1Le « libéralisme » n’est pas un corps de doctrine cohérent et unifié. C’est la démonstration à laquelle se livre Antoine Schwartz, docteur en science politique, par le déploiement d’une véritable histoire sociale des idées politiques. L’étude des engagements des « libéraux » du Second Empire l’amène à reconsidérer les classements politiques globalisants tout en démystifiant cet artefact philosophique. Comme l’indique le titre du livre – Le Libéralisme caméléon – le politiste analyse les mutations de cette doctrine, en perpétuelle renégociation, ses réappropriations diverses, tel un « mot de passe recouvrant des visions et des prises de position dans des configurations différentes » (p. 19). Dans cet ouvrage issu de sa thèse, le politiste illustre ce que peut être une enquête sociologique sur un terrain historique de manière claire et passionnante. En six chapitres, suivant aussi bien des trajectoires individuelles que des groupes, il revient sur un moment clé de l’invention d’un libéralisme politique au cours de trois grandes séquences entre 1848 et 1870.

3L’inflexion libérale du régime engagée en 1860 est le point de départ de la deuxième partie de l’ouvrage. Ne revenant pas en détail sur les conflits religieux ou économiques, Antoine Schwartz rappelle tout de même que la question italienne ainsi que le traité de libre-échange avec l’Angleterre divisent fortement les soutiens impériaux qu’ils soient catholiques ou industriels. L’accroissement des pouvoirs législatifs se fait alors dans un contexte de « crise d’allégeances » (p. 139) et de disparition de la menace « révolutionnaire » en redessinant les frontières du débat idéologique autour du clivage binaire entre « gouvernement » et « opposition ». En vue des élections de 1863, la jeune garde libérale, en marge du jeu politique, déploie un appel à l’alliance électorale autour d’un slogan : « l’union libérale ». En pratique, la coalition ne s’avère être qu’un « parti de papier » (p. 174) mais dont l’objectif demeure l’union entre élite politique et intellectuelle. Centrant son regard sur la seule capitale, le politiste examine cette bourgeoisie capacitaire – journalistes et avocats – qui se côtoie dans des « lieux passerelles » (p. 174) à la lisière du pôle libéral et démocrate de l’opposition (comme la Société d’économie politique, les salons, la réunion à l’hôtel de Broglie, le barreau et les journaux). Au Corps législatif, la « réunion Marie » réussit à rassembler l’opposition, malgré ses différences, autour de la défense des libertés fondamentales. L’auteur démontre alors l’indistinction entre libéralisme économique et libéralisme politique. L’idée de « libéralisme démocratique » les rassemble en prônant la maîtrise du suffrage universel pour préserver le prestige social et la propriété. À ce sujet, une comparaison avec la situation britannique à la même période permettrait de prolonger l’étude pour évaluer les liens et la circulation plus large de cette idée.

4La dernière partie de l’ouvrage traite de la fin de l’Empire marquée par un nouveau réajustement de l’opposition qui dessine une troisième voie entre adhésion inconditionnelle au régime et rejet absolu. Ce « tiers parti » prend racine dans le Corps législatif alors que se reforme un radicalisme démocrate pour les élections de 1869. Parallèlement, les réformes libérales de 1868 sur la presse et les réunions publiques attirent des soutiens comme Émile Olivier, chef du gouvernement le 2 janvier 1870, et des libéraux comme Buffet et Daru. Les recompositions politiques font l’objet de luttes d’interprétation par les organes d’opinion et divisent l’ensemble des camps mais permettent de comprendre d’une part, les luttes internes au champ du pouvoir et, d’autre part, l’impossible déploiement d’un « parti libéral » dont le discrédit perdure malgré la chute du régime. En effet, les revirements d’opinion fragilisent toutes stratégies de reconversions qui se « heurtent brutalement à la transformation du contexte politique, puis à l’entrée en guerre » (p. 331).

5Si la restitution de ces reclassements multiples s’avère complexe, Antoine Schwartz ambitionne de tenir ensemble, tout au long de son ouvrage, la transformation des espaces de production du libéralisme et les conditions de ses réappropriations diverses sans jamais omettre les agents qui les font vivre en se constituant ou se revendiquant comme groupe. En ce sens, l’ouvrage ouvre autant de pistes de recherche qu’il renouvelle les études sur le libéralisme de manière captivante. Par des rappels biographiques réguliers, par l’analyse des productions littéraires, des articles de presse ou encore des repositionnements au sein du Corps législatif, l’ouvrage scrute ses usages comme mot d’ordre, comme étendard de mobilisation ou encore comme système de classement aux frontières toujours changeantes.