• 1 Sylvie Aprile, « Exil et éloignement : la famille comme recours », in Jean-François Chauvard, Chris (...)

1In patria carcer lauro in exilio (« dans la patrie la prison, les lauriers dans l’exil »), c’est la devise que l’on peut lire encore aujourd’hui sur la façade de la maison de l’ingénieur Émile Raspail, à Arcueil, en référence aux années de proscription de son père, François-Vincent Raspail en Belgique. Le souvenir de l’exil bruxellois est ainsi marqué dans la pierre, preuve de l’importance de cette période de vie pour la famille Raspail. Toutefois, pourquoi s’intéresser à un cas particulier, celui des Raspail en exil ? Tout d’abord, étudier une famille en exil permet de déconstruire les stéréotypes entourant la figure du proscrit français au xix^e siècle : l’exilé n’est pas toujours isolé et victime de souffrances perpétuelles. La compagnie de ses proches égaye quotidiennement sa vie loin de sa patrie. Ensuite, il n’existe pas un type de famille française en exil sous le règne de Napoléon III mais une multiplicité : le couple, les frères et sœurs, la famille réunie dans son intégralité, etc. Les Raspail recouvrent encore une autre catégorie puisqu’ils s’inscrivent dans la tradition des dynasties familiales traversées par des exils successifs. En font partie, par exemple, le diplomate Camille Barère qui, enfant, a accompagné son père, instituteur républicain exilé à Londres en 1851 et qui y retourne en 1871 ; Frédéric Constant Cournet, député de Saône-et-Loire en 1848, qui est exilé à Londres lui aussi en 1851 avec son fils Frédéric Cournet qui s’y réfugie de nouveau après l’insurrection communarde en 1871 ou encore Victorine Brocher, exilée de la Commune, qui a vu son père se réfugier en Belgique après le coup d’État du 2 décembre 1851. Les Raspail connaissent une trajectoire similaire : l’exil sous le Second Empire et, pour le benjamin de la famille, Xavier Raspail, l’exil après la Commune de Paris. Enfin, ajoutons à cela que l’exilé François-Vincent Raspail se retrouve tout seul à s’occuper de ses enfants, ce qui est une configuration originale. La mort précoce de Madame Raspail en 1853 a eu pour conséquence de redéfinir les rapports entre les différents membres de la famille et de donner naissance à un clan, à savoir ici un groupe hiérarchisé autour d’un chef, le patriarche. Ce dernier doit veiller à la fois à l’éducation de ses enfants, à la bonne gestion du patrimoine familial ainsi qu’à la réputation du clan à Bruxelles et à Paris. Cette approche consistant à décentrer le regard de l’historien du proscrit célèbre vers sa famille permet-elle alors d’appréhender l’exil dans une temporalité longue ne se réduisant pas à l’existence extraordinaire d’un homme mais incluant plusieurs générations d’individus marqués, à des âges différents, par l’expérience quotidienne d’une vie familiale hors de France ? Afin de répondre à cette interrogation, nous envisagerons la famille dans son acception biologique mais aussi politique1. En effet, familles biologique et politique ne sont pas opposées mais s’interpénètrent. Le souvenir de la mémoire de la famille en exil peut ainsi perdurer dans le temps en sortant, paradoxalement, de la sphère familiale biologique. Par exemple, une personnalité comme Louis Blanc est capable, dans une oraison funèbre en 1878, de replacer l’exil des Raspail dans une temporalité longue puisqu’il a vécu lui-même le quotidien du proscrit républicain, mais surtout parce qu’il a connu, échangé et partagé les combats politiques des différents membres de la famille Raspail pendant et après le Second Empire. Nos analyses s’appuient sur des sources diversifiées : les échanges épistolaires ainsi que les agendas conservés dans les fonds privés Raspail à la Bibliothèque municipale Imguimbertine de Carpentras et aux Archives départementales du Val-de-Marne à Créteil ; les correspondances entre les commissaires de police et les préfets dans les séries M des Archives départementales de la Somme et du Nord ; les dossiers individuels de la police des étrangers ainsi que des actes de mariage conservés aux Archives générales du royaume de Belgique ou encore les coupures de presse française et belge.

• 2 Rappelons qu’avant son arrestation le 15 mai 1848, François-Vincent Raspail a déjà derrière lui un (...)
• 3 Almudena Delgado, « Femmes et politique : une nouvelle vision du xix^e siècle », Nuevo Mundo Nuevos, (...)
• 4 Maurice Agulhon, « Républicains sous le Second Empire », in Jean Tulard (dir.), Dictionnaire du Sec (...)
• 5 Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique, 1814-1840, Seyssel, Éd (...)
• 6 Le Siècle, 15 mars 1853 ; Sylvie Aprile, « La gauche sous le Second Empire », in Jean-Jacques Becke (...)

2La mort d’Adélaïde Raspail en 1853 aurait pu rester un drame exclusivement familial. C’est pourtant tout l’inverse qui se produit. Son décès devient un événement national qui défraie la chronique. Pourquoi ? Depuis la manifestation du 15 mai 1848, François-Vincent Raspail2 est enfermé au donjon de Vincennes, puis, à la citadelle de Doullens, dans la Somme, pour avoir, selon le gouvernement, fomenté un coup d’État à son encontre en envahissant avec la foule parisienne l’enceinte de l’Assemblée nationale. Quand son épouse, Adélaïde Raspail, décède en 1853 des suites d’une maladie soudaine, François-Vincent Raspail n’a pas fini de purger sa peine de prison. L’administration pénitentiaire refuse de lui donner l’autorisation de sortir exceptionnellement de sa cellule pour assister à l’enterrement de sa femme au cimetière du Père-Lachaise. Cette interdiction a scandalisé de nombreux républicains. Ces derniers voient alors dans les péripéties qui entourent ces obsèques une illustration parfaite de l’autoritarisme impérial qu’ils condamnent depuis 1852. Comment peut-on empêcher un individu, tout opposant politique qu’il soit, de se recueillir devant la tombe de sa propre épouse ? Épouse, qui, en outre, s’est occupée de son mari en allant lui rendre visite régulièrement en prison depuis les premières incarcérations de François-Vincent Raspail à la prison politique de Sainte-Pélagie, sous la monarchie de Juillet. Dans les articles de presse relatant cette tragédie familiale, on s’aperçoit que Madame Raspail cristallise l’imaginaire des républicains. Elle devient l’archétype de la femme fidèle, vertueuse et dévouée à son mari3. Elle se serait même sacrifiée pour lui puisqu’elle serait tombée malade en allant le voir en prison. Son sacrifice est mis en relation avec celui de son époux par les mêmes républicains. Si l’on ajoute à tous ces éléments l’interdiction des réunions conduisant les républicains à détourner les funérailles4 en une forme de protestation contre le pouvoir en place, à l’instar de ce qui se faisait sous la Restauration5, on comprend alors les raisons d’une telle médiatisation autour de l’épouse d’un républicain. Les chiffres sont difficiles à évaluer mais la presse estime que 20 000 à 50 000 personnes6 ont suivi le cortège de Madame Raspail dans les rues de la capitale.

• 7 Jonathan Barbier, « Les républiques de François-Vincent Raspail : entre mythes et réalités », Thèse (...)

3Les masses populaires présentes à cet événement, le 13 mars 1853, ainsi que les cris séditieux tels que « Vive Raspail ! » inquiètent le pouvoir impérial. Le nom même de Raspail étant devenu trop dangereux, le médecin républicain voit sa peine de prison commuer en exil. Les répercussions de l’instrumentalisation politique d’un drame familial ont donc obligé François-Vincent Raspail à prendre les chemins de l’exil7.

• 8 Archives générales du royaume de Belgique (AGRB), I 160 (218), Suppression d’anciennes archives et (...)
• 9 Il ne reste aujourd’hui que les numéros de ces dossiers aux Archives générales du royaume de Belgiq (...)

4Or, on oublie, toutefois, que François-Vincent Raspail n’est pas le seul membre de la famille à se trouver loin de Paris en 1853. Son fils aîné, Benjamin Raspail, a été condamné à l’exil après le coup d’État du 2 décembre 1851. Pourquoi l’exil de Benjamin Raspail a-t-il moins retenu l’attention des contemporains ? Au-delà du fait qu’il n’a pas alors la même aura que son père, cet oubli vient très certainement d’un effet de source. En 1912, les archivistes des Archives générales du royaume de Belgique ont décidé, en se fondant sur des critères arbitraires, d’éliminer une partie des dossiers individuels de la police des étrangers relatifs aux proscrits français durant les années 1850-18608. Parce qu’ils ont jugé que le dossier de Benjamin Raspail n’avait aucune valeur historique, ils l’ont volontairement détruit à la différence de celui de François-Vincent Raspail. D’autres dossiers connexes à celui de Raspail ont été supprimés comme celui du capitaine Kersausie, meilleur ami du médecin républicain, ou ceux des proscrits français, méconnus, Anguez et Buich9.

• 10 Jacqueline Lalouette, Jours de fête. Fêtes légales et jours fériés dans la France contemporaine, Pa (...)
• 11 Le Peuple français, 26 septembre 1899.
• 12 Archives départementales du Val-de-Marne (AD 94), Fonds Benjamin Raspail, 69 J 239, Lettre du docte (...)
• 13 AD 94, Fonds Benjamin Raspail, 69 J 551, Permis révocable de séjour valable trois mois destiné à Be (...)
• 14 Amédée Saint-Ferréol, Les Proscrits français en Belgique, Paris, Librairie universelle et Bibliothè (...)
• 15 L’Indépendance belge, 2 avril 1853.
• 16 Ernest Glaeser (dir.), Biographie nationale des contemporains, Paris, Glaeser, 1878, p. 631.

5Pourtant Benjamin Raspail a marqué, lui aussi, la vie politique française en étant l’auteur de la loi sur le 14 juillet, considéré comme fête nationale, en mai 188010. Dès la Deuxième République, il a occupé, par ailleurs, des responsabilités politiques à l’échelle nationale. Depuis 1849, il siégeait à l’Assemblée nationale en tant que représentant du peuple du Rhône et essayait, par son intermédiaire, de faire entendre la voix de son père qui avait été élu représentant du peuple de la Seine lors des élections législatives partielles de septembre 1848. Il vote contre l’expédition romaine, la loi Falloux-Parieu sur l’enseignement ou encore la loi restrictive sur le suffrage universel11. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, Benjamin Raspail devait, à l’origine, s’exiler soit à Liège soit à Namur. Mais en raison d’un handicap – une jambe amputée –, un médecin bruxellois recommande aux autorités belges de l’autoriser à séjourner à Bruxelles et dans sa banlieue12. Les adresses postales visibles sur son courrier et les rapports de police indiquent qu’il a logé temporairement à son arrivée en Belgique en 1852, à Termonde13, dans l’actuelle Flandre-Orientale, et dans un appartement de la galerie Saint-Hubert à Bruxelles. Le passage Saint-Hubert semble avoir été, pendant un temps, le « quartier général » des proscrits dans la capitale belge14. Par la suite, il réside dans la commune d’Ixelles et déménage pour la ville de Boisfort, au milieu de la forêt de Soignes, afin d’être aux côtés de son père à partir de 1853. On sait aussi, que contrairement à son père, Benjamin Raspail a reçu l’autorisation d’assister aux obsèques de sa mère au printemps 185315. Alors que depuis mai 1848 la famille Raspail était éparpillée – le directeur de la prison à Doullens interdit aux fils Raspail de rendre visite à leur père –, l’exil du patriarche en 1853, dans un contexte douloureux, contribue, paradoxalement, à renouer les liens entre les membres du clan. Il y a toutefois toujours des exceptions qui confirment la règle, c’est le cas d’Eugène Raspail, neveu de François-Vincent Raspail, représentant du peuple de Vaucluse, qui n’a, semble-t-il, pas passé son exil en Belgique sous le Second Empire : « Il employa ce temps [de l’exil] à parcourir, en savant, diverses contrées et plus particulièrement l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, l’Égypte et l’Orient. Au terme de son exil, en 1854, il vint en France se livrer à l’exploitation de sa propriété16. » En dépit du périple solitaire de ce neveu, la famille Raspail reste donc globalement soudée : une fonction bien précise est alors dévolue à chaque membre de la famille pendant le temps de la proscription.

• 17 Lettre de François-Vincent Raspail, Le Siècle, 25 avril 1853.
• 18 AGRB, 119. 238, Fonds de la Police des étrangers, dossier individuel « François-Vincent Raspail », (...)
• 19 Bibliothèque Inguimbertine de Carpentras (BIC), Fonds Raspail, Ms 2679 (1), Notice de Julien Raspai (...)

6François-Vincent Raspail n’a pas choisi de s’exiler. Il n’attend de Napoléon III qu’une « réhabilitation et des excuses, rien de plus, rien de moins17 ». En revanche, il a la possibilité de choisir le point de frontière qui a ses préférences. Où veut-il passer sa nouvelle vie d’exilé à partir de 1853 ? Il a hésité à s’exiler en Suisse ou en Piémont-Sardaigne18. Toutefois, plusieurs raisons l’ont amené à s’installer en Belgique. Comme on l’a signalé précédemment, son fils, Benjamin Raspail séjourne déjà dans le Plat Pays depuis 1852. Par ailleurs, une connaissance, le vicomte Charles Vilain XIIII, alors ministre des Affaires étrangères belges, lui facilite son emménagement dans la banlieue de Bruxelles. Enfant, cette personnalité politique a eu François-Vincent Raspail comme précepteur au collège Stadler à Paris, au début des années 182019. En souvenir des enseignements qui lui ont été prodigués en France, le ministre se porte garant de la respectabilité du socialiste français auprès du roi des Belges, Léopold I^er. Sans cet appui, François-Vincent Raspail aurait dû prendre, comme beaucoup de proscrits républicains, un bateau à Ostende pour l’Angleterre.

• 20 Amédée Saint-Ferréol, Les Proscrits français en Belgique, op. cit., p. 69.
• 21 Herman Van Goethem, Belgium and the Monarchy: From National Independence to National Desintegration(...)

7François-Vincent Raspail et son fils aîné, Benjamin, considèrent qu’ils ont de la chance de pouvoir s’exiler en Belgique : « Le nombre de proscrits connus, ayant un domicile assuré, une résidence fixe, n’a guère excédé quatre cents, et c’est pourquoi la proscription belge a pu être regardée par quelques-uns comme plus bourgeoise que les autres20. » Nombreux sont les exilés qui rêvent de séjourner dans la capitale belge. Ce territoire n’est qu’à quelques kilomètres de la frontière française et il est surtout francophone depuis les années 1830-1831. La langue flamande y a connu un déclin spectaculaire : elle n’est parlée que par 15 % des Bruxellois durant les premières années d’indépendance du pays21. On peut même affirmer que François-Vincent Raspail vit dans une certaine aisance. Grâce à l’annonce immobilière d’un journal en 1862, lors du retour de l’ancien quarante-huitard pour la France, nous avons une idée de l’agencement de la maison de ce dernier dans la commune d’Uccle :

• 24 Sylvie Aprile, « Exil et éloignement : la famille comme recours », art. cit., p. 33.

9Car, après le décès de son épouse, François-Vincent Raspail doit s’occuper, en effet, des affaires successorales concernant la fortune familiale. Les notaires ne voulant pas se déplacer outre-Manche pour négocier avec leur client, la Belgique apparaît alors comme le pays idéal pour finaliser ces formalités administratives. En quoi consistent-elles ? Pendant ses années en prison depuis la Deuxième République, c’est Madame Raspail qui était chargée de veiller à la bonne gestion des biens de la famille. Avec sa disparition, il échoit désormais à François-Vincent Raspail de reprendre en mains le patrimoine familial. Il faut aussi rappeler, de façon plus générale, que les exilés français, au début de leur proscription, se hâtent de régulariser leur situation familiale pour ne pas connaître une « mort civile24 ». Aussi François-Vincent Raspail réussit à ne pas perdre son statut de tuteur auprès de ses enfants les plus jeunes. À partir de 1853, on assiste, par conséquent, à une recomposition des rôles de chacun à l’intérieur du ménage.

• 25 AD 94, Fonds Benjamin Raspail, 69 J 579, Poème L’Exilé recopié par Marie-Apolline Raspail, années 1 (...)

10Par exemple, François-Vincent Raspail s’est occupé activement de l’éducation de ses enfants les plus jeunes, Marie-Apolline et Xavier, qui ont, respectivement, 17 ans et 13 ans en 1853. Ce n’est pas quelque chose de nouveau chez le médecin républicain. Déjà dans les éditoriaux de son journal, Le Réformateur en 1834-1835, il appelait les ouvriers qualifiés à prendre en charge l’éducation de leur progéniture. Mais la fonction éducatrice du paterfamilias paraît s’être renforcée durant les années d’exil. Les Archives départementales du Val-de-Marne conservent les cahiers d’écriture et de grammaire de Marie-Apolline Raspail. Cette dernière recopie des poèmes de jeunesse de son père. Par ailleurs, François-Vincent Raspail inculque implicitement une éducation politique à sa fille en lui demandant d’apprendre une ode intitulée L’Exilé25.

• 26 Catalogue. Exposition permanente des Beaux-Arts, ouvertes dans les salons du Waux-Hall à Spa, Spa, (...)
• 27 Ibid., p. 311.
• 28 AD 94, Fonds Benjamin Raspail, 69 J 543, notes de François-Vincent Raspail et de Benjamin Raspail s (...)
• 29 L’Indépendance belge, 28 décembre 1862.

11Le proscrit républicain ne s’occupe pas uniquement de ses enfants les plus jeunes. On constate également qu’une complicité est palpable entre François-Vincent Raspail et Benjamin Raspail, qui a une trentaine d’années pendant l’exil belge. Le père encourage son fils aîné à persévérer dans son activité artistique. C’est à partir des années 1850-1860 que Benjamin Raspail se révèle comme un artiste à part entière. Avec son père, il parcourt le Plat Pays à la recherche de sujets d’études pour ses tableaux. Il se fait un nom en tant que peintre naturaliste et paysagiste. Son goût prononcé pour les aquarelles représentant des oiseaux lui vient, très certainement, de son apprentissage du dessin anatomique auprès de son père. Benjamin Raspail a exposé quelques-unes de ses toiles dans une galerie de la ville de Spa en 1862, alors qu’il était toujours exilé en Belgique26. Il est alors présenté, dans le catalogue, comme un « élève de l’École belge », ce qui montre l’influence de son pays d’accueil dans sa manière de peindre27. Benjamin Raspail profite également, si l’on peut dire, de sa proscription, pour se constituer une collection de tableaux. Il se passionne pour la peinture flamande. Dans les dossiers de son fonds privé à Créteil, on trouve des coupures de journaux relatives à des ventes aux enchères de peintures anciennes. Son père rédige, dans le même temps, plusieurs notices biographiques sur des artistes flamands28. À l’inverse, Benjamin Raspail aide son père dans la réalisation de ses entreprises philanthropiques en le tenant par exemple au courant, en 1862, du projet de l’Association libre des compositeurs-typographes de Bruxelles de créer une bibliothèque populaire29.

• 30 Nicolas Sueur, « Les spécialités à base de camphre de Raspail », in Jonathan Barbier, Ludovic Frobe (...)
• 31 Journal de Bruxelles, 27 mai 1861.
• 32 Jacques Hellemans, « La réimpression. Une hydre tentaculaire dans le monde de l’édition internation (...)

12Deux autres fils de François-Vincent Raspail, Émile et Camille, accompagnent aussi leur père dans son domaine de prédilection : la diffusion de sa méthode médicale. L’image du chef de famille est sans cesse valorisée par ses enfants. François-Vincent Raspail est vu très tôt par ses contemporains comme un patriarche dont les fils sont les disciples. Émile et Camille Raspail ne connaissent pratiquement pas les tourments de la proscription : Émile Raspail, qui n’a que 21 ans en 1853, accompagne son père durant son voyage pour la Belgique bien qu’il n’ait pas, semble-t-il, séjourné très longtemps dans le Plat Pays. En revanche, les procès-verbaux de la police belge attestent qu’Émile et Camille Raspail se sont rendus, à plusieurs reprises, temporairement en Belgique pour voir leur père à Boisfort et, ensuite, à Uccle. En 1858, Émile Raspail qui est ingénieur, fonde les usines Raspail à Arcueil ainsi que la Pharmacie complémentaire de la méthode Raspail, installée au 14 rue du Temple à Paris30. Elles ont pour objectif de produire la gamme de médicaments inspirée par la méthode médicale de son père, à savoir l’eau sédative camphrée, les pommades, les liqueurs, etc. Camille Raspail, qui a obtenu son diplôme de médecine en 1857, veille, quant à lui, au maintien de la librairie Raspail qui édite les ouvrages de son père. Grâce notamment au travail de ces deux fils, restés en France, pour perpétuer l’œuvre du chef de famille, les journaux français mais également belges font la promotion dans leurs encarts publicitaires des médicaments et livres Raspail. On peut souligner que le nom de Benjamin Raspail est visible aussi dans la réclame de la presse belge31. Dans l’un des ouvrages phares de François-Vincent Raspail, Histoire naturelle de la santé et de la maladie (paru pour la première fois en 1843), Benjamin Raspail a dessiné une grande partie des illustrations anatomiques. Mais un tel exemple est bien rare dans la mesure où la mémoire du chef de famille semble, malgré tout, prédominer sur celle de ses enfants durant et après l’exil. En outre, Camille et Émile Raspail font preuve d’une grande vigilance concernant les contrefaçons relatives aux livres et produits pharmaceutiques de leur père, en France mais aussi en Belgique où les falsifications sont nombreuses depuis au moins l’âge romantique32.

• 33 Caroline Douki, « Famille politique, mobilité et exil : les anarchistes dans le dernier tiers du xi (...)
• 34 Alain Garrigou, Mourir pour des idées. La vie posthume d’Alphonse Baudin, Paris, Les Belles Lettres (...)
• 35 Sylvie Aprile, Le Siècle des exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions (...)
• 36 Ibid.
• 37 Francis Sartorius, « Des débuts de la monarchie de Juillet à la fin du Second Empire : intellectuel (...)

13La famille en exil se limite-t-elle au groupe biologique ? La famille est un mot d’une grande élasticité, qui excède ce cadre, et qui peut prendre également une connotation politique : les Raspail père et fils appartiennent à la « famille » des proscrits français, que l’on pourrait définir comme un groupe d’opposants à Napoléon III qui a inventé sa propre sociabilité politique à l’étranger. De la même façon qu’il semble inopportun d’étudier l’exil d’un individu hors de son contexte familial au sens strict, il nous paraît essentiel de replacer la famille biologique en exil dans une famille, entendue dans un sens beaucoup plus large, à savoir un « ensemble de réseaux informels, faits de solidarités militantes individuelles, qui unissent des exilés et des réfugiés en migration permanente33 ». À l’exception du début des années 1850 où Bruxelles apparaît comme un espace de rencontres entre exilés républicains34, ces interactions deviennent cependant, au fil des années, de plus en plus difficiles en raison des mesures draconiennes visant à les limiter en Belgique. Comme l’a bien souligné Sylvie Aprile, « les exilés sont une dizaine à Anvers et à Bruges, les autres sont dispersés sur tout le territoire35 ». Les interdictions professionnelles de déplacement – il est interdit de s’absenter vingt-quatre heures sans permission de l’autorité locale – ajoutent une deuxième contrainte de taille dans la circulation des proscrits en territoire belge36. En outre, la répartition géographique des exilés français en Belgique est socialement marquée : les figures politiques françaises sont cantonnées à la région de Bruxelles alors que les ouvriers sont envoyés en territoire non francophone, à savoir les villes flamandes37. À lire le livre de l’ancien représentant du peuple de Haute-Loire, Amédée Saint-Ferréol, sur les proscrits français en Belgique, on a l’impression que les Raspail n’ont pas cherché à communiquer avec les autres exilés et qu’ils ont voulu se retirer définitivement de la vie politique :

• 39 Maurice Dommanget, « Auguste Blanqui à la citadelle de Doullens », t. 16, Recueil, Paris, Société d (...)
• 40 BIC, Fonds Raspail, Ms 2742, Éphémérides, le 27 février 1862.
• 41 Raspail consigne, dans les années 1860, un certain nombre de remarques scientifiques, météorologiqu (...)

14Ce propos est, en réalité, à nuancer. Pendant sa proscription, François-Vincent Raspail règle ses comptes avec d’anciens compagnons de lutte. Il se brouille avec son ancien locataire de cellule, Louis-Auguste Blanqui. Comme le souligne Maurice Dommanget, « on ignore la cause de ce désaccord dont le souvenir s’est transmis jusqu’à nos jours dans la famille Raspail39 ». Le médecin républicain dresse, en 1861, un portrait à charge de « l’Enfermé », qu’il qualifie de « petit lâche désossé40 » dans ses « Éphémérides41 ». Selon lui, il serait le pire des hommes dans la mesure où il aurait trahi les idées républicaines et embrassé le parti de la réaction. Il le critique aussi sur le plan des valeurs familiales, ce qui prouve que, pour Raspail père, ces dernières sont fondamentales dans le tempérament des individus :

• 43 Ibid., le 4 décembre 1862.
• 44 Ibid., le 25 février 1862.
• 45 Ibid., janvier 1862.

15Il n’est pas plus tendre avec d’autres personnalités républicaines comme Jules Bastide43, ancien secrétaire d’État aux Affaires étrangères en 1848, Louis Greppo, ancien représentant du Rhône sous la Deuxième République ou encore Jules Miot, ex-député de la Nièvre, tous trois assimilés au mythe du complot jésuite44. Il s’en prend également à une blanquiste, Mme Jeanne Sébert, marchande de tabac à Bruxelles, qui a pourtant pratiqué durant sa proscription la méthode médicale Raspail : « Sa complice [à Blanqui], qui se faisait appeler ici Mme Sébert et qui se nomme Frémiaux je crois, est la plus sale canaille de la bande, elle joue la comédie de la conspiration bien mieux que lui45. »

• 46 AGRB, 119258, Fonds de la Police des étrangers, dossier individuel « François-Vincent Raspail », Jo (...)
• 47 Albert Guislain, « Mémoire de Raspail et de son exil », Le Soir, 26 juin 1949.

16À côté de ces attaques, François-Vincent Raspail se serait toutefois lié à un certain nombre de républicains exilés en Belgique. Il faut utiliser le conditionnel car les sources dont nous disposons à ce sujet ne sont fondées que sur des rumeurs, rappelant celles des rapports de police et des espions. Des journalistes belges, José Camby et Albert Guislain, déconstruisent, bien des années après le Second Empire, en 193746, puis en 1949, dans deux articles de presse destinés aux lecteurs de L’Indépendance belge et du Soir, cette image d’un François-Vincent Raspail aigri, prostré dans ses résidences surveillées. Dans l’article de 1949, on apprend cette information reposant sur les dires d’un maître jardinier de la ville d’Uccle et sur ceux de Jules Payro, un Belge qui aurait vécu, enfant, à proximité de la maison de l’exilé français : « Raspail recevait la visite d’émigrés français. Ils arrivaient en voiture. C’étaient entre autres : Bancel, Madier de Montjau, Deschanel, Dupret, Victor Hugo, Pelletan47. »

• 48 BIC, Fonds Raspail, Ms 2754 (6), Lettres du vicomte du Parc à François-Vincent Raspail, les 14 avri (...)
• 49 Ibid., Ms 2757 (1), Lettre de Pierre Joigneaux à François-Vincent Raspail, le 10 septembre 1854.
• 50 AGRB, inventaire 52123, acte de mariage d’Agapite Victor Penon et de Jeanne Caroline Couteaux, le 2 (...)
• 51 AD 94, Fonds Benjamin Raspail, 69 J 239, lettres d’Alphonse Esquiros à Benjamin Raspail du 19 avril (...)

17Bien que nous ne puissions pas confirmer ce fait, nous pouvons, en revanche, affirmer avec certitude que l’ancien quarante-huitard essaye de garder le contact avec ses amis politiques les plus fidèles comme le capitaine Kersausie malgré les obstacles qui rendent difficile la visite d’un proscrit à un autre proscrit. Les deux hommes sont très proches car sans l’aide financière de ce militaire, François-Vincent Raspail n’aurait jamais pu créer son premier journal républicain, Le Réformateur en 1834. En avril 1859, exilé à Londres et gravement malade, le capitaine veut à tout prix suivre le traitement médical de son ami. Pour ce faire, il doit se rendre en Belgique et faire face à toute une série d’incidents liés à la surveillance des expatriés en Belgique : les contrôles d’identité au port d’Ostende et surtout les risques d’une expulsion s’il n’obtient pas un permis de séjour temporaire. Finalement, grâce à l’aide des instances diplomatiques, Kersausie est autorisé à venir consulter Raspail en juin 185948. De même, Pierre Joigneaux, journaliste républicain, ancien représentant du peuple de la Côte-d’Or en 1848 et proscrit dans les Ardennes belges, avait séjourné, auparavant, en 1854, deux ou trois jours chez Raspail père, à Boistfort, pour cause de santé « détraquée49 ». Par ailleurs, François-Vincent Raspail a correspondu aussi avec Marc Dufraisse, avocat et ancien représentant du peuple de l’Indre, qui est, lui aussi, exilé en Belgique. Enfin, en 1860, il a été le témoin de mariage d’un exilé français, commis voyageur de profession, Agapite Victor Penon, né à Longueville, dans le département du Nord, en 182350. Pour ce qui est de Benjamin Raspail, il a, de son côté, entretenu des échanges épistolaires avec le républicain Alphonse Esquiros, exilé en Belgique, puis en Angleterre. Ce dernier lui fait part d’ailleurs de son projet d’écrire une histoire de la Deuxième République en y incluant une notice biographique sur François-Vincent Raspail51. Car, en effet, à la suite de l’exil en Belgique, on s’aperçoit que c’est la proscription du patriarche de la famille qui est restée dans les mémoires de ses contemporains. Elle a éclipsé en grande partie celle de ses enfants.

• 52 L’Indépendance belge, 15 juin 1855.
• 53 Amédée Saint-Ferréol, Les Proscrits français en Belgique, op. cit., p. 328.

18François-Vincent Raspail et Benjamin Raspail rentrent en France bien après la proclamation de l’amnistie générale de 1859, à savoir en 1862 pour le père et en 1864 pour le fils aîné. Pourquoi ont-ils attendu si longtemps pour revenir dans leur pays natal ? Nous n’avons pas de réponse certaine à cette interrogation. Sans doute, ont-ils voulu exprimer leur opposition à l’empire – même libéral – de Napoléon III à travers leur refus de s’accoler immédiatement aux amnisties ? Il ne faut pas oublier aussi que la famille Raspail est bien perçue par la population locale. François-Vincent Raspail, auteur du Manuel annuaire de la santé ou Médecine et pharmacie domestiques pour 1845, aide les malades belges de sa ville de résidence alors que de tels soins lui étaient interdits sous peine d’une expulsion de Belgique 52. Il ne devait, théoriquement, ouvrir son cabinet médical qu’aux étrangers venant le voir avec un passeport en règle53.

• 54 BIC, Fonds Raspail, Ms 2742, Éphémérides, le 14 janvier 1862.

19L’expérience de l’exil en Belgique a durablement marqué les consciences de la famille Raspail. Le chef de famille ainsi que le fils aîné, Benjamin Raspail, se sont intéressés durant leur exil à la vie législative belge. Ils se sont passionnés pour le débat relatif à l’abolition de la peine de mort qui se tient à la Chambre des représentants de Belgique en janvier 186254. Aussi, Benjamin Raspail est agréablement surpris par les libertés individuelles accordées aux citoyens belges. Concernant ce point, il prend la Belgique pour exemple dans sa profession de foi de 1876 :

• 57 AGRB, Inventaire 160, Acte de mariage de Benjamin Raspail et de Marie Walschaert, le 6 mai 1863 à U (...)

21Les argumentations – le dévouement sans faille des femmes envers le chef de famille, le renoncement à sa propre vie personnelle – ressemblent à celles qui avaient été formulées au moment des funérailles d’Adélaïde Raspail en 1853. Marie-Apolline Raspail devient, après sa mort, une figure sacrificielle, une fille modèle dans l’esprit des républicains. Toutes les femmes de la famille Raspail n’ont pas le droit à cette héroïsation posthume. C’est le cas de l’épouse de Benjamin Raspail, Marie Walschaert. Les journalistes n’évoquent à aucun moment les grandes étapes de sa vie. Pourtant, elle a un lien direct avec la période de la proscription puisqu’elle est Belge et qu’elle se marie en 1863 avec Benjamin Raspail à la mairie d’Uccle57. Autre cas intéressant, il s’agit de celui de Xavier Raspail. Il a vécu, on l’a dit, une partie de son adolescence en exil. Il s’en souvient lorsqu’en 1875, condamné par la justice française pour avoir publié un écrit faisant l’apologie des communards et le procès de l’armée française de 1871, il demande que sa peine de prison soit commuée en exil en Belgique. En 1878, malgré son état de proscrit, il réussit, néanmoins, à assister aux obsèques de son père à Paris :

• 62 Lettre de François-Vincent Raspail aux citoyens de l’Isle-sur-la-Sorgue, le 24 janvier 1877, in Les (...)
• 63 Christophe Portalez, Alfred Naquet et ses amis politiques. Patronage, corruption et scandale en Rép (...)
• 64 Lettre de François-Vincent Raspail à Jean Saint-Martin, le 27 janvier 1877, in Les Droits de l’homm (...)

24Une personnalité trouble le récit de cette mémoire familiale : il s’agit du neveu, Eugène Raspail. Son oncle le considérait pratiquement comme son fils lorsqu’il le fit entrer dans la rédaction de son journal républicain, Le Réformateur, en 1834. Cependant, les relations entre François-Vincent Raspail et Eugène Raspail se sont dégradées dans les premières années de la Troisième République. En 1877, Eugène Raspail demande la main de la nièce de Monseigneur Sibour. Son oncle ne peut accepter de voir son neveu s’unir à la famille de l’ecclésiastique qu’il a côtoyé pendant ses études en tant que séminariste à Avignon et qu’il considère désormais comme un membre de la Congrégation de Loyola. Mais, plus surprenant, il sous-entend qu’Eugène Raspail est devenu bonapartiste. Après cinq années d’exil, son retour précipité en France en 1854, avant même le tournant libéral de l’Empire, pourrait laisser penser qu’il a obtenu une grâce individuelle auprès du gouvernement français, mais nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude. Dans tous les cas, se sentant trahi politiquement, François-Vincent Raspail dépeint un tableau peu flatteur d’Eugène Raspail aux citoyens de la ville de l’Isle-sur-la-Sorgue, dans le Vaucluse, qui le sollicitent pour être leur candidat aux élections législatives de 1877 : « Qu’ils choisissent, comme candidat, un homme ferme dans ses convictions et à qui il ne soit jamais arrivé de renier sa foi républicaine devant un évêque et devant ce misérable qui a fini par livrer la France à l’ennemi62. » Les relations sont tellement houleuses entre les deux hommes que François-Vincent Raspail appelle les citoyens d’Avignon à voter pour le candidat républicain Jean Saint-Martin63 au détriment de son neveu lors des élections législatives de 187764.

• 65 AD 94, Fonds Benjamin Raspail, 69 J 576, Article de presse sans titre de journal sur la mort de Cam (...)
• 66 Le Temps, 26 septembre 1899.

26Au fil du temps, les observateurs ne se rappellent plus les itinéraires individuels de chaque membre du clan Raspail. Quand le médecin et député du Var, Camille Raspail, s’éteint en mai 1893, on relate, dans la presse nationale, que l’association ayant pour nom « La famille des proscrits », est présente à ses funérailles65. Cette situation est des plus étonnantes puisque Camille Raspail n’a, à la différence de ses trois frères et de sa sœur, jamais pris les chemins de l’exil. En ce qui concerne les inexactitudes relatives à la vie de Benjamin Raspail, il est indiqué dans sa nécrologie, publiée dans le journal Le Temps, le 26 septembre 1899, qu’« il fut proscrit avec son père en 1851 », quand en fait nous savons que François-Vincent Raspail avait, au moment du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, le statut de prisonnier politique66.

• 67 Sophie Wahnich, L’Impossible citoyen. L’étranger dans le discours de la Révolution française, Paris (...)
• 68 David Brundage, Irish Nationalists in America. The Politics of Exile 1798-1998, Oxford, Oxford Univ (...)

27Que reste-t-il de la mémoire de l’exil des Raspail en Belgique ? On l’a vu précédemment, des journaux belges consacrent encore dans les années 1930-1940 des pages à cet événement. Si l’on tourne notre regard du côté de la toponymie des rues, il existe toujours un parc Raspail à Uccle, en Belgique. En dépit de son exil outre-Quiévrain, la famille Raspail a réussi, grâce à son entraide, à faire perdurer sa fortune fondée sur la vente des manuels de santé et des préparations pharmaceutiques. Néanmoins, malgré leurs carrières brillantes, les fils Raspail n’ont jamais réussi à égaler leur père dans la mémoire collective. Ils sont presque toujours relégués au second plan dans les représentations de l’époque. À tel point que l’exil de Benjamin Raspail, le fils aîné, est rarement évoqué par les journalistes et historiens a posteriori. Au cours du xx^e siècle, « Raspail » est surtout devenu un nom commercial évoquant une liqueur digestive mais qui ne fait plus référence à un clan familial. Pourtant, on a assisté à un apprentissage politique de l’exil à l’intérieur de cette famille. Xavier Raspail en est le plus bel exemple. Il grandit dans cette expérience du bannissement et, adulte, devient l’un des grands défenseurs des exilés communards. Du 2 décembre 1851 aux premières années de la Troisième République, la famille Raspail prouve qu’une transmission familiale de l’expérience de l’exil et de sa mémoire a pu se manifester entre la Belgique et la France. Ce passage de témoin n’est pas propre à la famille Raspail mais s’insère, plus largement, dans une histoire collective, européenne et longue des mémoires familiales relatives à l’émigration, qu’elles concernent les étrangers en France durant la Révolution française67 ou l’exil des nationalistes irlandais en Amérique depuis la fin du xviii^e siècle68.

• 69 Sylvie Aprile, « De l’exilé à l’exilée. Une histoire sexuée de la proscription politique outre-Manc (...)
• 70 Nancy L. Green, Repenser les migrations, Paris, PUF, 2002.
• 71 Ludovic Frobert, Des républicains ou le roman vrai des Raspail, Lyon, Éditions Libel, 2019, p. 260.
• 72 Xavier Raspail, Procès de l’Almanach Raspail de 1874, Paris, chez l’éditeur des ouvrages de M. Rasp (...)
• 73 François-Vincent Raspail, Réformes sociales, Paris, Bureau des publications de M. Raspail, 1872, p. (...)

28Pour conclure, le cas des Raspail met en lumière un dialogue constant entre exil et famille au xix^e siècle. Il permet de replacer les années de proscription républicaine dans une temporalité longue caractérisée par des continuités entre l’exil des quarante-huitards et celui des communards. Que ce soit sous le Second Empire ou sous la Troisième République, les trajectoires du père et des enfants semblent se répéter : procès, prison, bannissement, deuils et séjours en Belgique. Ces exils successifs reposent ainsi sur des logiques familiales qui expliquent, en partie, une reproduction des itinéraires entre les différents membres du clan familial. Le républicanisme de combat, prôné par François-Vincent Raspail et qui a causé sa condamnation à l’exil, est un héritage politique que ses enfants se sont approprié. Examiner le phénomène de l’exil du point de vue de la famille est une approche qui amène aussi à reconsidérer le statut et le quotidien des proscrits républicains. Épouses et filles jouent un rôle déterminant dans la vie familiale de l’exilé politique69. Contextualiser ces figures féminines dans le cadre familial permet de réinterroger les types de migrantes établies par Nancy L. Green dans ses travaux70. Adélaïde Raspail, l’épouse, est décédée avant l’exil de son mari et pourtant, en réinterrogeant la chronologie de la proscription, elle semble bien jouer le rôle de la « femme qui reste » de façon posthume. Son mari et le sculpteur Étex ont choisi de l’immortaliser au cimetière du Père Lachaise, en symbole des femmes républicaines qui attendent désespérément le retour de leur époux de prison ou d’exil. La foule qui s’est pressée à son enterrement ne s’y est pas trompée. Marie-Apolline Raspail, quant à elle, pourrait appartenir à la catégorie des « suiveuses ». Toutefois, là aussi, il est possible de réinscrire cette appellation dans une temporalité plus longue. Après l’exil de son père, elle continue de jouer, telle une « ombre chérie71 », le rôle d’accompagnatrice en prenant soin de son père et en faisant le choix de ne jamais se marier. En s’éloignant de l’image d’Épinal du grand républicain auréolé par ses années de proscription et en s’intéressant à sa sphère familiale et amicale, on s’aperçoit ainsi que la vie du proscrit ne se résume pas à des souffrances perpétuelles mais prend la forme, au contraire, d’un quotidien fait de moments de complicité, voire de joies avec ses enfants. L’exilé républicain n’aurait jamais pu poursuivre son activité scientifique, médicale et éditoriale sans l’aide constante mais toujours dans l’ombre de sa fille et de ses fils. Ce resserrement des liens familiaux a été si important pour le proscrit François-Vincent Raspail qu’il en vient à donner, sous la Troisième République, une connotation positive à son exil en Belgique, puisqu’il correspondrait à ses « plus belles années72 » en raison de la concrétisation de sa vision de la famille, à savoir, « la société réduite à son berceau73 » où chaque élément a sa place telle l’organisation d’une cellule végétale ou animale.