1Cet ouvrage étudie les conceptions de la foule pendant les deux décennies de la fin du xix^e siècle, de 1875 à 1895, en France et en Italie, années lors desquelles la foule est prise comme objet d’étude par des juristes, des médecins, des psychologues et des sociologues. Elena Bovo, maîtresse de conférences en italien, commence son ouvrage avec le livre de Taine, Les Origines de la France contemporaine (1875-1893) et le clôt par celui de Gustave Le Bon, La Psychologie des foules (1895). Elle a pour ambition d’apporter des éléments nouveaux de réflexion sur ce thème. Elle estime, en particulier, que Miroirs déformants. Réflexions sur la foule en France à la fin du xix^e siècle de Suzanna Barrows, publié en anglais en 1981 et traduit en français en 1990 sous ce titre (Paris, Aubier), ne prend pas en compte la différence entre le contexte italien et le contexte français, ni la spécificité de l’analyse des foules faites par les représentants de l’école de criminologie. Ses analyses des travaux de Cesare Lombroso (1836-1909) et de Scipio Sighele (1868-1913) sont en effet approfondies, appuyées sur une fine connaissance de la langue, du contexte italien et d’une correspondance inédite de ces auteurs (publiée et traduite à la fin du livre). Elle montre ainsi l’importance de la pensée de ces deux hommes tout en retraçant leurs parcours intellectuels et biographiques. Auparavant, les travaux d’Hippolyte Taine (1828-1893) et de Gabriel Tarde (1843-1904) sont présentés comme les pionniers de la psychologie des foules pour avoir « mis en lumière les deux principes fondateurs de ce nouveau savoir : la régression de l’être humain à un stade antérieur de son développement et l’instinct d’imitation, comme étant l’une des expressions principales, sinon la principale, de cette régression » (p. 34). Elena Bovo souligne l’importance prise par la vogue de l’hypnose qui aide Tarde à éclairer les caractéristiques du phénomène psychologique de l’imitation. Sa référence aux travaux de Jean-Martin Charcot sur l’hystérie s’appuie cependant sur une erreur d’interprétation, puisque l’auteure écrit que l’hystérique resterait « suite à un traumatisme, subjuguée par une idée qui lui est insupportable » (p. 25). Il s’agit là d’une analyse… freudienne, Charcot considérant que l’hystérie est purement neurologique, liée à une « lésion dynamique de l’encéphale », certes provoquée par un traumatisme, mais un traumatisme strictement physique (choc, chute, accident de chemin de fer ou autre). Le chapitre suivant est consacré à Lombroso, médecin résolument progressiste qui publie L’Homme criminel en 1876 et diffuse la théorie de la survivance d’instincts ancestraux. Par cette dualité, sa conception de la psychologie des foules est ambiguë, voire contradictoire puisque la foule est pour lui à la fois élément de progrès social et élément déclencheur de la résurgence des instincts ataviques.

3Toutefois, la foule est dorénavant conçue comme un nouvel objet scientifique disposant d’un savoir et les écoles française et italienne de criminologie vont s’affronter et débattre en particulier de la figure du meneur et de son influence au sein d’une foule. Les conceptions, tant du meneur que de la foule, diffèrent d’un pays à l’autre. La peur d’un retour des foules révolutionnaires semble hanter la France ce qui n’est pas le cas, selon Elena Bovo, en Italie. Les représentants de l’école italienne de criminologie considèrent la foule comme certes nécessitant un contrôle et une répression pour modérer sa violence atavique mais « comme étant une partie de ce peuple exploité, en quête de justice sociale, qui manifeste sur les places et dans les rues » (p. 129).

4Ainsi le Français Gustave Le Bon (1841-1931) s’intéresse d’abord au rôle destructeur joué par les foules et, particulièrement, à la séduction hypnotique des meneurs catalysant les désirs inconscients de la foule. Les lois juridiques lui importent peu, et Le Bon feint d’ignorer les travaux de Sighele, présentant, à tort, La Psychologie des foules, publié en 1895, comme faisant naître cette discipline. La présentation des travaux de Le Bon par Elena Bovo est cependant courte et centrée sur « le devenir racial de la psychologie des foules » puisqu’il associe la notion de foule à celle de « race historique ».

5Le livre d’Elena Bovo permet donc de saisir la complexité de la pensée des pionniers de la psychologie des foules, certains porteurs d’un désir de progrès social teinté de paternalisme, d’autres hantés par les risques de foules dangereuses conduites par des démagogues.