• 1 R. Koselleck, « Geschichte, Recht und Gerechtigkeit », in Zeitschichten, Studien zur Historik, Fran (...)

1Si Reinhart Koselleck considérait que l’historien est, selon sa propre expression, un véritable « être omnivore », un domaine occupait cependant, parmi tous les autres, une place de choix : celui du droit, ou plus précisément la question de ce qui est de droit, qu’aucun jugement historique ne saurait ignorer1.

• 2 Cf. surtout A. Dirk Moses, « The Forty-Fivers : A generation between Fascism and Democracy », in Ge (...)
• 3 Cf. Reinhard Mehring, Carl Schmitt. Aufstieg und Fall, Munich, Verlag C. H. Beck, 2009, p. 510. Sur (...)
• 4 R. Koselleck, Kritik und Krise. Ein Beitrag zur Pathogenese der bürgerlichen Welt [Critique et cris (...)
• 5 Cf. Stefan Ludwig Hoffmann, « Koselleck, Arendt, and the anthropology of historical experience », i (...)

2Ce choix s’explique en partie par une formation tardive, où le droit joua un rôle important. Mais plus importante encore était sans aucun doute l’expérience de la guerre et de la reconstruction de la société ouest-allemande au cours des années 50, qui avaient marqué toute une génération2. Koselleck a vécu cette période à Heidelberg en suivant les cours du publiciste Ernst Forsthoff, du sociologue Alfred Weber et des philosophes Hans-Georg Gadamer et Karl Löwith tout en subissant, comme ses camarades Hanno Kesting, Nicolaus Sombart et Dieter Groh, l’ascendant intellectuel d’un Carl Schmitt exilé à Plettenberg3. Une forte conscience de crise caractérisait alors les confrontations intellectuelles qui accompagnaient la consolidation de la jeune République fédérale d’Allemagne au cœur du conflit Est-Ouest. Koselleck en donnera un résumé succinct dans la préface de sa thèse de doctorat en 1959 qui, comme l’indique son sous-titre, ne se voulait rien moins qu’une « contribution à la pathogenèse du monde moderne »4. La résonance avec les travaux contemporains de Hannah Arendt, que Koselleck avait tenté à la même époque d’inviter pour un séminaire à Heidelberg, inscrit ce travail dans un contexte historique précis, marqué non seulement par la menace nucléaire, mais aussi par la transformation des rapports entre l’État et la société et, plus généralement, celle des règles de gouvernance5.

• 6 Voir surtout Lena Folyanti, Recht oder Gesetz. Juristische Identität und Autorität in den Naturrech (...)
• 7 Pour une analyse détaillée, voir Florian Meinel, Der Jurist in der industriellen Gesellschaft. Erns (...)
• 8 Cf. Mark E. Spicka, Selling the Economic Miracle : Economic Reconstruction and Politics in West Ger (...)
• 9 Cf. Helmuth Plessner, Das Schicksal des deutschen Geistes im Ausgang seiner bürgerlichen Epoche, Zü (...)
• 10 Voir à ce propos Florian Meinel, Der Jurist in der industriellen Gesellschaft. Ernst Forsthoff und (...)
• 11 Reinhart Koselleck, « Staat und Gesellschaft in Preußen, 1815-1848 », in Werner Conze (éd.), Staat (...)

3Dans le domaine du droit, cette situation trouvait son expression dans une opposition marquée entre un retour à un droit naturel ancré dans la tradition chrétienne et une réappréciation de l’historicité du droit étroitement liée à l’analyse du passé récent6. En République Fédérale, plusieurs centres de recherche se consacraient depuis le milieu des années 1950 à une réflexion sur les bouleversements de la société allemande dans une perspective interdisciplinaire, tels le Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte initié en 1957 à Heidelberg par l’historien Werner Conze ou l’Institut für Sozialforschung de Dortmund sous l’égide des sociologues Helmut Schelsky et Hans Freyer. À Heidelberg, Ernst Forsthoff avait, après avoir réintégré l’université en 1952, créé au milieu des années 50 avec le Ebracher Kreis un forum qui allait devenir pendant une vingtaine d’années un véritable centre de confrontation entre la génération d’après-guerre et celle qui avait connu et souvent activement participé au régime hitlérien7. L’esprit et l’étendue des débats qui animaient ces centres étaient inséparables des enjeux que représentait l’instauration d’un nouvel ordre social, représenté par le projet de société défendu par Ludwig Erhard et Alfred Müller-Armack, et dont les racines remontaient à la fin des années 1920 et 19408. À côté de ces tentatives pour mettre au jour les changements et continuités de la société allemande depuis plus d’un siècle, on trouvait également les thèses sur le deutscher Sonderweg, sa déviance par rapport à la norme européenne9. Reinhart Koselleck participait à ces débats en tant que jeune chercheur en s’engageant dans les travaux du Arbeitskreis für moderne Sozialgeschichte avec un projet sur l’histoire de la Prusse durant la période cruciale du Vormärz et en participant à la préparation d’une histoire générale de l’administration qu’Ernst Forsthoff avait lancée au milieu des années 1950 en pleine controverse sur la compatibilité entre les principes de l’État de droit et ceux du Sozialstaat naissant10. Le premier résultat pour Koselleck fut un long article analysant la réaction de la bureaucratie prussienne face au mouvement social de la première phase de l’industrialisation11. Les instruments juridiques de la réforme administrative et sociale, tout comme leur dynamique propre y occupaient une place centrale, une problématique que reprendra le projet de thèse d’habilitation dans lequel s’engagera Koselleck sous la direction de Werner Conze.

• 12 Cf. la préface à la deuxième édition de Preußen zwischen Reform und Revolution, Stuttgart, Klett, 1 (...)
• 13 Rudolf Vierhaus, « Laudatio auf Reinhart Koselleck », in Historische Zeitschrift 251, 1990, p. 529- (...)

4Son titre Preußen zwischen Reform und Revolution. Allgemeines Landrecht, Verwaltung und soziale Bewegung von 1791 bis 1848, tel qu’il sera définitivement retenu, annonçait d’entrée de jeu ce qui formait l’approche heuristique d’une vaste enquête d’histoire sociale : l’utilisation du code général, voulu par Frédéric II et resté après 1791 un cadre normatif subsidiaire, comme véritable matrice révélatrice d’un processus de modernisation sur plus d’un demi-siècle. Ce sont en effet deux strates juridiques, celle du droit coutumier et celle du nouveau droit général imposé par le prince, dont les relations conflictuelles, concrétisées par l’intervention des différents acteurs politiques et sociaux constituent le véritable objet de l’enquête. Une première partie dresse ainsi la topographie des relations entre l’ancien et le nouveau droit, avant qu’elles puissent, dans une deuxième partie, être rapportées à des groupes d’acteurs spécifiques. C’est leur interaction de plus en plus contrainte par les effets irréversibles produits par leur mise en œuvre même, qui constitue la matière de cette histoire, dont la troisième et dernière partie cherche à dégager la dynamique temporelle12. Techniquement il s’agissait donc d’une histoire de l’action administrative qui progressivement s’élargissait – comme l’a noté Rudolf Vierhaus – à l’histoire intérieure d’un Etat, qui avec son organisation relativement moderne était entré dans la phase critique de la Révolution française et de l’expansion napoléonienne pour ensuite s’écrouler politiquement, puis tenter de se rétablir par une réforme d’en haut avant de trouver tardivement, sinon trop tard, le chemin d’une constitution répondant au passage irrésistible d’une société d’ordres à une société soumise aux lois du marché et de l’activité industrielle13.

• 14 Niklas Olsen insiste à juste titre sur ce point, History in the Plural, ouvr. cité, p. 132 et suiv.
• 15 R. Koselleck, « Geschichtliche Prognose in Lorenz von Steins Schrift zur preußischen Verfassung », (...)
• 16 Cf. Ernst-Wolfgang Böckenförde, « Lorenz von Stein als Theoretiker der Bewegung von Staat und Gesel (...)
• 17 Sur Böckenförde, voire Jochen Hoock, « Le métier de juriste entre règle de droit et expérience de l (...)
• 18 Heller, Staatslehre, Leiden, 1934, p. 250 : « Toute constitution politique doit être comprise comme (...)
• 19 Cf. Viktor Winkler, « Moderne als Krise, Krise als Modernisierung : Franz Wieacker und die Besinnun (...)
• 20 Reinhart Koselleck, « Geschichte, Recht und Gerechtigkeit » (1987), in Zeitschichten, Studien zur H (...)

5L’attrait du projet était inséparable des controverses que soulevaient les nombreux plans de réformes que connaissait alors la société ouest-allemande et qui s’étendait du domaine économique et social à celui de la réforme universitaire et du système éducatif dans son ensemble14. C’est dans ce contexte que le constat pessimiste de l’aporie à laquelle avaient mené les réformes prussiennes prenait en effet une signification particulière, ce que souligne en 1965 l’article de Koselleck sur « Le pronostic historique dans l’ouvrage de Lorenz von Stein sur la Constitution prussienne ». Dans ce texte Koselleck relève le fait que « la subordination de tout droit public et social aux mouvement sociaux » était pour Stein si fondamentale qu’il allait même jusqu’à affirmer qu’en apporter la preuve était « le but suprême de toute historiographie authentique »15. Koselleck rejoignait ici le jugement du constitutionaliste et historien Ernst-Wolfgang Böckenförde, avec qui il avait organisé quelques années plus tôt un séminaire commun sur le Code Général Prussien et dont l’analyse concordante de l’œuvre de Lorenz von Stein en tant que théoricien du mouvement social avait été publiée en 196316. Dans le contexte des années 1965 leurs positions se rejoignaient dans un pragmatisme de la réforme, le premier en tant qu’enseignant en sciences politiques à Bochum dans une université de réforme le second en tant qu’enseignant dans les universités de Heidelberg et Bielefeld, puis comme juge à la cour constitutionnelle de Karlsruhe17. Sur un plan théorique, la convergence des positions entre ces deux anciens élèves de Carl Schmitt trouve peut-être son meilleur résumé dans une citation de Hermann Heller datant de 1934 et rappelée par Böckenförde, qui insiste sur la nécessaire actualisation du droit acquis comme condition de sa permanence structurante18. L’idée renvoie aux nombreuses publications qui, après la chute du Troisième Reich, s’étaient interrogées sur les fondements du droit, parmi lesquelles les travaux de Franz Wieacker, notamment sur l’histoire du droit privé, avaient joué un rôle essentiel19. Chez Koselleck, elle trouve son expression dans la formule de la « Wiederholbarkeit », de la répétabilité des normes, comme critère intrinsèque de ce qui est de droit, croisant ainsi historicité et normativité20.

• 21 „Geschichte, Recht und Gerechtigkeit. “, in : Dieter Simon (éd.), Akten des 26. Deutschen Historike (...)
• 22 Cf. Peter Lundgreen (éd.), Reformuniversität Bielefeld, 1969-1994. Zwischen Defensive und Innovatio (...)

6La même maxime était au centre de la conférence donnée par Reinhart Koselleck en 1987, un an avant son éméritat, devant le Rechtshistorikertag sous le titre « Geschichte, Recht und Gerechtigkeit »21. Cette intervention sur invitation, qui pouvait être considérée comme un véritable acte de reconnaissance de la part des représentants de la traditionnelle histoire des dogmes juridiques, traduisait néanmoins en même temps un constat d’échec de la tentative d’intégrer l’histoire du droit dans l’enseignement de l’histoire générale, dont Koselleck s’était fait le défenseur au cours des débats qui portaient sur la réforme des études. Depuis sa nomination à la chaire de science politique à l’université de Bochum en 1966, Koselleck s’était en effet engagé dans la réforme universitaire visant une restructuration de l’ensemble des disciplines historiques. L’université de Bochum, créée en 1962 dans une phase d’expansion universitaire liée à une augmentation sans précédent de la population estudiantine, ne devait en effet être qu’une étape dans une réforme plus vaste et conséquente, dont la pièce maîtresse était, selon ses promoteurs, la création d’une « université de réforme » à Bielefeld sous la houlette de Helmut Schelsky, directeur de l’Institut für Sozialforschung de Dortmund22.

• 23 Cf. Helmut Schelsky, Einsamkeit und Freiheit. Die deutsche Universität und ihre Reformen, Hambourg, (...)
• 24 Pour l’histoire de l’université de Bielefeld, nous renvoyons à Peter Lundgreen (éd.), Reformunivers (...)

7Le projet ne visait rien moins qu’à une renaissance de l’université humboldtienne dans un monde en crise23. Reinhart Koselleck, tout comme Ernst-Wolfgang Böckenförde, faisait dès le départ partie du comité fondateur, la commission chargée des « sciences historiques » portant depuis sa constitution en 1969 un caractère explicitement transdisciplinaire24. Deux ans plus tard en effet, dans une conférence prononcée à l’occasion du 60^e anniversaire de Werner Conze, Koselleck esquissait à larges traits ce qui justifiait à ses yeux le maintien de la discipline dans le contexte d’une restructuration de l’enseignement et la recherche universitaire en nommant cinq critères essentiels :

• 25 « Wozu noch Historie ? », in Historische Zeitschrift, 212 (1971), p. 1-18, repris in Vom Sinn und U (...)
• 26 R. Koselleck, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, op. cit., p. 15.
• 27 Cf. Jochen Hoock, « Dimensions analytiques et herméneutiques d’une histoire historienne du droit », (...)

8À tout cela venait s’ajouter l’exigence d’une approche spécifique liée à la théorie des temps historiques25. Le recours aux disciplines voisines s’inscrivait donc dans une entreprise cognitive plus vaste, dont le modèle pouvait être trouvé dans l’articulation des différentes couches temporelles dont Preußen zwischen Reform und Revolution avait livré le modèle. Toute l’argumentation tentait de mettre en évidence l’existence de conditions minimales dans l’histoire générale qui ne peuvent être expliquées sans le recours à l’histoire du droit, laquelle ne saurait elle-même être lue sans une multitude de facteurs externes. Selon cette conception de l’histoire, récurrences, temps long et temps court s’articulent selon des modes multiples, résurgents, réitérés et spontanés, parfois surprenants. « Ce n’est que sur la base de […] structures répétitives anodines, invisibles ou du moins difficilement repérables, notera Koselleck en 1990 dans l’introduction à l’édition française du Futur passé, que l’on peut établir ce qui est effectivement nouveau. La nouveauté elle-même participe de l’expérience non-réfléchie de chaque génération, prisonnière par ailleurs des problèmes spécifiques qu’elle a pour tâche de résoudre »26. L’histoire intégrale du droit que cette conception implique tente de s’inscrire dans une histoire générale qui repose sur une intégration en acte d’une multitude d’approches capables de rendre compte des temporalités divergentes, propres à l’histoire politique, économique, sociale et culturelle, pour ne citer que celles-là27.

• 28 Voir la description que donne Hermann Lübbe, alors professeur de philosophie à l’université de Boch (...)
• 29 Ce type de faculté ouverte restait une référence à laquelle Koselleck devait se référer en permanen (...)
• 30 Le problème avait été abordé pour la première fois en 1972 dans un article dans un ouvrage collecti (...)
• 31 R. Koselleck, Begriffsgeschichten, Studien zur Semantik und Pragmatik der politischen und sozialen (...)
• 32 R. Koselleck, « Erfahrungswandel und Methodenwechsel. Eine historisch-anthropologische Skizze », in (...)
• 33 Pour une interprétation approfondie, voir Dieter Langewiesche, Zeitwende : Geschichtsdenken heute, (...)

9C’est cette conception que le Bielefelder Modell, tel que Koselleck le défendait, entendait instaurer en créant de multiples pôles de recherche28. Histoire, Droit et Sciences sociales cesseraient d’être de simples disciplines voisines, ouvertes les unes sur les autres. L’idée devait être matérialisée dans la conception du bâtiment destiné à héberger la nouvelle université qui devait prendre la forme d’un énorme bloc de béton assurant la circulation d’un département à l’autre – une conception dont Koselleck s’était fait l’ardent défenseur. Mais le projet une fois réalisé fut vite dépassé par la pression exercée par le nombre croissant d’étudiants. Le carcan disciplinaire s’en trouvait renforcé, la nouvelle Fakultät für Geschichtswissenschaft, en tant qu’entité mono-disciplinaire, se trouvant isolée de manière tout à fait inédite face à l’environnement classique de la faculté de philosophie telle que Koselleck l’avait connue à Heidelberg et qu’il avait souhaité reconstituer sous d’autres conditions29. Entre 1972 et 1988 Koselleck reviendra de ce fait à de multiples reprises sur les aspects matériels, organisationnels et épistémologiques de ce qui menaçait à ses yeux le succès de la réforme engagée au début des années 197030. La plus importante de ces nombreuses interventions est sans doute l’essai intitulé « Erfahrungswandel und Methodenwechsel » qui, en abordant le rôle et la fonction de la pression sur le plan de l’expérience vécue dans la façon d’aborder les évènements historiques, permettait de préciser ce que Koselleck avait défini de manière générale comme un « historisme réfléchi dans un dessein systématique »31. À la multiplicité des structures temporelles correspondent en effet, selon cette analyse, des modes d’expérience qui s’expriment à travers différentes façons d’écrire l’histoire : Aufschreiben (noter) comme un acte initial, Fortschreiben (continuer) en accumulant des faits dans la durée, puis Umschreiben (réécrire) comme un acte de révision qui permet de développer rétrospectivement une nouvelle histoire32. Seule une histoire intégrant ces différentes dimensions de l’expérience pouvait restituer l’unité de l’histoire dans toutes ses dimensions, de l’imprévisible actualité contemporaine aux nécessités structurelles perceptibles dans la seule perspective ex-post33.

• 34 Koselleck évoquait souvent son bref passage dans le camp d’Auschwitz en tant que prisonnier des tro (...)
• 35 Cf. Philippe Blanchard, Reinhart Koselleck et Ludwig Streit (éd.), Taktische Kernwaffen : Die fragm (...)
• 36 R. Koselleck, « Geschichte, Recht und Gerechtigkeit », op. cit., p. 357.
• 37 Ibid., p. 356-357.

10Que Koselleck rattache par la suite cette réécriture de l’histoire aux relations intergénérationnelles et plus particulièrement au rôle des vaincus, inscrit sa réflexion méthodologique dans un travail sur l’expérience primaire, que l’historien et l’homme Koselleck n’avait jamais cessé de revendiquer34. Inséparable de l’expérience de la guerre ce travail s’étendait à la fin du siècle, au-delà de la menace nucléaire invoquée dans sa thèse de 1959, aux conséquences écologiques de l’activité humaine. La conception de l’activité de l’historien comme une activité de recherche ouverte sur l’avenir, dans un présent toujours plus fuyant et plus oppressant, prenait ainsi une dimension prescriptive, telle qu’on la retrouve dans les prises de positions de Reinhart Koselleck à propos de l’armement atomique et de l’avenir écologique35. Plus que réservé à l’égard de toutes formes de philosophie d’histoire, il continuait d’accorder avec Lorenz von Stein une place centrale à l’art de la conjecture et au pronostic dans la manière d’envisager l’évolution de sociétés contemporaines et la place croissante qu’elles accordaient aux techniques. Tout progrès, au sens premier du terme, sollicitait à ses yeux ces « futuribles » (Bertrand de Jouvenel) sans pour autant laisser place à la tentation d’une vision linéaire de l’histoire36. C’est cet ancrage dans un présent ouvert qui détermine aussi l’apport de l’histoire du droit comme une condition nécessaire, mais nullement suffisante de l’histoire en tant que tâche collective. Sa finalité est – comme à l’époque des Savigny, Stein et Hardenberg – de permettre de dégager des cadres normatifs répondant à un présent marqué par des changements permanents37.

• 38 Publié dans Leven met Duitsland. Opstellen over geschiedenis en Politiek, aangeboden aan Maarten Br (...)
• 39 Ibid., p. 375.
• 40 Ibid., p. 375. Cf. aussi R. Koselleck, « Structures féderales de l’histoire allemande », in L’expér (...)

11Comment une société peut-elle mobiliser de telles réserves, c’est là l’objet d’un des derniers articles de Reinhart Koselleck, publié en néerlandais sous le titre « De late komst van de Duitse natie », qui s’adressait manifestement autant à un public européen38. Reprenant les arguments d’un célèbre essai de Helmut Plessner, paru en 1935 pendant son exil en Suisse sous le titre Das Schicksal des deutschen Geistes im Ausgang seiner bürgerlichen Epoche, puis réédité en 1959 sous le titre Die verspätete Nation, über die politische Verführbarkeit bürgerlichen Geistes, Koselleck se penche sur le « récit national » allemand ou, plus exactement, sur les évènements et structures qui permettent de parler d’une « histoire allemande », au sens où l’on parle d’une « histoire de France ». Comment comprendre qu’après une période de succès comme l’a été le xix^e siècle, puis d’innommables catastrophes et crimes de masse au xx^e, on en soit arrivés à parler présentement d’une « nation allemande » sans que ce terme soit émotionnellement chargé ? La réponse, qui s’écarte de la Sonderwegsthese comme argument téléologique ex post, s’appuie, en suivant Plessner, sur des structures de longue durée marquées, depuis le haut moyen âge, par des structures fédérales. Ce sont elles qui, à maintes reprises, ont fait fonction de solution de secours. Elles réapparaissent avec l’empire bismarckien conçu comme union de princes, dont les caractéristiques minimales survivront sous la République de Weimar avant qu’elles ne cèdent place à l’état unitaire sous la dictature hitlérienne portée au pouvoir par une sorte de « trauma national », travestissant l’idée nationale telle qu’elle avait été portée par le xix^e siècle39. Face à cette aberration, Koselleck relève l’idée avancée par Plessner lui-même en 1933 selon laquelle le vrai choix aurait été « une solution allant soit dans le sens d’une idée d’empire œcuménique et pré-national soit dans celui d’une organisation post-nationale des Etats Unis d’Europe, en tous les cas un choix non-contemporain, car soit d’avant-hier soit d’après-demain »40. Cette option, présentée ex post comme une occasion manquée de mobiliser des réserves séculaires répondant à une crise profonde, correspond non seulement sur le plan théorique à la conception que se fait Koselleck d’un droit vivant et des conditions de possibilités de le mobiliser au service d’une politique de réforme, mais exprime aussi ce qui se laisse définir comme la maxime d’action sous-jacente à sa conception de l’histoire.

• 41 R. Koselleck, « Terreur et rêve », in : Le futur passé, op. cit., p. 249-262.
• 42 Cf. les indications de sources in : Le futur passé op. cit., p. 332.
• 43 Pour l’actualité de cette approche, voir Michèle Leclerc-Olive, « Entre Mémoire et expérience, le p (...)

12Elle était inséparable d’une réflexion sur la mémoire et la mort qui marquait l’enseignement de Reinhart Koselleck depuis la fin des années 1960, initiant le début d’une longue enquête sur les monuments aux morts et la société post-concentrationnaire. Que cette réflexion sur la relation des vivants avec leur passé s’inscrive dans une période marquée par les procès des gardiens d’Auschwitz et de Birkenau et une profonde crise d’identité de la jeunesse estudiantine était un élément constitutif des tentatives de réponse esquissées par les nombreux articles rédigés à cette époque, dont l’essai Terreur et rêve est sans doute l’expression la plus directe41. Issue d’un dialogue avec la psychanalyste Charlotte Beradt, qui avait recueilli dès 1933 les rêves de ses contemporains berlinois avant d’être contrainte à l’émigration, l’analyse thématise plus largement la Zeiterfahrung, autrement dit l’expérience du présent, comme l’indique le sous-titre de la version allemande de cet article rédigé en 197142. Témoignant de formes d’expérience in eventu ces documents « donnent accès à des couches du vécu que ne livrent même pas les notes d’un journal scrupuleusement tenu » et s’ouvrent sur une dimension anthropologique et un diagnostic du présent qui pourraient autrement échapper à l’historien43. Un séminaire s’étendant sur plusieurs semestres allait donner suite à cette interrogation en présence de témoins directs et s’interroger sur la présence de la mémoire des victimes dans la société actuelle en une sorte d’examen clinique du présent. Deux catégories centrales dans cette conception de l’histoire de Reinhart Koselleck sont directement issues de ce questionnement du présent, celle de champ d’expérience et d’horizon d’attente propres à prendre en compte la tension entre passé et avenir, qui reste la pierre de touche de ses motivations profondes. Dans l’allocution prononcée à l’occasion du 85^e anniversaire de Hans-Georg Gadamer en février 1985, Koselleck réaffirmait en ces termes la clef de sa propre position théorique :