1Emma Rothschild nous livre avec An Infinite History une histoire de l’espace social d’une nébuleuse familiale sur cinq générations. Infinie du fait de la multitude des ramifications possibles d’un objet circonscrit par le périmètre d’une généalogie familiale, cette histoire d’individus singuliers est aussi une histoire des temps modernes tels qu’on peut les observer d’Angoulême entre la deuxième moitié du xviii^e siècle et le début du xx^e siècle.

2L’ancêtre fondatrice de la généalogie familiale, une fois n’est pas coutume, est une femme illettrée : Marie Aymard. Orpheline très jeune d’un père petit marchand en ville et d’une mère fille de cordonnier et ayant épousé en deuxièmes noces un maître charpentier, elle a vécu à Angoulême entre 1713 et 1790. Les forces invisibles de la recherche empirique ont amené Emma Rothschild à reconstruire plus particulièrement, parmi les parcours attentivement retracés des enfants de Marie Aymard, la généalogie matrilinéaire de l’une de ses filles, Françoise Ferrand, née également à Angoulême en 1740 et épouse d’Étienne Allemand en 1764. Sa descendance a été scrupuleusement suivie aux xviii^e et xix^e siècle à travers les histoires d’alliances et d’héritages de ses branches les plus cachées. Les femmes ont la part belle dans cette histoire familiale, dont les moments forts sont les mariages et les transmissions de biens. Des veuves, des femmes célibataires et des femmes mariées ont joué un rôle clé dans les rebondissements de cette histoire qui se donne pour défi de reconstruire l’univers social, matérialisé dans deux actes, de la vie relativement obscure d’une femme qui en a été à l’origine tout en étant incapable de les signer elle-même. L’originalité du point de départ réside précisément dans cet écart. À la fin de l’histoire, la longue série de mariages des centaines d’individus composant la descendance de Marie Aymard comprend sans surprise des alliances marquées par la pauvreté et le dénuement. Mais elle inclut également un mariage en 1876 qui témoigne de l’insertion dans l’élite parisienne d’une jeune pousse de la descendance matrilinéaire de Marie Aymard. Valentine Portet, l’arrière-arrière-petite-fille de Marie Aymard en ligne féminine, épouse au Mans Olivier Boittelle, cousin du baron Hausmann.

3Cette histoire « par contiguïté » (p. 10 et passim), selon le mot de l’auteure, des relations des enfants de Marie Aymard et des 83 personnes présentes au mariage de sa fille Françoise Ferrand en 1764, conjugue ainsi histoire des individus et histoire intermédiaire du groupe familial étendu. Elle s’élargit aussi, de proche en proche, au vaste monde de l’empire colonial français, dont les apparitions dans les actes et les biographies sont systématiquement évoquées par Emma Rothschild. La connexion entre micro et macro se fait à travers les individus et leurs liens au sens large (de la filiation à la présence lors de la signature d’un acte). Les attestations de leur mention dans des sources écrites sont foisonnantes et extraordinairement riches.

5Les deux premiers chapitres du livre sont dédiés à Marie Aymard et aux deux actes notariés qui ont déclenché l’étude. Tout d’abord est étudiée une procuration établie en octobre 1764 de Marie Aymard à un sous-lieutenant de la Marine, Pierre Chauvin, sur le point de partir pour la Martinique. Chauvin est censé s’enquérir et faire valoir les droits de Marie Aymard et ses enfants sur un capital, incluant la possession de quelques esclaves noirs, que son mari charpentier avait accumulé dans l’Île de Grenade avant sa mort survenue en 1759, après quelques années de séjour sur place. Ensuite, est finement décortiqué un contrat de mariage comportant le nombre extraordinairement élevé de 83 signatures. La publicité de l’acte devant une si grande audience est exceptionnellement significative, trois à six fois par rapport à d’autres contrats de mariages dans ce milieu d’artisans et commerçants pourtant assez enclins à multiplier le nombre des personnes présentes à la lecture de ces actes. On aurait aimé voir dans le volume une visualisation de cette « picture of a network » dont les liens ont été reconstitués pour quelque 81 personnes identifiées et décrites dans les annexes. Ces quelque 80 individus ne sont pas du milieu social de Marie Aymard et de sa fille. Les contrats de mariage sont la manifestation publique d’alliances dont la conformité aux règles sociales est reconnue par la collectivité lors de la cérémonie publique de signature de l’acte. Les défilés de personnes dans les rues et les réunions dans les maisons qu’ils engendrent ratifient leur pleine intégration au groupe, tout comme les charivaris sanctionnent, a contrario, les alliances hors norme (asymétries surtout d’âge ou de fortune de ces alliances). Les chapitres suivants offrent une vue d’ensemble des habitants d’Angoulême à travers les 4 089 individus qui apparaissent dans les registres paroissiaux de la ville en 1764, date du mariage de Françoise Ferrand, fille de Marie Aymard, avec Étienne Allemand Lavigerie, fils de tailleur et maître d’art lui-même. Un chapitre aborde la question, connue par le rapport sévère de Turgot, de la révolution des prix à partir de 1769, connue aussi comme l’« affaire des usuriers », tandis que le suivant se penche sur les événements de la Révolution française, une « uneventful revolution » en termes politiques à Angoulême (p. 120), en la présentant de différents points de vue : Église, bien nationaux, conscription militaire.

6Ensuite est reconstituée l’histoire « sans histoire » de la famille Ferrand-Allemand pendant les années révolutionnaires. Comme bien des Français à cette époque, ils et elles sont peu présents dans les archives de la Révolution mais leur existence est traversée par les transformations institutionnelles, politiques et économiques de l’époque. Les suites de la longue Révolution révèlent leur statut particulier de protagonistes atypiques de la révolution économique du xix^e siècle car leur ascension se fait principalement dans les bureaux de l’administration publique, ou au sein de l’armée et de l’Église, à l’exception notable toutefois des négociants et banquiers Allemand-Portet au Mans. Le dernier chapitre est enfin consacré à l’abbé Lavigerie, le seul de la famille dont la biographie a une dimension publique nationale et internationale. Puissant protagoniste de la mission conquérante de l’Église au Moyen-Orient et en Afrique et défenseur de l’abolition de l’esclavage à la fin du xix^e siècle, il renoue en quelque sorte le lien avec les voyages transcontinentaux de son aïeul Ferrand, le mari de Marie Aymard, dont le fantôme flotte dans ce dernier chapitre du livre.

7An Infinite History aborde une histoire qui dépasse les césures chronologiques habituelles, bâtie à partir de parcours de vie, de trajectoires, d’épisodes, de faits de vie ordinaire qui s’enchaînent au fil du temps. Impossible, selon l’autrice, de les inscrire dans une mise en perspective macro-structurelle de l’évolution des forces économiques et sociales, car pas assez anonymes, tout comme ces biographies ne s’inscrivent pas dans une histoire politique de la Révolution et des grands débats qu’elle a soulevés. Leur reconstitution demeure néanmoins une histoire des temps modernes et des espaces sociaux dans lesquels furent échangés des idées et des biens. Foisonnant d’histoires d’une humanité captivante, ce récit se veut « flat and positivistic » (p. 3), d’abord dans le sens où elle vise à adhérer au document, car elle est intentionnellement érudite et soucieuse d’administrer la preuve. Aussi, Emma Rothschild ne rechigne pas à revendiquer son attachement à une histoire réaliste d’inspiration naturaliste. Elle utilise les mots d’Émile Zola pour la qualifier d’« étude exacte de faits et choses » (p. 3), mais elle est consciente du caractère élusif des sources et du fait que, ce faisant, elle restitue une « image », une « vista », des réalités que ses personnages traversent. Du reste, dès le sous-titre, et ensuite de manière réitérée dans le texte, apparaît le mot « story ». L’histoire en tant que récit, mais qui se réfère uniquement à des faits attestés, est bien celle qui nous est proposée.