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Comptes rendus

Chloé Maurel, Les grands discours à l'ONU. De Harry Truman à Greta Thunberg

Vulaines-sur-Seine, éditions du Croquant, 2024
Anne-Marie Bidaud
Référence(s) :

Chloé Maurel, Les grands discours à l'ONU. De Harry Truman à Greta Thunberg, Vulaines-sur-Seine, éditions du Croquant, 2024, 338 p., préface de Pascal Ory et postface de Jean Ziegler.

Texte intégral

1On ne présente plus Chloé Maurel, spécialiste reconnue des relations internationales contemporaines et des prestigieuses agences qui s’en font les porte-voix à l’échelle du monde. Après un ouvrage consacré aux grands discours à l’UNESCO publié en 2021, elle consacre trois ans plus tard, une nouvelle anthologie des discours prononcés dans le cadre de l’ONU depuis sa création en 1945. Ce travail inédit à partir d’archives numériques a exigé une nécessaire sélection de la part de Chloé Maurel, tenant compte à la fois de la notoriété des orateurs et des retombées de leurs déclarations. D’ailleurs, chaque discours est précédé d’une mise en contexte indispensable qui permet à l’historienne de nous proposer une traversée passionnante de l’histoire du XXe siècle, de rappeler chronologiquement les tournants décisifs et les ruptures qui ont ponctué l’évolution du monde. Et comment l’impact médiatique grandissant des prises de position grâce au développement de la télévision a également infléchi les réactions de l’opinion publique du monde entier. Car Chloé Maurel prend soin de rappeler la personnalité des intervenants qu’elle convoque. On découvre ainsi que, loin d’être une simple institution bureaucratique, l’ONU représente tout autant un théâtre où la dramaturgie n’est jamais absente. La gestuelle et la rhétorique parfois flamboyantes de certains orateurs sont même devenues légendaires. L’émotion n’est jamais loin, avec quelques paroxysmes, comme en 2019, lors de la prestation de la jeune Greta Thunberg, sanglots indignés dans la voix, appelant à un dernier sursaut pour sauver la planète. Rétrospectivement, le tragique de l’Histoire s’impose : parmi les orateurs, plusieurs ont connu des fins brutales, assassinés comme Patrice Lumumba, John Kennedy, Salvador Allende ou Che Guevara, certains peu de temps après leurs prises de parole.

2À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la survie du monde paraissait si gravement compromise qu’un petit groupe de nations jugea indispensable de déterminer un socle irrécusable de valeurs et de principes à usage universel pour garantir la paix et l’équilibre des forces. Leur formulation prit la forme de deux textes fondamentaux : la Charte des Nations Unies signée à San Francisco le 26 juin 1945 et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies à Paris, le 10 décembre 1948.

3En dépit de la variété des sujets à l’agenda de l’ONU, tous les pays, traumatisés par les récents bombardements sur Hiroshima et Nagasaki, s’accordèrent sur la nécessité d’un contrôle concerté des armes nucléaires. Même dans les décennies suivantes, pratiquement tous les orateurs revinrent sur le sujet, proposant inlassablement des accords de bonne volonté. De fait, c’est autour des risques inhérents à la Guerre Froide et à la peur d’un cataclysme nucléaire que s’articulent la plupart des grands discours de l’ONU « première époque ».

4Logiquement, Harry Truman ouvre l’anthologie de Chloé Maurel puisqu’on peut le considérer comme l’un des pères fondateurs de cette nouvelle organisation. Il y affirme la nécessité d’édifier un monde meilleur, le « principe de coopération » entre nations et l’interdiction de toute position de domination d’un pays. Mais dès 1947, cet engagement de principe fut violemment contesté par Andreï Vychinski, représentant de l’Union Soviétique au Conseil de Sécurité, rejetant à la fois le système américain, le Plan Marshall, et la doctrine du « containment » (doctrine Truman). Ainsi, la discordance originelle entre les blocs Est et Ouest rendit d’emblée vulnérable ce projet international utopique et en marqua clairement les limites. Toute coopération fut donc le résultat de négociations sourcilleuses pouvant constamment dégénérer en conflits ouverts.

5L’opposition permanente des deux blocs se concrétisa de façon théâtrale en 1960, grâce aux personnalités de deux protagonistes : Fidel Castro et Nikita Khrouchtchev, dont les interventions respectives, devenues légendaires, alimentèrent durablement le folklore de l’ONU. D’un côté, le 12 octobre, le dirigeant soviétique, exaspéré qu’on lui refuse la parole (alors même qu’un dirigeant de l’URSS s’exprime pour la première fois dans cette enceinte), enlève prestement une chaussure qu’il tape bruyamment sur son pupitre pour se faire entendre. Quelques semaines auparavant, Fidel Castro qui venait de libérer Cuba de la dictature pro-américaine de Batista, subit des vexations humiliantes répétées à New York – parmi lesquelles l’absence ostensible des délégations américaine et britannique lors de son discours à l’Assemblée Générale de l’ONU en septembre 1960. Fidèle à sa réputation, il déroule alors un discours de quatre heures trente sans pause (le plus long jamais enregistré dans l’histoire de l’ONU) pour dénoncer la domination économique des pays industrialisés et surtout des États-Unis sur les pays du Sud. Le retentissement de ce discours-réquisitoire fut immense et conféra à Fidel Castro une envergure internationale.

6En cette même année 1960, surnommée « l’année de l’Afrique », l’ONU connaît un tournant majeur avec l’accession à l’indépendance de dix-sept pays africains. L’arrivée de leurs représentants change la démographie de l’Assemblée Générale et des systèmes d’alliance inédits bouleversent les rapports de force, car en même temps que perdure la division Est-Ouest déjà ancienne, se dessine désormais une opposition Nord-Sud. Les leaders africains qui prennent alors la parole, tels Patrice Lumumba, premier ministre congolais, Kwame Nkrumah, premier président du Ghana, ou quelques années plus tard, Thomas Sankara à la tête du Burkina Faso, introduisent tous une nouvelle thématique : dénoncer le colonialisme dont ils furent victimes, ainsi que les formes modernes de néo-colonialisme que les anciens pays colonisateurs et les multinationales s’empressent de leur imposer. « L’Afrique n’est pas pauvre, elle a été appauvrie » (Abdoulaye Wade, Président du Sénégal, 2007). L’intervention de l’ONU fut même nécessaire en 1960 pour ramener la paix au Congo. C’est également à l’ONU que firent appel les militants pour la suppression de l’Apartheid en Afrique du Sud, « crime contre l’humanité », tels Miriam Makeba en 1975ou Nelson Mandela en 1990, tout juste sorti de vingt-sept ans de prison, remerciant l’ONU pour son soutien dans leur combat pour l’égalité et la fin du racisme institutionnel de leur pays.

7Dans les mêmes décennies, de nombreux pays d’Amérique latine devenus états membres de l’ONU, revendiquent la protection de leurs droits et de leur indépendance, tant économique que politique. Si pour l’Afrique, l’adversaire se situait surtout en Europe, pour les pays latino-américains, ce sont les gouvernements successifs des États-Unis qui représentent alors l’obstacle à abattre, tel George W. Bush surnommé « le diable » en 2006 par Hugo Chavez, alors président du Venezuela. Des pans entiers d’Asie intègrent aussi le concert des nations en proposant de nouveaux regroupements : l’Inde, déjà pionnière puisqu’indépendante dès 1947, ouvre une troisième voie avec le mouvement des pays non-alignés. En 1985, le leader chinois Zhao Ziyang prend d’ailleurs la tête de ces pays émergents « pour modifier profondément l’échiquier des rapports internationaux ». L’élargissement géographique de l’ONU se manifeste aussi par la variété des nations accédant au poste de Secrétaire Général : quelques pays européens encore, mais aussi le Myanmar, le Pérou, l’Égypte, le Ghana, la Corée du Sud, etc. Consciente du problème que pose la multiplicité grandissante des langues utilisées dans ces discours, ChloéMaurel, par souci d’unité, a fait le choix de privilégier le français, qui reste une des langues officielles de l’ONU.

8La fin du bloc de l’Est et la disparition de l’URSS dans la période 1988-1991met un terme au fonctionnement relativement maîtrisé de l’ONU. Inventer de nouveaux modèles de relations internationales fut alors l’obsession de nombreux politologues. Mais sans se rallier aux nouveaux paradigmes que proposaient alors Francis Fukuyama (La fin de l’Histoire et le dernier homme, 1992) ou Samuel P. Huntington (Le choc des civilisations, 1996), l’ONU a cependant évolué, en élargissant ses champs d’intervention de manière empirique, pour répondre aux nouvelles exigences des pays. La guerre à la pauvreté est ainsi devenue une priorité récurrente, stipulant l’indépendance économique des nations, la nécessité de conditions matérielles suffisantes, seules garantes de la dignité humaine (un toit, un travail, une terre) ainsi que le droit à l’alimentation. Bref, l’ONU s’est peu à peu engagée dans la recherche d’un nouvel ordre économique mondial qui corrigerait les excès du capitalisme libéral. Programme en totale cohérence avec le Préambule de la Charte : « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ».

9L’importance des femmes dans le cadre de l’ONU représente une autre avancée majeure que Chloé Maurel a pris soin de mettre en exergue. Certes, des personnalités historiques comme Eleanor Roosevelt ou Golda Meier s’étaient déjà fait entendre dès 1948, mais des intervenantes politiques nouvelles, telles l’Indienne Indira Gandhi (1968) ou la Guinéenne Jeanne Martin Cissé (1972) prennent une place légitime dans les débats internationaux. C’est également grâce aux femmes que la société civile fait une entrée notable à l’ONU. Des militantes de toutes nationalités renouvellent ainsi la thématique habituelle des débats par leurs compétences en matières scientifiques, médicales, juridiques… et introduisent de nouvelles propositions d’action en faveur notamment de l’égalité des sexes, du contrôle de la démographie dès 1989 (Nafis Sadik du Pakistan), du droit des minorités autochtones (Rigoberta Menchù du Guatemala en 2014) et des personnes handicapées (la Syrienne Nujeen Mustafa en 2019). Enfin, elles réussissent à imposer le sujet qui va devenir une urgence mondiale prioritaire, celui de la préservation de l’environnement. En 1997, déplorant la déforestation qui détruit des pans entiers de l’écosystème, la Kenyane Wangari Maathai soumet la rédaction d’une Charte pour la Terre, un ensemble de propositions progressivement repris à l’échelle globale, même soutenu par le Pape François déclarant en 2015 « toute atteinte à l’environnement est une atteinte à l’humanité » (p. 268).

10Quel bilan peut-on tirer de ce « machin » selon l’expression sceptique du Général De Gaulle en 1960 ? Les avis sont mitigés : « importants succès communs » pour le Pape (p. 267), « manque de volonté politique » empêchant le règlement des conflits (Lula da Silva, p. 192)), faillite pour beaucoup, notamment hors de l’Occident… Les faiblesses de l’ONU sont connues, notamment la structure du Conseil de Sécurité, inchangée depuis l’origine. Seulement cinq États en font partie (la Chine, la France, le Royaume-Uni, la Russie, les États-Unis), qui détiennent un droit de veto redoutable. Toute décision devant être prise à l’unanimité, c’est de facto courir un risque de paralysie. Et face aux 193 États membres, ce chiffre dérisoire de cinq paraît totalement anti-démocratique, éliminant la majorité des pays du Tiers-Monde. Avec le jeu de ping-pong incessant des vetos, il n’est pas étonnant que des problèmes gravissimes, tel le conflit israélo-palestinien, déjà présent aux origines de l’ONU, n’ait jamais pu aboutir à des négociations de paix, malgré de multiples tentatives d’apaisement. Le droit international n’a cessé d’être bafoué en toute impuissance par des guerres locales, des famines, massacres, viols, déplacements de population… commis par 67 pays pourtant membres des Nations Unies. Par ailleurs, bon nombre de propositions furent bloquées parce qu’elles impliquaient une régulation internationale du système économique, libéré du dictat de la loi du marché. Or les pays dominants, soutenus par des lobbies tout puissants comme l’OPEP, continuent d’imposer la loi du plus fort et la « philosophie du pillage » (Che Guevara, p. 82) en toute impunité. La prise de position de chefs d’état récents peut aussi remettre en cause le multilatéralisme nécessaire à l’équilibre général. Dans sa vibrante postface, Jean Ziegler fustige ainsi la politique belliciste du gouvernement de Benyamin Netanyaou, aveugle et sourd aux nombreuses protestations internationales et même à la demande du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres demandant l’arrêt des bombardements sur Gaza et le respect du droit humain international (p. 320). Le mépris que Donald Trump formula à l’égard de l’ONU en décembre 2016 dans un tweet arrogant, « un club où les gens se réunissent et passent du bon temps », accompagna une profession de foi brutalement cynique selon laquelle les États-Unis ne prendraient désormais en compte que leurs seuls intérêts en matière de sécurité. Mais les USA s’étaient déjà dispensés de l’aval de l’ONU en déclenchant la guerre en Irak en 2003.

11Au bout de ce cheminement éclairant quoique tumultueux au cœur de l’ONU que Chloé Maurel nous propose en finesse, quelle image en retient-on ? « Haut-lieu de l’utopie » selon Pascal Ory dans sa préface à l’anthologie (p. 6), elle a pourtant perdu de son efficacité, voire de sa raison d’être quand ses règles fondamentales sont impunément bafouées. Si l’ONU veut encore représenter « les gardiens d’une conscience » (Dominique de Villepin, 2003, p. 180), des changements de fonctionnement et d’orientation semblent indispensables. Sous peine de disparaître comme feu la SDN, ou d’être condamnée par les générations futures comme Greta Thunberg le prophétise avec sa formule « nous ne vous pardonnerons jamais » ?

12En dépit de ces critiques désabusées, on ne peut se passer d’une instance unique au monde qui, contre vents et marées, maintient un idéal de référence, aussi lointain soit-il, pour transposer tout état de fait en état de droit, au nom d’une justice humaniste universelle, mais sans garantie de succès. C’est sur cette perspective dérangeante que débouche l’anthologie de Chloé Maurel, outil de travail et de réflexion indispensable à tous ceux qui ont envie de comprendre pourquoi l’ONU, tout en ayant conscience des risques d’échec, continue inlassablement à tenter de gérer au mieux les affaires du monde.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne-Marie Bidaud, « Chloé Maurel, Les grands discours à l'ONU. De Harry Truman à Greta Thunberg »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 09 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/11732 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1321e

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Auteur

Anne-Marie Bidaud

Université de Paris-Ouest-Nanterre

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