Emmanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière (dir.), Éditer l’histoire des sciences (France, XXe siècle). Entre sciences et sciences humaines
Emmanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière (dir.), Éditer l’histoire des sciences (France, XXe siècle). Entre sciences et sciences humaines, Villeurbanne, Presses de l’Enssib, coll. « Papiers », 2022, 274 p.
Texte intégral
1La collection « Papiers », créée aux Presses de l’Enssib en 2008, réunit une cinquantaine de titres qui tous s’efforcent de rendre intelligibles les cultures de l’information en les inscrivant dans les mondes sociaux au sein desquels elles se déploient. En 2022, un ouvrage collectif consacré aux pratiques éditoriales propres à l’histoire des sciences dans la société française a rejoint son catalogue. Co-dirigé par deux historiens des sciences – Emmanuel Bertrand et Wolf Feuerhahn – et une historienne du livre et de l’édition – Valérie Tesnière –, ce volume restitue les résultats d’une enquête collective de sciences sociales qui interroge l’histoire éditoriale de l’histoire des sciences.
2Dans l’introduction, Emmanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière évoquent la place tenue par les sciences dans la société française du XXe siècle en général et dans l’espace public en particulier. Ils mentionnent la diversité des genres éditoriaux qui ont traduit un engouement pour les sciences et questionnent la place de l’histoire des sciences dans la production imprimée. L’enjeu de ce projet consiste à analyser l’articulation entre les transformations survenues au cours du XXe siècle en France dans l’histoire des sciences et les pratiques éditoriales mises en œuvre dans ce domaine. Il s’agit par exemple de questionner la mobilisation des différents formats éditoriaux par les acteurs de ce champ, mais aussi de saisir les effets que les pratiques éditoriales ont eus sur le domaine lui-même comme sur les voisinages de l’histoire des sciences et de la vulgarisation scientifique. Les directeurs et directrice du volume ne présupposent à aucun moment l’existence de deux domaines imperméables l’un à l’autre (l’édition académique et la vulgarisation) ; ils font au contraire des frottements identifiés entre ces deux espaces l’une des expressions de la complexité du champ dont ils proposent de mettre au jour les ressorts. Pour ce faire, ils ont réuni neuf études de cas, chacune rendant compte d’expériences éditoriales spécifiquement menées en histoire des sciences.
3C’est une entrée par les lieux (les lieux de savoir au sens proposé par Christian Jacob) qui donne son squelette à la table des matières. Maisons d’édition (Gallimard, Le Seuil, La Découverte, Odile Jacob), domaines de savoir (Science and Technology Studies, histoire des sciences et des savoirs, histoire des sciences humaines) et collections créées par des institutions (l’Inra, le Muséum national d’histoire naturelle) servent de portes d’entrée pour analyser des trajectoires d’acteurs (auteurs, traducteurs, directeurs de collections, éditeurs, lecteurs), des genres bibliographiques et des projets éditoriaux. Le chapitre co-écrit par Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière est à cet égard exemplaire de la possibilité de produire une histoire de l’histoire des sciences en partant d’une étude des genres bibliographiques. Ses auteurs proposent en effet d’écrire l’histoire d’un « domaine dépourvu de nom faisant consensus » en partant de l’étude des « ouvrages collectifs à vocation synthétique » (p. 119) qui, entre 1957 et 2015, ont fait exister la discipline. Cette contribution pose avec acuité la question du découpage éditorial des domaines d’étude et de ses effets sur l’histoire des sciences.
- 1 François Gèze, « Penser le monde à nouveaux frais », Propos recueillis par Marie-Hélène Bacqué et J (...)
4Les contributeurs et contributrices du volume sont tous des praticiennes et praticiens des sciences sociales, mais certaines et certains interviennent comme analystes des pratiques éditoriales, d’autres comme témoins de ce segment de l’espace éditorial. Ce parti-pris est tout à fait avisé et constitue l’une des richesses du volume. Toutefois, compte tenu de l’ambition du projet, la publication de témoignages d’éditeurs aurait pu prendre la forme de longs entretiens, semblables à ceux publiés dans chaque numéro de Zilsel. L’analyse de sciences sociales et le témoignage auraient ainsi adopté deux formes éditoriales distinctes. Enfin, certains chercheurs à qui un chapitre a été confié et qui ont eux-mêmes joué un rôle majeur dans la structuration du domaine éditorial qu’ils étudient auraient pu s’exprimer de deux manières. C’est le cas de Claude Blanckaert dont la contribution très érudite sur la présence éditoriale de l’histoire des sciences humaines aurait pu être complétée par un témoignage qui se serait arrêté sur son expérience, en particulier lorsqu’il a créé et animé la collection « Histoire des sciences humaines » chez L’Harmattan. Cette double expression aurait eu tout son sens aussi pour Raphaël Larrère ou François Gèze, même si la revue Mouvements a déjà fait paraître en 2019 un long entretien avec feu le directeur de La Découverte et président de Cairn1. Un tel choix – éditorial – aurait marqué une sorte de positionnement réflexif par rapport à la multipositionnalité des acteurs, d’ailleurs évoquée à plusieurs reprises dans le volume. Il aurait aussi souligné la richesse des apports d’un entretien à l’échelle d’un volume comme celui-ci, et pas seulement à celle d’un chapitre. Dans celui qu’Emmanuel Bertrand consacre à l’histoire des sciences chez Gallimard, il partage avec ses lecteurs de larges extraits des entretiens qu’il a réalisés avec Pierre Nora et Éric Vigne.
5Dans le dixième et dernier chapitre, l’historienne du livre Élisabeth Parinet propose un regard synoptique sur les neuf études de cas qui documentent l’histoire éditoriale de l’histoire des sciences. Alors que les lieux de savoir structurent l’enquête, elle offre un judicieux contre-champ en mettant en lumière le rôle des acteurs du monde éditorial. Elle souligne notamment l’importance de deux gestes fondamentaux : la construction du catalogue et la manière dont l’histoire des sciences a investi les genres éditoriaux (biographie, encyclopédie, édition de sources). Elle souligne que ce ne sont jamais des choix financiers – l’histoire des sciences est un domaine de l’édition qui n’est jamais rentable – mais toujours des choix intellectuels qui ont concouru à la construction de ce secteur de l’édition contemporaine et rappelle qu’au-delà de quelques grands noms inextricablement liés à la construction d’un catalogue et qui incarnent des projets intellectuels et des choix volontaristes (François Gèze, Odile Jacob, Éric Vigne, Pierre Nora, René Taton, Michel Serres, etc.), d’autres interventions déterminantes ont permis de produire des livres d’histoire des sciences. En s’appuyant sur plusieurs études de cas, elle pointe l’importance du travail éditorial qu’effectuent les éditeurs et éditrices, ainsi que les membres des instances collégiales propres au monde de l’édition.
6En dépit de la richesse de ce volume, Emmanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière évoquent deux regrets : l’absence d’une contribution consacrée aux petits éditeurs indépendants particulièrement actifs en histoire des sciences (Les Empêcheurs de penser en rond, Agone, Raisons d’agir, etc.) et celle de certains acteurs centraux dans le champ qui auraient pu donner lieu à une monographie - ils citent particulièrement Dominique Lecourt. S’il est vrai que deux chapitres de ce type auraient tout à fait eu leur place dans ce volume, on se permettra d’ajouter qu’un chapitre consacré aux acteurs de l’édition scientifique publique n’aurait pas été hors de propos. Certes, plusieurs presses universitaires sont citées – en particulier dans le chapitre rédigé par Claude Blanckaert – mais un chapitre particulier aurait pu examiner les liens entre les transformations de l’histoire des sciences et la mue des presses à l’ancienne en maisons d’édition à vocation commerciale.
7De cette foisonnante histoire éditoriale de l’histoire des sciences, il ressort que, dans la France du XXe siècle, ce champ ne se distingue pas par des pratiques éditoriales particulières. Il apparaît en revanche comme un « objet éditorial instable » (p. 17) que l’on trouve parfois dans les rubriques « sciences » des catalogues des éditeurs (Le Seuil, Odile Jacob) – c’est le cas quand le sujet prime – parfois dans la rubrique « sciences humaines » (La Découverte) – lorsque la méthode de l’enquête l’emporte. Certaines maisons d’édition laissent même planer une certaine ambiguïté en faisant apparaître les titres des livres relevant de l’histoire des sciences dans différentes catégories. Ce constat invite à mesurer les écarts entre ce que disent les pratiques éditoriales de l’histoire des sciences et la manière dont les auteurs situent leurs propres travaux et découpent les savoirs qu’ils produisent.
Notes
1 François Gèze, « Penser le monde à nouveaux frais », Propos recueillis par Marie-Hélène Bacqué et Jean-Paul Gaudillière, Mouvements, 2019, n° 100, vol. 4, p. 199-216. https://doi.org/10.3917/mouv.100.0199
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Laboulais, « Emmanuel Bertrand, Wolf Feuerhahn et Valérie Tesnière (dir.), Éditer l’histoire des sciences (France, XXe siècle). Entre sciences et sciences humaines », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 31 octobre 2024, consulté le 14 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/11739 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1321f
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.
Haut de page


