• 1 En particulier les travaux d’Éric Anceau sur les députés du Corps législatif, qu’il s’agisse de son (...)
• 2 Jean Joana, Pratiques politiques des députés français au xix^e siècle. Du dilettante au spécialiste, (...)

2Si ce moment impérial semble entretenir une proximité avec le discrédit de l’institution parlementaire contemporaine, l’assemblée législative du Second Empire fait partie de ces assemblées mal-aimées par une historiographie parlementaire et politique qui s’attache naturellement aux assemblées républicaines. Coincé entre deux républiques, le Second Empire, souffrant d’une légende noire fabriquée en grande partie par le régime qui lui a succédé, apparaît comme une parenthèse dans le lent processus de démocratisation qui consacrera la République. De ce fait, le Corps législatif souffre d’un certain déficit d’attention que les travaux qui lui sont consacrés depuis une vingtaine d’années, en particulier en histoire, ne suffisent pas à combler en dépit de leur qualité1. Pour la science politique, les rares études abordant le Second Empire ont davantage porté sur le travail électoral et la professionnalisation politique2 que sur l’institution parlementaire.

• 3 Nous avons utilisé, d’une part la série C (Assemblées nationales) des Archives nationales en divers (...)
• 4 Ce travail est tiré d’un mémoire de Master 2 de science politique dirigé par Christophe Le Digol en (...)
• 5 Terme employé au sens de processus de disciplinarisation par Alain Garrigou, « La construction soci (...)

3Par l’articulation à la fois du travail d’archive3, de l’étude des règlements, des mémoires, des biographies et dictionnaires, la proposition faite ici est celle d’une analyse sociologique du Parlement par l’étude des configurations et reconfigurations parlementaires4 : une approche processuelle prenant en considération les agents interdépendants d’un espace, pris dans des rapports de force, déterminés socialement et déterminant en conséquence, par échange de coups successifs sur l’échiquier social, de nouveaux cadres symboliques, institutionnels et normatifs. Cet effort pour caractériser différentes « configurations d’assemblée » permet d’associer ce qui est souvent dissocié dans les Legislative Studies à savoir les logiques de représentation (le recrutement du personnel parlementaire), l’organisation et le fonctionnement quotidien (le travail parlementaire) et les biens symboliques et matériels que procure l’activité législative (la professionnalisation, l’autonomisation du Parlement). Par cette perspective, il devient possible de questionner indissociablement la place des parlementaires au sein de l’Empire, leur mode de sélection par le suffrage dit universel, leur domestication5, mais aussi leur capacité de se spécialiser dans leur activité parlementaire et la lutte concurrentielle pour exister socialement et politiquement au sein d’un régime n’offrant que peu d’ouvertures dans le jeu politique.

• 6 Nous pourrions évidemment faire référence à la violence ou à la répression politique que Sylvie Apr (...)

5Mais si le Corps législatif est le seul lieu politique de l’Empire, d’ampleur nationale, dont les membres sont élus au suffrage direct, comment s’assurer qu’il puisse répondre aux attentes d’un pouvoir exécutif institué ? C’est finalement la préoccupation principale qui s’est imposée au lendemain du coup d’État pour le pouvoir exécutif. Voter pour « Bonaparte » est une chose, voter pour ses soutiens en est une autre. Entre force et réappropriation d’une règle électorale, le système bonapartiste assure sa stabilité de différentes manières afin que le Corps législatif puisse répondre à toutes ses exigences6.

• 8 Voir également la thèse de Patrick Lagoueyte, « Candidature officielle et pratiques électorales sou (...)

7Autrement dit, la désignation par le pouvoir exécutif d’hommes susceptibles d’être élus avec la mobilisation de tout l’appareil d’État qui s’engage pour la victoire électorale du candidat gouvernemental. L’heureux candidat pouvant concourir à l’élection dispose d’un soutien d’envergure. Le candidat officiel doit se « faire élire » et pour cela, les agents de l’administration sont mobilisés : professeur, instituteur, garde champêtre, fonctionnaire, gendarme, maire8.

• 9 L’analyse prosopographique nous permet de déconstruire l’unité d’un groupe ou d’une institution afi (...)
• 10 Éric Anceau, Dictionnaire des députés du Second Empire, op. cit.

9Avec la candidature officielle, différents parlementaires font leur entrée au sein du Corps législatif : des anciens députés comme de nouveaux entrants. À la suite d’un travail prosopographique9 sur les parlementaires élus, il est possible de proposer ici une classification des parlementaires autour de deux critères : le moment d’entrée dans le jeu politique national (nouveaux et anciens entrants) et la détention ou non de la candidature officielle (son attachement symbolique au pouvoir exécutif). Il s’agit donc d’une photographie faite de chaque parlementaire à sa première entrée au sein de la chambre. Autrement dit, ces regroupements de députés sont construits en fonction de l’espace des positions politiques occupées à leur entrée au sein du Corps législatif. Cette typologie est un outil permettant de saisir spécifiquement les différents groupes d’appartenance des parlementaires, les déplacements positionnels, la volatilité du soutien politique ou le comportement au sein du parlement. Il s’agit de renoncer à une analyse des tendances partisanes des députés, divisés entre bonapartistes, légitimistes et autres monarchistes ou républicains, pour privilégier l’étude des propriétés liées aux conditions d’accès à l’espace politique parlementaire, qui sont aussi un moyen d’analyser leurs origines sociales ou leurs activités professionnelles. À l’aide du dictionnaire d’Éric Anceau recensant six cent treize fiches biographiques, trois types de parlementaires sont soumis à l’analyse : les oblats, les établis et les rivaux10.

• 11 Pierre Bourdieu et Monique De Saint-Martin, « La sainte famille. L’épiscopat français dans le champ (...)
• 12 Les frères Pereire, Émile et Isaac ou encore les députés Jean-François Paul de Commentry, Paulin Ta (...)
• 13 Sur la phase libérale du Second Empire, voir Éric Anceau, L’Empire libéral, Paris, France, Éditions (...)

10Les oblats, environ 62 % des députés, sont les plus nombreux sur toute la durée du régime. Ils sont des parlementaires ayant obtenu la candidature officielle et qui n’ont jamais exercé une quelconque fonction politique à un niveau national : pair ou sénateur, député, ministre. En 1852, plus de sept députés sur dix n’ont jamais exercé un mandat législatif au préalable et 21 % aucune fonction même locale. L’utilisation du terme d’oblats pour caractériser ces parlementaires est une référence à la distinction faite par Pierre Bourdieu et Monique de Saint-Martin au sujet du champ épiscopal entre les « héritiers » et les « oblats » qui sont « voués et dévoués à l’Église dès leur prime enfance, investissent totalement dans une institution à laquelle ils doivent tout ; qui sont disposés à tout donner à une institution qui leur a tout donné, sans laquelle et hors de laquelle ils ne seraient rien11 ». Il faut ici rester mesuré car ces députés existent économiquement (56 % de la catégorie sont également des détenteurs de moyens de production : grands propriétaires, rentiers, négociants ou bien des manufacturiers) et peuvent être des élus locaux mais ils ne sont pas des représentants nationaux avant 1852. Ce ne sont pas des héritiers politiques mais ce sont, dans ce jeu spécifique, des purs produits du pouvoir impérial qui n’auraient jamais pu prétendre à être élus face aux notables locaux établis depuis de nombreuses années. Tout au long du régime, sans cette onction qu’est la candidature officielle, ils pourraient difficilement compter sur une réélection12. La place occupée par ces parlementaires est particulièrement stable (environ 66 % en 1852, 69 % en 1857, 66 % en 1863) même s’ils ne sont que 59 % en 1869, année marquée par la réduction de l’utilisation de la candidature officielle13.

• 14 Parmi eux, Auguste Bonamour, marquis de Talhouët-Roy, le comte Émile Léonce Hallez-Claparède, René (...)

11Les établis, environ 22 % des députés sur toute la période, sont des anciens députés ou agents sociaux ayant exercé des responsabilités nationales au cours des régimes précédents. Les préfets, n’ayant pas toujours pu trouver des « hommes neufs », font appel aux élites traditionnelles, pour beaucoup monarchistes. La situation politique instable et la peur des républicains radicaux ont conduit à un ralliement de ces conservateurs au régime. Ce sont avant tout dans les départements les plus industrialisés que les anciens notables orléanistes ont conservé leurs places. Dans les territoires ruraux de l’Ouest, les partisans légitimistes de l’ancienne monarchie sont bien représentés14.

• 15 Nous pouvons citer pour exemple les cas de Jules Brame, Hippolyte Carnot, Alfred Darimon, Jules Fav (...)

12Les rivaux, enfin, sont les députés élus n’ayant jamais obtenu la candidature officielle et pouvant ainsi s’apparenter à des républicains ou bien plus largement à des indépendants. Peu nombreux, ils représentent environ 15 % des députés de toute la période. Parmi eux, 43 sont des républicains. Critiques du pouvoir impérial, ces parlementaires ont davantage de mal à se faire élire à la députation. Leur présence s’accroît tout au long du régime et surtout à partir des élections de 186315.

• 16 Ce mécanisme n’est effectif que dans la mesure où est intériorisée et consentie une forme de représ (...)

13Ces trois catégories de parlementaires reposent sur le lien du législateur avec le pouvoir exécutif et notamment la capacité d’un candidat à être adoubé officiellement comme le candidat de l’ordre politique impérial. Certes, le député officiel est élu mais il l’est au nom de l’empereur comme le candidat du gouvernement. Il sera un candidat qui ne remettra pas en cause le bon fonctionnement des institutions et qui assurera la stabilité politique de l’Empire. Or, être élu député, c’est aussi être délégataire d’un pouvoir donné par des électeurs16. Être délégué comme député pour légitimer l’empereur ou être un représentant de la communauté politique, deux approches du rôle du parlementaire se font face. La place occupée à l’entrée dans le jeu politique – candidature officielle ou non, nouvel entrant ou enraciné – détermine ensuite la manière de représenter les électeurs. Malgré l’usage du suffrage comme mode de désignation des parlementaires, par l’obtention de la candidature officielle, la revendication à représenter les électeurs se substitue à la représentation d’un pouvoir impérial.

• 17 Victor Hugo, Napoléon le Petit, Paris, Ollendorf, 1907, p. 35-36.

14Outre cette évolution symbolique dans cette nouvelle chaîne de délégation et de représentation politique, ces idéaux types de parlementaires peuvent désormais s’employer pour envisager le travail parlementaire quotidien et pour étudier les différents groupes d’appartenance et l’évolution de leurs liens. Oblats, établis, rivaux, tous se retrouvent au sein du parlement et occupent une même place. Pourtant la position occupée socialement à l’entrée du Corps législatif peut-elle déterminer les pratiques des parlementaires durant le régime ? Ce questionnement apporte des éléments clés pour la compréhension des pratiques d’assemblée. Fort de ce constat, en passant le seuil du palais Bourbon, qu’en est-il des travaux du Corps législatif, des débats parlementaires d’une chambre législative que Victor Hugo qualifiait de « domestique17 », aux pouvoirs limités et aux capacités d’action contrôlées par un pouvoir exécutif puissant.

• 18 Sur ce sujet, voir Hervé Fayat, « Bien se tenir à la Chambre. L’invention de la discipline parlemen (...)
• 19 Assemblée nationale (AN), C/I/388 – session 1864.
• 20 AN, C/I/405 – session 1866.

17Face aux prétendus échecs de la Deuxième République, la formation du Corps législatif concrétise l’opposition aux fonctionnements républicains et renoue avec une tradition plus lointaine : le Premier Empire. Dans un tout nouvel ordre institutionnel, les pouvoirs attribués aux députés s’apparentent à ceux d’une instance de ratification des décisions gouvernementales. Le Corps législatif est placé dans une situation de dépendance, de façon à limiter toute émancipation politique : limitation du nombre de parlementaires, limitation du nombre de sessions ordinaires, débats parlementaires non reproductibles et cloisonnés aux seuls bureaux et commissions législatives, présidence assurée par des hommes désignés par l’empereur ou encore interdiction du public et suppression de la tribune. De même, la codification réglementaire tend à assujettir l’élu à son simple rôle d’approbateur des lois, dénué de toute autonomie d’action : serment de fidélité obligatoire, impossibilité de s’absenter de la chambre ou prendre congé sans justification, cérémonial d’ouverture des sessions législatives par le chef d’État. L’éthos parlementaire ainsi stimulé dans les discours du président du Corps législatif associe fidélité, désintéressement à la bonne conduite de l’élu, à sa courtoisie, à son calme18. En 1864 Morny proclame par exemple : « Croyez-moi, Messieurs, je vous le dis avec une patriotique conviction, la liberté ne peut s’établir que paisiblement, par l’accord sincère entre un Souverain libéral et une Assemblée modérée19 », ou encore : « Tâchons de nous éclairer par des discussions loyales et courtoises, et ne cherchons à résoudre les questions que dans un seul but, celui des véritables intérêts du pays. » En 1866, le président Walewski ajoutera que « la modération, l’urbanité, la sagesse dont vous avez, messieurs, donné des preuves incessantes, facilitent la tâche de votre Président20 ».

• 21 AN, C/II/158 et C//II/168 – Composition des bureaux et des commissions législatives.

18Selon une approche dépolitisante de l’activité parlementaire, les députés doivent faire preuve de dévouement et parmi eux, il est fréquent de retrouver les différents oblats, agents les plus proches du pouvoir qui seront le moins en capacité d’être des candidats indépendants et encore moins d’avoir une forme de regard critique vis-à-vis d’un régime dont leur position dépend pleinement. De ce fait, il n’est pas surprenant de retrouver dans les commissions législatives une surreprésentation de ce type de parlementaires. Parmi elles, la commission du budget semble occuper une place fondamentale et l’étude de sa composition au cours du temps fait apparaître que les députés oblats y sont très majoritaires, plus de 70 %, contre 26 % pour les établis et à peine 4 % pour les rivaux21.

• 23 Charles Alfred Janzé, La Constitution de 1852, par un des 42, Paris, A. Lacroix, Verbaoeckhoven et (...)

22Pour observer cette évolution, il est possible de mettre en parallèle trois réactions de trois types de parlementaires dans trois lieux de discussions différents. D’abord, comme peut l’affirmer le député oblat, Charles Alfred de Janzé, dans un ouvrage de 1867, « les députés ont repris toute l’importance du rôle qui convient aux mandataires élus d’une nation grande et libre23 ». De même, l’établi Kolb-Bernard, après avoir remercié l’empereur pour les droits nouveaux accordés aux députés, débute son intervention lors de la première commission de l’adresse en 1861 de la façon suivante :

• 25 Ibid.

23Enfin, le rival Jules Favre lors de la séance plénière du 14 mars 1861 indique que « c’est la première fois depuis dix ans que les deux Assemblées sont appelées à manifester leurs sentiments sur la marche des affaires publiques25 ». Même si la reconnaissance des parlementaires envers l’empereur sur le droit d’adresse est différente en fonction de la position occupée à l’entrée de la chambre, qu’il s’agisse du député oblat, établi ou rival, tous mesurent un même changement : la modification de la nature de leur attachement au pouvoir exécutif d’un côté et au peuple de l’autre. Dès lors que leur avis est pris en compte, les députés peuvent se penser comme les représentants du peuple puisque cette fonction n’étant plus l’apanage du seul empereur. Le rôle de député s’envisage désormais soit comme celui de détenteur d’un mandat électif national, soit comme celui de représentant politique d’une population l’ayant élu.

• 26 Léonce de Lavergne (1809-1880), La Constitution de 1852 et le décret du 24 novembre 1860, Paris, H. (...)

24Presque dix années après le plébiscite impérial, la lutte symbolique pour la revendication de la représentation de la « nation » se réintroduit dans le régime alors qu’elle semblait être emportée définitivement par l’empereur. Ici, le droit d’adresse n’est pas le véritable enjeu, comme en témoigne la vision de l’orléaniste Léonce de Lavergne écrivant en 1860 que « ce n’est pas que nous attachions précisément un grand prix au rétablissement de l’adresse. De tous les usages de l’ancien gouvernement parlementaire, celui-là soulevait le plus d’objections et de doutes26 ». C’est davantage l’entreprise de justification associée à sa mise en place qui tend à cette nouvelle interprétation politique : l’empereur donne au Corps législatif la possibilité de participer directement à la politique générale du gouvernement pour rétablir un lien avec les électeurs notamment par la publicité des débats.

• 27 Jacques Rougerie, « Le Second Empire », in Georges Duby (dir.), Histoire de la France de 1852 à nos (...)

26Le mode de travail du Corps législatif se desserre donc progressivement par la mise en place de ces réglementations qui accordent plus de pouvoirs et une liberté d’action plus importante aux députés. Les premières réformes de 1860 ouvrent le jeu politique à un processus de reparlementarisation du système politique. Cette « libéralisation » a pu être analysée comme le produit de divisions parmi les soutiens impériaux sur la politique internationale de l’empereur en Italie et au Mexique ou encore sur le traité de libre-échange avec l’Angleterre signé en 1860. Catholiques ou industriels contestent la politique de Napoléon III, alors contraint de céder symboliquement du pouvoir pour éviter les frondes parlementaires27.

• 29 Timothy Tackett, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaire (...)

29Le Corps législatif ne peut s’étudier comme un simple espace autonome. Être élu député ne signifie pas seulement être un législateur impérial assis sur un banc de l’hémicycle, mais c’est aussi intégrer un espace politique composé d’une multitude d’acteurs, participer à une machinerie fastueuse qu’est l’Empire, rencontrer des personnalités politiques, assister à des réunions extraparlementaires parisiennes et enfin se spécialiser dans son activité pour devenir un représentant politique sur son territoire. Être un parlementaire revient à se situer dans un espace politique dans lequel différentes ressources circulent, où des « capitaux » sont appropriables par les agents, au sens de Pierre Bourdieu. Dès lors, comprendre ce que peut impliquer l’élection d’un député au suffrage « universel », c’est saisir les enjeux d’une autonomisation du rôle de parlementaire. Dans le cadre de la Révolution de 1789, Timothy Tackett s’interroge sur le processus de radicalisation vécu par les députés au début des événements29. Il note que les députés sont devenus des révolutionnaires par une évolution des rapports sociaux, un renforcement idéologique, un apprentissage de la vie politique et une dynamique de groupe dans différents espaces. À ce titre, les députés du Second Empire peuvent faire l’objet d’une analyse similaire par la mise en exergue de ce qui pourrait s’apparenter à une variété de différents capitaux, aboutissant à une distinction politique d’agents sociaux qui n’étaient « que » des députés impériaux avant de se considérer – et d’être considérés – comme de véritables représentants politiques.

• 30 Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique. Cours au Collège de France (1998-2000), Paris, L (...)

33L’ensemble de ces prises de position observées se fait en fonction de questions internes à la chambre. Se construisent des références partagées, des codes de langage faisant appel à des souvenirs passés, des enjeux dont seuls les députés, ou les observateurs les plus avertis du jeu politique, peuvent comprendre toutes les subtilités. Dans ce processus de repolitisation de la chambre, ce qui s’apparente finalement à une forme de précapital parlementaire se développe pleinement avec ces différents groupements d’élus. Les acteurs politiques disposant de leurs propres ressources politiques s’organisent différemment en s’autonomisant du fonctionnement initial de l’institution parlementaire. Les réélections et l’augmentation du temps passé dans la chambre permettent aux oblats un apprentissage du travail de député produisant des savoirs parlementaires qui deviennent des éléments constitutifs d’une forme de « spécialisation » de l’activité parlementaire et ouvrent, par ce processus, un « espace des possibles30 » : naissent et disparaissent des divisions internes, des stratégies de placement politique, des subdivisions de groupes de députés, des coalitions plus ou moins grandes sur différents sujets. Autrement dit, une vie parlementaire nouvelle s’organise autour de rassemblements souples qui n’existent qu’au sein du Corps législatif.

• 31 Citation relevée par Adolphe Robert et Gaston Cougny, in Adolphe Robert, Edgar Bourloton, et Gaston (...)

34Dans un second temps, participant à l’autonomisation du travail parlementaire, le capital symbolique associé à l’élection opère comme signe de prestige et de reconnaissance extérieure d’une position sociale spécifique : autrement dit, le renforcement d’une légitimité sociale par l’intégration dans le jeu politique, une forme de capital indissociable des différents espaces sociaux auxquels peuvent appartenir les élus. En effet, devenir député constitue parfois une véritable consécration sociale par une conversion d’un capital économique en ressource politique à haute portée symbolique. C’est une légitimation d’une nouvelle position sociale, une forme de ratification d’une place occupée dans la sphère sociale, une objectivation de son ancrage dans un univers politique jusqu’alors fermé. Les propos tenus par Adolphe Billault, fils d’un receveur des douanes, à son futur beau-père, Bourgault-Ducoudray, président de la Chambre de commerce de Nantes et grand armateur, pour épouser sa fille, révèlent l’importance de l’activité politique comme une « réussite » sociale : « Je suis sans richesse et sans nom, mais je ne suis pas sans avenir ; dans trois ans, je serai le premier avocat de Nantes ; trois ans après, je serai député ; trois ans encore, et je serai ministre31. » De même, Paul Rambourg de Commentry, directeur d’un des premiers groupes sidérurgiques du pays, est issu d’une famille de grands industriels : son père étant directeur des forges royales d’Indret. Alors qu’il a candidaté sans succès à la Chambre des députés entre 1834 et 1846, il profite de l’Empire pour entrer au palais Bourbon. Le renouvellement politique du nouveau régime permet à ces élus locaux de franchir une étape qu’ils n’ont jamais réussi à dépasser auparavant. La députation devient ainsi le signe de leur intégration sociale.

• 32 Comme le souligne Xavier Mauduit, « […] dans une société où le pouvoir est identifié au sacré, la p (...)
• 33 Delphine Dulong, La Construction du champ politique, Rennes, PUR, 2010, p. 69.

35« Faire son entrée en politique » devient le signe d’une réussite sociale qui se traduit par l’accession aux plus hautes sphères de la société : la nouvelle cour impériale et ses célébrations32, les bals des dignitaires du régime, les salons, la vie parisienne, l’obtention de la Légion d’honneur. L’activité d’un député dépasse très largement l’espace du seul palais Bourbon. Il est amené à intérioriser un certain nombre de règles du savoir-vivre bourgeois parisien du xix^e siècle afin d’assurer la constitution de liens d’affinités et de réseaux mobilisables à des fins politiques ou personnelles. Ce capital social acquis donne une dimension symbolique à la fonction de parlementaire mais il reste néanmoins le résultat d’un travail d’assimilation. Au terme de ce parcours de conformation, le symbole de la réussite sociale repose dans l’appartenance à un cercle, salon, loge, conférence ou autre groupe restreint. Ces espaces sociaux clos, sont des lieux de discussions et de rencontres ne pouvant être fréquentés que sous garantie d’éducation et d’honorabilité. En participant à ces multiples rencontres permises par la vie parisienne, le député est bien plus qu’un législateur : il est distingué des autres personnages de la vie de l’Empire, il est membre d’une élite sociale dans un contexte où « les qualités d’hommes du monde [sont] considérées comme des qualités politiques33 ». Bourgeois ou aristocrates, les parlementaires ont une vie en dehors de leur activité d’élu. Sans parler de lieux de « contre-pouvoirs », ces espaces sociaux d’appartenance procurent aux parlementaires une forme d’autonomie d’action pouvant se retrouver au sein du Corps législatif.

• 34 Nous nous rapprochons sur ce point de la démarche de Roger Price, The French Second Empire: An Anat (...)

37Loin de vouloir traiter le Second Empire comme une « parenthèse historique » ou de réaliser une dichotomie de principe entre un « empire autoritaire » et un « empire libéral34 », il semble plus pertinent de comprendre la période impériale dans son ensemble, en la réencastrant au sein d’un processus historique plus long pour penser ce moment impérial comme une configuration politique : aussi bien singulière historiquement que révélatrice de mécanismes sociaux transcendant la période.

• 35 La mouture finale de cet article doit beaucoup aux relectures attentives et remarques judicieuses d (...)

41En définitive, cette transformation contribue à une forme de distinction politique associant au mandat de député un statut particulier, distinct de tout autre, impliquant l’appropriation et l’accumulation de ressources spécifiques qui participent à l’autonomisation de leur fonction. En comparaison, la perte d’indépendance relative du député que les réformes en préparation pourraient renforcer, invite à considérer ce processus comme non linéaire et réversible. Pourtant, à bien des égards, l’étude des députés du Second Empire gagnerait à être transposée à la situation contemporaine pour appréhender les mécanismes durables d’apprivoisement symbolique des parlementaires35.