• des maîtres d’ouvrage, qui décident d’une politique d’aménagement,

• ainsi que des maîtres d’œuvre capables de mobiliser une main d’œuvre et de planifier sur le terrain la gestion des usages de l’eau.

12Le récit fondateur des pays d’étangs renvoie généralement à l’action des établissements religieux et particulièrement des moines. Ces derniers pouvant être à la fois maître d’ouvrage et maître d’œuvre de ces mises en eau. En effet, par déduction, ils ont la capacité et le savoir-faire technique pour aménager ces territoires marginaux. L’action de grands seigneurs n’est pas à écarter dans ces politiques de mise en eau. Cependant, il est généralement difficile de dater la réalisation des aménagements des étangs, conséquence probable de la conquête pionnière et de l’action de maîtres d’œuvre qui sont d’abord des « techniciens ». Ils mettent en œuvre une politique d’aménagement décidée par un maître d’ouvrage -probablement « lointain » - qui n’attend finalement qu’une mise en valeur territoriale et un retour sur son investissement.

13Bien que des modèles d’aquaculture liés à une faune autochtone soit possible, comme cela a été souligné en Brenne l’aquaculture des étangs se développe alors dans un contexte d’introduction de la carpiculture, Les travaux de R., Bénarrous et M-C Marinval (2006) soulignent les étapes de l’introduction de la carpe en occident. La diffusion de ce poisson est très certainement un des facteurs majeurs dans le processus de mise en eau des étangs. Ainsi, il faut considérer que la construction des grands terroirs d’étangs et des plus anciens territoires lentiques débute aux XI^e-XII^e siècles. Cependant, ce processus n’est pas linéaire et connaît des phases de remises en cause soit par assèchement soit par abandon des étangs. Il faut suivant l’exemple lorrain considérer qu’il atteint son apogée aux XV^e-XVI^e siècles autour des grands « lacs étangs » (Mathis D et Mathis A, 2016) construisant alors un territoire halieutique (fig. 3).

14Les pays d’étangs ne sont qu’un fragment d’un territoire halieutique. Le déclin de la carpiculture commerciale a rompu les fonctionnalités territoriales.

15Cependant elle connaît également des phases de remise en cause à partir notamment des XVII^e-XVIII^e siècles. Le maintien en eau des étangs génère à terme des tensions concernant les usages de l’eau. De nombreuses plaintes entre propriétaires d’étangs et riverains se multiplient. Les protestations concernent les vidanges et les aménagements qui perturbent le bon débit des rivières. Les étangs sont régulièrement accusés d’être responsables des crues dévastatrices ou simplement des périodes de hautes eaux. Inversement, ils sont accusés également d’accentuer les étiages estivaux. À ces critiques liées aux fonctionnements de l’hydrosystème, il faut ajouter les tensions liées au mode d’exploitation par corvées qui permettent d’entretenir chaussées et moines, d’assurer le fascinage des berges et le transport du produit des pêches vers les marchés urbains et ses viviers.

16Au vu des tensions, il n’est pas étonnant qu’à la Révolution la question des étangs soit tranchée par le décret du 14 frimaire an II (Derex, 2001). Cette politique conduit au dessèchement et à la mise en culture des étangs de la Sologne, de la Bresse et de la Brenne (octobre 1793). La solution de l’asséchement des étangs n’est rendue possible que par l’obsolescence du système productif piscicole et par les conflits qu’il génère alors. Ce dernier est incapable de s’adapter à l’abandon des droits seigneuriaux, à la vente des biens nationaux, à la pression des communautés villageoises qui considèrent que les étangs sont responsables, des inondations et/ou des étiages. Cette politique d’effacement des étangs s’accompagne d’une démarche hygiéniste qui cherche à assainir ces territoires dont les populations sont considérées comme victime d’un milieu insalubre voire hostile. Pourtant cette phase d’asséchement n’est que transitoire, la vente des biens nationaux démantèle les domaines et conduit au maintien des étangs qui sont alors remis en eau en raison de l’essor de nouveaux usages de l’eau et du caractère multifonctionnel des étangs.

• L’eau des étangs pour intensifier l’agriculture et développer l’industrie

17Par leur gestion rationnelle de l’eau et ce malgré les critiques, les étangs peuvent associer à la pisciculture continentale, une fonction motrice soit pour le flottage du bois, soit pour des activités proto-industrielles (papeteries, scieries, martinets et forges…). Ce rôle ancien est souvent lui aussi pionnier et se trouve renforcé par l’essor de l’industrie au XIX^e siècle. La ressource en eau, anciennement mobilisée par les moulins, connaît une modernisation assurant le passage de la proto-industrie à l’industrie. Les sites de la proto-industrie sont réoccupés par de nouvelles activités, plus modernes, qui se redéployent sur les mêmes lieux profitant des aménagements antérieurs. L’aménagement des nouveaux étangs intègrent alors des canaux de dérivation, digues et barrages…

18Ces nouvelles fonctionnalités ont pour conséquences le déploiement territorial d’une nouvelle génération d’étangs qui enrichit le paysage d’eau. Si la grande pisciculture continentale connaît une lente érosion, en revanche la carpiculture extensive se modifie et individualise ses pratiques. Cette évolution est liée au rôle de plus en plus multifonctionnel des étangs. En effet, à l’origine les étangs permettaient de réguler l’hydromorphie par le drainage des terres les plus humides, la concentration des eaux dans les étangs et la production piscicole. Progressivement la ressource en eau trouve de nouveaux usages agricoles. Dans les vallées et plus particulièrement dans les zones de montagne, les étangs sont mobilisés pour la bonification des prairies de fauche par l’irrigation en fin d’hiver. En effet, les variations interannuelles de productions fourragères des prairies de fauches sont dues aux aléas climatiques (sécheresses, périodes froides de début de printemps). L’irrigation à partir des étangs-réservoirs permet de limiter l’impact de la variabilité climatique et donne aux terroirs de prairies et de pâtures une régularité de production et une relative abondance. La bonne gestion de la ressource en eau assure ainsi la bonification des praires et améliore les productions animales, particulièrement dans le cadre des élevages bovins. En effet, l’alimentation du cheptel dépendant exclusivement de la production herbagère et fourragère, l’aléa climatique obligeait à « décapitaliser » en réduisant son cheptel.

19La capacité de stockage des étangs permet d’assurer la fonction de réservoirs d’eau destinés pour la mise en mouvement des trains de planches ou de bûches et l’activité de flottage du bois (bûches ou planches), pour la régulation des réseaux de canaux, pour l’irrigation des fonds de vallée et l’inondation des vallées en matière de défense… La gestion des hautes et basses eaux des étangs induit désormais de nouvelles temporalités saisonnières et multiplient les conflits d’usage qui opposent souvent les populations des « sociétés des étangs » aux communautés rurales ou urbaines situées en aval des étangs. Ces dernières subissant la régulation de la ressource en eau et plus particulièrement les lâchers d’eau.

20Ces nouveaux usages qui se sont empilés au sein des pays d’étangs montre un socio-système solidement établi sur les complémentarités des activités. Cependant ces dernières forment un équilibre instable.

B.- Quelles trajectoires pour les anciens pays d’étangs ?

21Toutes ces fonctions font parties d’organisations territoriales et de systèmes agraires désormais plus ou moins obsolètes. La déprise agraire qui s’est opérée a permis de mettre en œuvre de nouvelles trajectoires pour les pays d’étangs. Cependant, les étangs sont des traces résilientes et fossiles des anciens systèmes agraires (fig. 4). Éléments identitaires des territoires ils sont également des marqueurs susceptibles d’entrer dans de nouveaux enjeux territoriaux. C’est la perception des étangs et du rôle que ces derniers peuvent jouer qui définit finalement les trajectoires. Ces dernières s’éclairent en fonction du rôle social et économique que les différents acteurs (propriétaires, Parcs Naturels, Agences de l’eau, ONF…) veulent attribuer aux étangs mais aussi de la manière dont ces derniers interprètent la fonction de l’étang au sein de l’écosystème et des interactions hommes-milieux. En effet, les pratiques de gestion de la nature « sauvage » selon le concept de wilderness ont amené à la mise sous cloche, avec l’empilement des mesures de protections, considérant les étangs comme un milieu naturel à protéger. Ainsi au sein d’espaces ruraux en transformation, les étangs en tant que milieux humides ont été perçus comme des espaces naturels et sauvages sous principe de dérèglement du fonctionnement des pêches. On a pu assister ponctuellement à des mises sous cloche avec un empilement des mesures de protections/labellisation. Cette approche d’une protection d’une « nature sauvage » est encore présente auprès d’acteurs associatifs, pédagogiques… Cependant à l’opposé, les étangs ont été jugés comme des agents perturbateurs qu’il fallait effacer. Cette vision duale ancienne est aujourd’hui revisitée dans la logique homme-milieux. Comme le précise M. Roué « ce ne sont pas des lieux sauvages qu’il faut préserver des humains mais au contraire les paysages que les sociétés historiques ont contribué à créer » (2014). Cependant même dans le cadre de cette démarche, les trajectoires de touristification des étangs sont vues comme perturbatrices d’un milieu stagnustre (Mathis, 2014).

22Ainsi globalement le rapport d’une société avec ses étangs est complexe. Les étangs ont été et restent encore considérés comme un élément perturbateur des écoulements et de la bonne gestion des cours d’eau. Dans les politiques de renaturation, il s’agit d’obtenir l’effacement de l’étang considéré comme une « nuisance anthropique » sur le milieu aquatique qui tend à devoir revenir « naturel ».

23Cette vision environnementale duale et opposée des étangs contraint à des démarches de protections ou d’effacements. Cependant les étangs sont également perçus comme des milieux au fort potentiel pour des activités de loisirs (pêches, activités nautiques...). Le développement d’un assolement récréatif et de loisirs sur les berges des étangs conduit également à des formes d’urbanisme plus ou moins illicites qui colonisent de façon désorganisés les berges.

24Le processus d’assolement récréatif peut être individuel et familiale, reposant sur la propriété ou la location de l’étang et de l’habitat qui s’est développé en périphérie de celui-ci. Il peut s’agir soit de maisons rurales traditionnelles réhabilités, soit d’une construction plus ou moins aux normes de l’urbanisme. Le processus de cabanisation des bords d’étangs apparu dès les années 1960 traduit une touristification spontanée qui a nécessité localement une remise en cause et une régulation (Mathis et Mathis, 2016 ; Mathis, 2017b). Cependant les formes plus organisées sont collectives, c’est-à-dire qu’elles reposent généralement sur la mise en valeur du patrimoine lentique par un acteur public ou privé qui viabilise et structure l’aménagement. La mise en œuvre de l’activité touristique et de loisirs peut être plus ou moins invasive au sein du paysage stagnustre. Elle peut s’inscrire dans une démarche de découvertes ou construire une base de loisirs avec quartiers résidentiels.

25La mise en valeur du territoire d’eau se manifeste par la résilience de l’activité piscicole dans une démarche résiliente de l’activité de pêches. Cette dernière, mise en scène et valorisée, se veut tout à la fois pédagogique, commerciale et culturelle. Cet événementiel autour des étangs participe au marketing destiné à promouvoir les projets territoriaux. Il s’organise lors de la vidange des étangs et autour du « spectacle » de la pêche tels que les Carpailles dans les 1000 Étangs (Mathis, 2016), « Grandes pêches » dans les grands domaines d’étangs en Lorraine (Mathis et Chiffre 2015). Ce temps de pêche est associé à la restauration soit sur place soit au sein d’itinéraire « Route des poissons », « Route de la carpe frite » dans le Sundgau (Woessner 2016). Les pays d’étangs ont su valoriser leur image en s’appuyant sur les parcs animaliers. Ainsi, à Villars-les-Dombes (Ain) ou à Fribourg-Rhodes (Moselle), les parcs animaliers constituent des activités majeures qui confortent l’activité touristique, ré-irrigant le territoire par leur forte notoriété.

26L’ensemble de ces trajectoires se mêle aujourd’hui et traduise finalement les enjeux autour des territoires d’eau.

III.- Quelles trajectoires pour les 1000 étangs ?

27Le plateau des 1000 Étangs fait partie des pays d’étangs de « moyennes montagnes » telles que les étangs de la Haute-Vienne (Ardillier-Carras F., 2009), du Bourbonnais du Morvan (Chiffre et Mathis, 2015) ou encore des Vosges du Nord… L’ambiance stagnustre du paysage est souvent uni à un important faciès forestier qui enferme aujourd’hui les étangs. Le couple paysager eau/étang-forêt est souvent associé à l’ambiance paysagère des « 1000 Lacs » finlandais.

28Le « récit » fondateur est lié à la carpiculture et à l’action des moines ne différant en rien des récits des autres pays d’étangs. Cependant malgré l’origine ancienne du territoire limnique, le pays des 1000 étangs ne se reconnaît et s’individualise comme telle que durant les années 1970. C’est d’abord le versant sud du massif vosgien. Il a été marqué par le déversement du glacier de la Moselle du modelé glaciaire qui couvre le plateau. C’est l’origine de nombreuses tourbières qui ponctuaient et ponctuent encore celui-ci (fig. 5).

29L’histoire locale fait référence aux moines des abbayes de Lure ou de Luxeuil voire à la seigneurie de Faucogney, ce qui est tout à fait de l’ordre des possibles comme nous l’avons vu précédemment pour les autres pays d’étangs. Et en tout cas, c’est un récit identitaire et fondateur pour ce territoire d’eau des 1000 Étangs (fig. 5).

30Comme souvent l’inventaire du nombre des étangs se révèle difficile, tout comme mesurer les variations des surfaces en eau. Cependant, c’est à partir du XIX^e siècle et du levé cadastral qu’il est possible de dresser un état de situation de la limnicité. Ainsi au cœur du plateau, D. Curtit (2020) a recensé 569 étangs dont la taille moyenne est de 71 ares. La surface totale en eau représente 0.4% du territoire. Sur le versant vers Luxeuil, Franchevelle et Lure, la taille moyenne des étangs atteint 1,2 hectares pour un total de 424 étangs. Nous retiendrons donc la partie haute du plateau comme « région cœur », centré sur les territoires des communes de Servance, Beulotte Saint-Laurent, Faucogney et la Mer, Esmoulières et Ternuay -Melay-et-Saint-Hilaire.

31Cette image de la limnicité/stagnucité n’est pas figée, elle évolue en fonction de phases de conquêtes, de mises en œuvre de systèmes productifs aquacoles ou industriels associés à un système agricole et aujourd’hui aux nouvelles pratiques habitantes autour des questions de loisirs et du tourisme. Si la fonction productrice des étangs est toujours présente sur le plateau, elle est devenue secondaire et marginale par rapport aux nouvelles fonctions récréatives et de loisirs. Cependant afin de comprendre les spécificités du stagno-système du plateau, il convient de faire une boucle rétrospective et de revenir à la période de l’optimum anthropique qui correspond au XIX^e siècle.

A.- Quels systèmes de production pour quels systèmes agraires au XIX^e siècle ?

32Dans le système agraire du plateau, l’étang trouve toute sa place dans l’organisation territoriale des exploitations agricoles. Il a permis de développer la carpiculture soit pour l’autoconsommation, soit d’alevinage, soit de commercialisation sur les marchés locaux ou régionaux. Cependant, il est difficile de cerner avec précision avant le XIX^e siècle les formes prises par cette aquaculture continentale. Le rythme des périodes d’avolage et d’assec est plus lent que dans le cas de l’agriculture d’étangs pratiquée en plaine. Ainsi, l’avolage peut durer de 3 à 6 ans. L’assec est parfois cultivé en millet, orge et en sarrasin. Cette culture assure un rendement complémentaire compensant l’absence du produit des pêches. Il est nécessaire à l’entretien de l’étangs.

34À l’échelle du territoire, durant le XIX^e siècle, la pression anthropique sur le plateau augmente avec la mise en pâture de nouvelles terres qu’accompagne la mise en eau de nouveaux étangs. Les deux phénomènes sont liés et reflètent l’intensification d’une agriculture de montagne (fig. 7). La main d’œuvre disponible est suffisamment nombreuse pour défricher, exploiter les tourbières, aménager des chaussées, creuser des « royes ». Elle s’accompagne d’une industrialisation de la vallée qui réclame des ressources alimentaires. C’est tout un système de complémentarités territoriales qui se met en place entre le plateau et les vallées industrielles (nourriture, mains d’œuvre, complémentarité salariale…). Le plateau conserve encore des densités humaines fortes car il intègre déjà des mouvements pendulaires des ouvriers-paysans. Ainsi pour les communes de Ternuay-Melay et Saint-Hilaire ou de Fresse, les hommes partaient travailler à la mine de Ronchamp. La complémentarité plateaux-vallées souligne également la fragilité d’un système agricole qui doit trouver des compléments de ressources dans les vallées industrielles (Breuchin, Rahin…). Cette complémentarité se retrouve également dans la gestion de la ressource en eau. Les vallées mobilisent celles du plateau à la fois pour l’énergie hydraulique mais aussi pour irriguer les prairies des fonds de vallées. Les pratiques habitantes soulignent finalement un hydro-socio-système.

35Le système productif du XIX^e siècle est pérenne en raison d’une forte complémentarité des terroirs et des usages à échelle de l’exploitation agricole, conforté par les solidarités entre le plateau et les vallées. Cependant, comme souvent dans les espaces de montagne cette équilibre est fragile et bascule souvent brutalement.

36Ce paysage actuel est un « patchwork » organisé autour d’un habitat dispersé de fermes, de parcellaires de petites tailles, d’étangs, de boisements spontanées et de plantations.

37Cependant le déclin de l’activité agricole, dans un contexte de crises et de modernisation du système agraire entraîne la mutation fonctionnelle des étangs. Le déclin de l’activité piscicole prolonge la mutation profonde de l’activité agricole et le déclin des anciennes pratiques (fin du XIX^e siècle-1950).

B.- Nouvelles pratiques habitantes et désordre de la nature

38Le désordre de la nature, conséquence du déclin agricole a entraîné dès les années 1950 une forte reprise forestière spontanée ou ordonnée le plus souvent par reboisements en épicéas (fig. 7 et 8). Cette phase s’accompagne d’asséchement des étangs. Ce que révèlent les chaussées crevées et fossilisées au sein de prairies et des forêts. Comme pour la plupart des pays d’étangs, le déclin agricole, la marginalisation du système agraire créé des opportunités. Les coûts du foncier relativement bas, les étangs nombreux sont mis en vente. De nouveaux acteurs locaux, régionaux, ou issus d’une grande région transfrontalière saisie cette opportunité, soit pour investir dans un terrain de loisirs avec étangs, soit pour créer un étang. L’acquisition de résidences secondaires prolongent ainsi le processus de touristification. L’appropriation des étangs délaissés par l’agriculture et la pisciculture dans un contexte de déprise marque l’essor de nouvelles pratiques habitantes mais aussi d’un nouveau rapport hommes-milieux.

39La fermeture du paysage modifie l’ordonnancement et la perception des grands faciès. Désormais les étangs sont inscrits au sein des boisements, fractionnant du champ de vision et donne naissance à des micro-paysages de clairières d’eau. Les étangs forment des îlots au sein du massif forestier en reconquête, renforçant la similarité paysagère avec les « 1000 lacs finlandais » et le surnom de « Petite Finlande ».

40Pour les 1000 étangs, le phénomène touristique est individuel. Il donne naissance à la fois à une nouvelle génération d’étangs dont certains sont adultérins. C’est-à-dire qu’ils ont été construits hors de toutes règles de déclarations. Plus paradoxalement le plateau a observé une densification du maillage d’étangs avec la mise en eau « d’étangs adultérins ». Par cette expression, il faut comprendre des travaux de creusement et des mises en eau non déclarés d’étangs, qui par la suite n’ont pas fait l’objet de régularisation. Aujourd’hui, l’ancienneté de ces travaux, parfois 50 à 60 ans, les cessions multiples qui ont pu faire suite à la mise en eau confèrent à cette situation une relative stabilité voire une pérennité toute informelle. Ainsi, malgré la déprise et l’abandon de certains étangs à vocation piscicole, le nombre des étangs qui peuple le plateau est en augmentation. D’autre part, le processus de cabanisation des berges se met en place, d’abord par la sédentarisation de caravanes ou de petits mobil-homes. Puis après plusieurs années l’habitat se stabilise et devient pérenne. Les caravanes s’habillent de terrasses, d’abris en bois, voire sont remplacés par des chalets. Ce processus de consolidation des chalets de loisirs sur les berges des étangs pose la question de la normalisation/régularisation de telles implantations qui se sont effectuées le plus souvent hors des règles d’urbanisme.

41Ce processus commun à l’ensemble des pays d’étangs a permis le maintien en eau de nombreux étangs devenus inutiles d’un point de vue productif. De cette façon, ils conservent une fonction et ainsi assure la préservation des étangs et leur pérennité au sein du paysage, ce qui traduit une forme de résilience qui devient un élément identitaire d’un territoire agricole fragile de moyenne montagne. La perte d’une fonction productive transforme le système agraire en un socio-écosystème. Malgré l’abandon des pratiques agricoles et l’asséchement des étangs, le plateau totalise désormais plus de 1300 étangs, soit un tiers des étangs de Haute-Saône. La surface médiane cumulée par propriétaire est d’environ 51 ares. La limnicité correspond progressivement aux nouveaux usages touristiques et de loisirs.

42La fonction productrice des étangs reste toujours présente sur le plateau, notamment par les « carpailles », elle est devenue très secondaire voire marginale par rapport aux nouvelles fonctions récréatives et de loisirs qui ont reconquis les lieux. Cependant ces dernières se sont déployés de manière opportuniste en relation avec le redéploiement de la nature. C’est elle qui favorise la conversion du plateau vers une transition des usages mais aussi des perceptions. En effet, la question des trajectoires des étangs est le reflet d’une société qui hésite actuellement entre le « désir de nature et peur de l'abandon » (Germaine M-A., et al., 2019).

43Faut-il revenir à un état premier, celui des tourbières, poursuivant et accompagnant le processus de déclin agraire, la déprise humaine sur le plateau. L’ensauvagement « guidé » par les travaux de renaturation et de bonne gestion environnementale doit permettre de retrouver un état premier ou pristine du paysage et du milieu. Cette vision est très forte dans la gouvernance de certaines zones humides. Cependant à partir de l’appropriation touristique et des nouvelles pratiques habitantes fondées sur la perception du paysage que le marketing territorial cherche à construire une démarche de labellisation.

Conclusion

44Aujourd’hui le pays des 1000 Étangs est un territoire rural de montagne qui cherche à valoriser collectivement son héritage stagnustre. Comme tout héritage, ce dernier peut être refusé, laissé en jachère, accepté, valorisé et conforté. Après un temps de fragilisation qui s’est traduit par l’effacement ou la mise en jachère d’un certain nombre d’étangs ; la marginalisation liée à la déprise agraire a permis l’insertion des mêmes étangs ou de nouveaux étangs au sein d’un cycle d’assolements récréatifs. Ce cycle pose la question des formes d’aménagement de ces étangs de loisirs ainsi que la gestion de l’eau de ces étangs (vidange, régularisation, qualité de l’eau…).