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Épistémologie en débats

Archéologie et histoire face à la violence

Entretien avec Laurent Olivier 
Archaeology and history facing violence
Laurent Olivier, Gilles Malandain et Laurence Guignard

Texte intégral

  • 1 L. Olivier, Le Pays des Celtes : mémoires de la Gaule, Paris, Seuil, 2018.
  • 2 L. Olivier, Ce qui est arrivé à Wounded Knee. 29 décembre 1890, Paris, Flammarion, 2021.

RHC : Laurent Olivier, vous êtes archéologue et historien de la Gaule celtique1, conservateur au Musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, mais vous avez également abordé des questions d’épistémologie et d’histoire contemporaine, en particulier l’histoire de l’archéologie sous le régime nazi ou, plus récemment, le sort tragique des Indiens aux États-Unis2. Pouvez-vous tout d’abord revenir brièvement sur cet itinéraire scientifique ? Dans quelle mesure votre parcours vous parait-il s’inscrire dans une extension plus large du domaine d’intervention des archéologues en histoire (notamment l’essor d’une archéologie des périodes récentes) ?

  • 3 L. Olivier, Nos ancêtres les Germains. Les archéologues allemands et français au service du nazisme(...)

Il y a là plusieurs questions, auxquelles je vais tenter de répondre les unes après les autres. Je suis, comme vous l’avez rappelé, d’abord un archéologue de la civilisation des Celtes, qui a été laminée par la conquête romaine – en tout cas sur le continent européen. Et, par ma formation anthropologique, que j’ai reçue principalement à l’université de Cambridge (où j’ai fait ma thèse), je suis sensible d’autre part à ce que fait l’archéologie, ce que produit la pratique archéologique sur la société ; c’est-à-dire également comment l’archéologie peut être instrumentalisée. C’est ce qui m’a amené, notamment, à m’intéresser au rôle qu’avait joué l’archéologie sous le national-socialisme, et à l’héritage qu’avait transmis aux générations des archéologues d’après-guerre cette emprise idéologique sur la discipline3.

Et puis je suis attentif aussi à ce que l’archéologie elle-même fait du passé qu’elle exhume, à la manière dont elle traite les gens du passé – ceux qui, souvent, n’ont pas laissé de traces dans l’histoire. C’est d’autant plus vrai des périodes sur lesquelles je travaille, en général, et de la culture gauloise, en particulier, qui ne nous a pas transmis de témoignages écrits d’elle-même, ou si peu. Et c’est sans doute la raison paradoxale pour laquelle je me suis tourné vers l’archéologie du passé contemporain, qui a connu une véritable explosion depuis quinze à vingt ans, sous l’effet, principalement, de la systématisation des fouilles préalables aux travaux d’aménagement. On fouille désormais les vestiges des deux guerres mondiales, et il ne fait guère de doute que l’on fouillera bientôt ceux des grands bouleversements d’après-guerre. L’intérêt extraordinaire de ces recherches est de nous placer, nous autres archéologues, dans une situation inédite : nous intervenons désormais sur des vestiges produits par des événements qui sont souvent documentés par des sources d’archives, ou dont il reste des témoins vivants – contrairement aux vestiges des périodes anciennes, qui sont notre matériau ordinaire, et qui sont le plus souvent le seul témoignage qui subsiste du passé.

  • 4 Jean-Marie Blaising, Jan Driessen, Jean-Pierre Legendre, Laurent Olivier, Clashes of Time. The Cont (...)

Or ces témoins oculaires en savent beaucoup plus que ce que nous pouvons tirer de la seule étude des vestiges matériels, tout comme les sources d’archives en disent incomparablement plus que ce que l’archéologie est capable, à elle-seule, de restituer du passé. On mesure ainsi l’immense décalage qui sépare les vestiges matériels de ce que l’on pourrait appeler, pour aller vite, le champ de l’histoire4. Et l’on saisit surtout que, contrairement à ce qui semblerait aller de soi, les restes matériels ne sont pas la transcription, en quelque sorte, des événements de l’histoire : ils témoignent d’une autre chose, que l’on pourrait appeler la temporalité du passé – et qui n’est pas de l’histoire. Mais surtout, on réalise que les témoignages eux-mêmes se comportent comme une matière archéologique, en se transformant au cours du temps dans le même mouvement où ils transmettent des héritages. L’archéologie du passé contemporain est donc un formidable laboratoire pour comprendre comment fonctionne ce qu’il faut bien appeler la mémoire interne du passé : une mémoire hybride, à la fois matérielle et immatérielle.

  • 5 L. Olivier, Le sombre abîme du temps. Archéologie et mémoire. Paris, Le Seuil, 2008.

Le voilà donc, ce fil rouge que je n’ai pas perdu, en passant ainsi de l’archéologie gauloise à celle du passé contemporain : c’est bien le rapport de la pratique archéologique à la mémoire. L’archéologie est en effet une discipline qui explore non pas le passé en lui-même, mais la mémoire du passé ; c’est-à-dire ce qu’il en subsiste dans le présent. Elle observe comment ce passé terminé, du point de vue de l’histoire, n’en finit pas de se réverbérer dans les innombrables présents qui lui succèdent et où celui-ci persiste, sous la forme de vestiges matériels. La démarche archéologique tente ainsi de faire sens de ce paradoxe, auquel elle est confrontée : le passé est éteint, comme moment du temps chronologique ; mais il n’en est pas moins toujours actif, comme présence matérielle, constamment « à-présent » comme la mémoire. C’est cela la temporalité particulière des matériaux archéologiques, qui sont, par nature, « pluri-temporels » ou « hétéro-chronologiques »5.

  • 6 Gavin Lucas, Laurent Olivier, Conversations about Time. London & New York, Routledge, 2022.

Certes, dira-t-on, mais vous retardez : la démarche historique n’est plus ce qu’elle était, comme à l’époque de Michelet, en ce sens qu’elle ne cherche plus désormais à restituer le passé « tel qu’en lui-même ». On pourra objecter de même que l’histoire prend en compte, notamment depuis les travaux de Koselleck et Jan Assmann, la dimension mémorielle du passé ; et que l’archéologie n’a pas le monopole de l’étude des sources matérielles, puisque les historiens travaillent aussi sur ce type de sources. Oui, c’est vrai ; si ce n’est que, vus depuis l’archéologie, les vestiges matériels s’inscrivent dans un temps fondamentalement probabiliste et multiscalaire, qui défie toute tentative de mise en récit historique. Ce qui était un événement ponctuel dans le temps chronologique de l’histoire devient une probabilité de datation dans le temps morphologique de l’archéologie. Et, selon leur nature, voire selon leur période de création, les matériaux archéologiques n’enregistrent pas le temps à la même vitesse, ni au même rythme. Le temps séquentiel, unilinéaire, explose ainsi en une diversité de dynamiques, dont l’origine n’est pas nécessairement anthropique, dans la mesure où ces processus possèdent leur propre cohérence. On les voit se déployer à l’échelle de cycles d’ampleur parfois pluriséculaire (voire pluri-millénaire), qui interrogent l’intervention d’une quelconque intention humaine : l’humain et le non-humain, l’animé et l’inerte, le proche et le lointain, apparaissent ici intriqués sous une forme hybride, sans cesse en mouvement6.

  • 7 L. Olivier, “A Landscape’s Memory: The Long-Term Impact of Proto-industrial Salt Extraction in the (...)

On ne voit pas tout cela, lorsque l’on concentre son attention sur un microscopique intervalle de temps, à l’échelle de ces processus enregistrés dans la matérialité archéologique. Car cette dernière ne peut être appréhendée que dans sa diachronie, au sein de laquelle elle prend sens - lorsque l’on cesse, pour reprendre une expression d’historien, de « découper l’histoire en tranches ». Des phénomènes particulièrement étranges – et surtout contre-intuitifs – deviennent manifestes : on assiste à des disparitions suivies de réapparitions, des phases de mise en sommeil, auxquelles succèdent des « réactivations » et des « remises en jeu », avec des « effets-retard » qui peuvent se révéler plusieurs siècles ou millénaires plus tard… Le temps archéologique se révèle non seulement multiscalaire, mais surtout cumulatif : des dynamiques produites par des créations de périodes anciennes continuent à proliférer dans des périodes plus récentes, qui leurs sont étrangères ; tandis que des modifications relativement limitées à l’origine peuvent entraîner des bouleversements majeurs dans des périodes très éloignées d’elles7. Le temps séquentiel se désagrège, dans une multiplicité d’interactions, infiniment variables selon leur déploiement dans l’espace, qui « percolent » les unes au travers des autres.

RHC : Dans votre travail sur le massacre de Wounded Knee, quelles sont les parts respectives de l’archéologie et de l’enquête historienne plus « classique » ?

  • 8 J’emprunte ce néologisme à Gérard Chouquer, « Le paysage ou la mémoire des formes », Comosmopolitiq (...)

1Effectivement, après ce que je viens de dire, on pourrait penser, à première vue, que le travail sur les vestiges matériels n’est pas le même que celui que l’on conduit sur les recueils de témoignages oraux et les sources d’archives : il y aurait d’un côté la recherche archéologique, et de l’autre l’enquête historique. Mais en réalité Wounded Knee est de bout en bout un travail archéologique. Il l’est parce qu’il consiste au fond en un travail sur la transmission de la mémoire – en l’occurrence celle d’un traumatisme collectif particulièrement dévastateur : le massacre gratuit de plusieurs centaines de femmes et d’enfants autochtones commis par l’armée américaine il y a plus de 130 ans. Mais il l’est aussi dans sa forme même : lorsqu’en bon archéologue, on ne néglige aucun indice, il n’est plus possible de restituer un récit unilinéaire du passé ; ce qui est particulièrement vrai ici. C’est peu dire en effet que les Sioux Lakota n’ont pas vécu l’événement de la même manière que les soldats américains ; mais les Amérindiens eux-mêmes – selon qu’ils appartenaient à telle ou telle sous-tribu et qu’ils entretenaient alors des rapports variables avec la puissance américaine – l’ont perçu selon leurs propres perspectives et leurs propres attentes. On peut en dire autant des éclaireurs indigènes enrôlés au service de l’armée, des métis franco-indiens, des fermiers blancs américains, ou encore des journalistes dépêchés sur place, qui se trouvaient là tous ensemble… Toutes ces contradictions, qui sectionnent le récit historique, sont autant de symptômes d’une transmission plurielle, et souvent conflictuelle, de cette mémoire traumatique. C’est cela le sujet de cette enquête sur Wounded Knee : ce que nous appelons, dans notre jargon, la transformission ; c’est-à-dire comment les choses se transforment en se transmettant8.

RHC : Dans quelle mesure concevez-vous ce travail sur l’évènement de 1890 comme une démarche de « justice » envers les victimes du massacre ou leurs descendants ?

Vous posez la question de la justice ; c’est-à-dire celle d’une possible réparation. L’archéologie a part liée avec la justice, parce qu’elle consiste en un travail d’exhumation. Au-delà du déni, des discours et des postures, elle expose, dans leur implacable nudité, ce que l’on a fait aux gens et ce que les gens ont fait. En ce sens, l’archéologie a essentiellement un pouvoir de révélation : ce passé que l’on ne voulait pas voir, ou que l’on préférait imaginer autrement, le voilà soudain là, exposé sous nos yeux – ressurgi d’entre les morts. On pourrait dire aussi que l’archéologie remet le passé en jeu. Mais elle n’a pas vocation à dire ce qui est juste ; elle se contente de redonner une présence physique à ceux qui n’ont pas eu la parole. Elle est la voix des « sans-voix » de l’histoire, comme aurait pu dire Walter Benjamin.

Mais je réalise que j’oublie quelque chose de très important : c’est comment cette mémoire indienne m’apparaît aujourd’hui. Car Wounded Knee est véritablement un lieu hanté, habité par les âmes des morts et des disparus. Lorsque revient décembre, les Lakota qui vivent là entendent les chants de mort des ancêtres hurler dans le vent ; ils perçoivent le fracas des fusils et les cris des enfants, quand ils ne croisent pas la silhouette d’une femme en pleurs qui a perdu son bébé, ou le spectre d’un officier du 7e régiment de cavalerie qui déambule sans but dans le ravin où s’entassaient les cadavres. La violence du traumatisme a arrêté le temps à Wounded Knee, qui vit toujours à l’heure du massacre. Ces réapparitions – que nos psychiatres appelleraient hallucinations – sont les traces archéologiques ou psychiques de la mémoire de l’extermination. C’est le matériau sur lequel je travaille.

Là encore, dira-t-on, comment des traces psychiques, qui sont par nature immatérielles, peuvent être prises pour des dépôts archéologiques, lesquels sont fondamentalement matériels ? Ce qui m’intéresse ici, ce sont les processus de stratification : à savoir comment ces traumas, qui s’inscrivent à la fois dans les mémoires individuelles et dans la mémoire collective, se superposent-ils les uns aux autres, et comment sont-ils travaillés par l’héritage des formes prises par ceux qui précèdent. Que véhiculent ces mémoires ; comment se coulent-elles dans des formes apparemment nouvelles ? Et quel est leur niveau de véracité, pourrait-on dire, par rapport aux autres types de traces qu’a laissées ce massacre ?

Et puis ces apparitions sont vraies, pour les Lakota. Elles sont même la preuve tangible, irréfutable, que les événements de Wounded Knee ont bien eu lieu, dans les lieux mêmes où ils se sont produits et où ils continuent encore à se manifester, aujourd’hui. Ces visions nous confrontent à des perceptions de la matérialité des lieux qui nous échappent : ce sont les lieux qui incorporent ces apparitions, dont elles sont l’émanation. Les lieux sont chargés, pourrait-on dire. Ainsi, je ne suis plus là-bas comme un observateur extérieur. Car il a fallu que je sois accepté pour que l’on me laisse accéder à ces traces. Archéologue, je suis perçu dans la tribu comme un intercesseur entre les vivants et les morts. C’est pourquoi les Lakota m’ont fait passer plusieurs cérémonies afin que je n’effraie pas, par ma présence, les âmes des défunts. Puis on m’a montré les endroits sacrés, où certains esprits protègent les fugitifs qui ont réussi à échapper à la tuerie – et on m’a appris à les reconnaître. Je suis devenu un kola – un partenaire – et pour certains un hunka ; autrement dit un « frère d’une mère différente ». « - Tu n’es pas ici par hasard, m’a-t-on dit dernièrement, car en réalité tu reviens chez toi, mais tu ne le sais pas. » C’est une expérience très troublante que celle-là, où je me trouve moi-même dans une situation d’entre-deux – ni plus ici, ni tout à fait là-bas – et où je suis happé, malgré moi, par le monde lakota. Je ne peux pas faire autrement qu’être à leurs côtés, et la confiance qu’ils m’accordent m’oblige.

RHC : Quelle est plus largement votre interprétation du forensic turn dans l’histoire des violences de masse ? Y voyez-vous un apport spécifique de l’archéologie à l’histoire ?

Il me semble que nous sommes à un moment d’inflexion des idées et des concepts – au moins dans les sciences humaines – où nous portons, chacun depuis ses positions académiques, un nouveau regard sur la matérialité. Nos anciennes barrières disciplinaires ont par conséquent tendance à s’ouvrir, du moins elles ne sont plus autant étanches les unes aux autres. Les études forensiques s’intéressent effectivement désormais à la matérialité du cadavre ou des lieux de destruction dans les violences de masse, et font par conséquent appel à des outils conceptuels qu’utilisent également les archéologues, comme la notion de chaîne opératoire, par exemple. Inversement, une partie grandissante des archéologues s’aventure dans des terrains qui sont habituellement ceux des historiens, des sociologues ou des anthropologues – voire des psychanalystes, pour ce qui me concerne. Mais le dialogue interdisciplinaire reste encore difficile, car nous manquons d’outils qui soient véritablement transdisciplinaires.

  • 9 Marek Tamm, Laurent Olivier, Rethinking Historical time. New Approaches to Presentism. London & New (...)
  • 10 Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, traduction française d’A. de (...)

J’ai néanmoins l’impression que le changement est plus global que ce que nous en percevons. Déjà au début des années 2000, François Hartog nous avertissait que nous avions dorénavant basculé dans un nouveau « régime d’historicité » qu’il avait identifié sous le terme de présentisme. Dans ce nouveau rapport au temps, où le passé est tout entier écrasé dans le présent, s’épanouissent les « lieux de mémoire », à propos desquels Pierre Nora se désolait de voir le passé réduit à sa commémoration, et sa signification désormais restreinte à l’à-présent9. Mais c’est surtout l’expansion sans précédent du dérèglement climatique qui produit un carambolage inédit des temps : le temps immensément long de la nature est entré désormais en collision avec le temps excessivement court de l’histoire humaine, précipitant les déséquilibres anthropiques et les convulsions environnementales dans un temps hybride, où l’homme n’est plus au centre de sa propre histoire, et où des entités « non-humaines » agissent comme de véritables acteurs historiques10.

  • 11 Björnar Olsen, Michael Shanks, Timothy Webmoor, Christopher Witmore, Archaeology: the Discipline of (...)

Un temps cumulatif, saturé d’un enchevêtrement d’interactions au résultat imprédictible à long terme, s’est imposé, avec son cortège de latences, de réapparitions et d’effets retard. Nous sommes projetés dans ce temps éminemment archéologique, qui nous impose – comme nous y engageait Bruno Latour dans son Où atterrir ? – de redescendre sur terre. La réalité du monde matériel, que nous habitons, nous saute littéralement à la figure ; d’où, je crois, cette nouvelle attention portée aux choses, dont participent les évolutions que vous soulignez11.

Je réponds donc à votre question sur les rapports de l’archéologie et de l’histoire encore une fois par un détour. Au fond, qu’est-ce que tout cela veut dire, pour ce qui nous concerne ? J’y vois un double mouvement, qui n’est sans doute pas fortuit. Les sciences de l’humain que sont, pour aller vite, la sociologie et l’histoire contemporaine, comme celles qui analysent en particulier les massacres de masse, se tournent désormais vers la matérialité ; alors qu’à l’inverse les disciplines qui trouvent leur raison d’être dans l’étude des choses – comme en particulier l’archéologie – regardent aujourd’hui vers l’immatériel. C’est ce vers quoi je m’oriente à Wounded Knee ; mais nous n’en sommes certainement qu’au tout début de cette transformation. Il est sans doute encore trop tôt pour savoir où cela nous mène : c’est pourquoi il serait important de nous réunir, pour au moins confronter nos expériences.

RHC : De quelle(s) manière(s) l’archéologie des périodes les plus anciennes vous parait-elle avoir été en retour affectée par l’histoire des violences génocidaires de l’époque contemporaine ?

La violence et les tueries de masse sont manifestement un phénomène banal dans les sociétés humaines sédentarisées. Dès le Néolithique ancien, des communautés d’agriculteurs sont exterminées par d’autres agriculteurs, établis aux environs – sans qu’on en connaisse vraiment la cause. Et à l’âge du Bronze, apparaissent des équipements spécifiquement liés à la guerre ; tandis que les fouilles révèlent l’existence de massacres menés à grande échelle, qui sont liés à des batailles. Ce sont là ce qu’il convient d’appeler des violences de guerre.

  • 12 Nico Roymans, Manuel Fernandez-Götz, « Caesar in Gaul. New Perspectives on the Archaeology of Mass (...)

Mais comment déterminer quand ces violences de masse commencent à présenter un caractère génocidaire ? C’est là un problème plus complexe qu’il n’y paraît. Lors de sa conquête de la Gaule, César a évidemment perpétré des massacres de masse, qui ne sont pas des violences de guerre – comme à Bourges, l’ancienne Avaricum, où il dit avoir exterminé une masse de près de 40 000 personnes, femmes et enfants compris. Et lors des opérations contre-insurrectionnelles menées en Gaule Belgique, il a pratiqué des exterminations de populations entières, que certains chercheurs n’ont pas hésité à qualifier de « génocidaires » vu leur énormité et leur intention manifeste d’éradication12.

Néanmoins, la plupart des historiens de l’Antiquité demeurent réticents à utiliser ce terme de génocide, qu’ils jugent anachronique. Il y a là une vraie question : par leur disproportion, les génocides de la période contemporaine constituent-ils un phénomène historique inédit, et par conséquent unique ? Ou bien s’agit-il là d’une pratique relativement courante dans l’histoire des sociétés ; si ce n’est que son « industrialisation », au cours du XXe siècle, lui a conféré ce caractère hors du commun qu’on lui connaît aujourd’hui ? Et surtout, quand commence le génocide ; autrement dit, à partir de quand un massacre devient-il génocidaire ; et, pour aller jusqu’au bout de la question, est-il même nécessaire que la ségrégation de l’autre bascule dans son élimination physique pour que l’on puisse caractériser l’intention de « génocidaire » ?

  • 13 L. Olivier, Ce qui est arrivé à Wounded Knee. op. cit., p. 396-421.

Nous sommes évidemment mal armés pour répondre à ces questions, qui restent ouvertes. À propos de Wounded Knee, j’ai tenté de baliser cette problématique en observant, à la suite des travaux de Jacques Sémelin, ce que nous autres archéologues appelons les chaînes opératoires des massacres génocidaires13. J’ai cherché notamment à déterminer s’il existait un mode opératoire particulier découlant de « l’intention génocidaire » et surtout si le déroulement du processus d’extermination procédait de choix – conscients ou non – qui prédéterminaient à mesure chacune des étapes de son déroulement. Or, ce qui m’a frappé à Wounded Knee, c’est le caractère relativement accidentel du déclenchement de la furie exterminatrice de l’armée américaine ; ce qui, bien sûr, ne minimise en rien la gravité de l’acte. Car ce qui importe ici n’est pas tant que le massacre génocidaire ait lieu, ici ou ailleurs : c’est qu’il soit désormais possible. Et c’est précisément parce qu’il peut arriver, à n’importe quel moment – pour autant que les circonstances s’y prêtent – que l’acte génocidaire, en se banalisant, acquiert paradoxalement sa puissance explosive.

Dans le cas de Wounded Knee, il a fallu en effet un long travail de déshumanisation légale des populations autochtones, mené sur plusieurs décennies, pour que leur élimination physique – qui visait à vider le pays de ses habitants – devienne non seulement possible, mais aussi souhaitable. En elles-mêmes, ces mesures juridiques, qui consistaient à convertir les populations indigènes en une collection d’individus aux droits de plus en plus restreints, n’étaient pas forcément d’intention génocidaire, mais leur accumulation préparait progressivement le terrain du règlement de la « solution finale du problème indien ». Il existe donc, me semble-t-il, un lien consubstantiel entre les processus génocidaires et les phénomènes de colonisation ; ce qui, à mon avis, n’exclut pas du tout la possibilité de massacres de type génocidaire dans l’Antiquité.

RHC : Constate-t-on actuellement un tournant dans l’archéologie de la violence ?

  • 14 Voir l’exposition Dans les camps, archéologie de l’enfermement, présentée au musée du Laténium d’Ha (...)

Pendant longtemps, l’archéologie ne s’est pas intéressée – faute d’y être massivement confrontée sans doute – aux violences de masse. Comme en beaucoup d’autres champs de la recherche archéologique, la situation a commencé à s’inverser entre la fin des années 1990 et les années 2000. Cette irruption de l’archéologie des violences de masse a accompagné l’essor de l’archéologie du passé contemporain, qui a pris son envol durant la même période : les fouilles des camps du XXe siècle ont mis alors les archéologues au contact de la culture matérielle des camps de prisonniers, camps de concentration et d’extermination14.

  • 15 Jean Guilaine, Jacques Sémelin, Violences de guerre, violences de masse. Une approche archéologique (...)

Nous parvenons peut-être aujourd’hui au terme d’une période « d’accumulation primitive des données ». C’est une chose de documenter les violences de masse attestées par l’archéologie et d’évaluer leur diversité15 ; mais c’en est une autre d’élaborer, peut-être, des typologies et de reconstituer la généalogie de ces structures matérielles particulières, qui sont dévolues à la sélection, puis à la ségrégation et enfin à l’élimination des « indésirables ». Il me semble – mais je peux me tromper – que la perspective dé-coloniale pourrait permettre d’expliquer, par le contexte, un certain nombre de violences génocidaires. C’est une question dans laquelle l’archéologie est elle-même impliquée : elle est en effet mobilisée dès que des contestations territoriales s’affrontent, pour démontrer que « l’autre » n’a pas vocation à occuper une terre sur laquelle sa présence est illégitime, car de nature parasitaire. Face aux violences de masse, la discipline archéologique est confrontée ainsi à une lourde responsabilité éthique : faire en sorte que son discours ne puisse être arraisonné par les chantres de l’exclusion et de la destruction.

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Notes

1 L. Olivier, Le Pays des Celtes : mémoires de la Gaule, Paris, Seuil, 2018.

2 L. Olivier, Ce qui est arrivé à Wounded Knee. 29 décembre 1890, Paris, Flammarion, 2021.

3 L. Olivier, Nos ancêtres les Germains. Les archéologues allemands et français au service du nazisme. Paris, Tallandier, 2012.

4 Jean-Marie Blaising, Jan Driessen, Jean-Pierre Legendre, Laurent Olivier, Clashes of Time. The Contemporary Past as a Challenge for Archaeology. Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2017.

5 L. Olivier, Le sombre abîme du temps. Archéologie et mémoire. Paris, Le Seuil, 2008.

6 Gavin Lucas, Laurent Olivier, Conversations about Time. London & New York, Routledge, 2022.

7 L. Olivier, “A Landscape’s Memory: The Long-Term Impact of Proto-industrial Salt Extraction in the Seille Valley in France”, in Nimura C., O’Sullivan R., Bradley R. (dir.), Sentient Archaeologies. Global Perspectives on Places, Objects and Practice. Essays in Honour of Professor Chris Gosden. Oxford-Philadelphia, Oxbow Books, 2023, p. 73-79.

8 J’emprunte ce néologisme à Gérard Chouquer, « Le paysage ou la mémoire des formes », Comosmopolitiques, n° 15, juin 2007, p. 48.

9 Marek Tamm, Laurent Olivier, Rethinking Historical time. New Approaches to Presentism. London & New York, Bloomsbury, 2019.

10 Dipesh Chakrabarty, Après le changement climatique, penser l’histoire, traduction française d’A. de Saint Loup et P.-E. Dauzat, préface de François Hartog, Paris, Gallimard, 2021.

11 Björnar Olsen, Michael Shanks, Timothy Webmoor, Christopher Witmore, Archaeology: the Discipline of Things. University of California Press, 2012.

12 Nico Roymans, Manuel Fernandez-Götz, « Caesar in Gaul. New Perspectives on the Archaeology of Mass Violence », in Brindle T. et al. (dir.), Proceedings of the 24th Theoretical Roman Archaeology Conference (University of Reading, 27-30 March 2014). Oxford-Philadelphia, Oxbow Books, 2015, p. 70-80. Voir, à ce sujet, l’article de Natahlie Barrandon, Jean-Baptiste Bonnard et Isabelle Pimouguet-Pédarros, publié dans la première partie de ce dossier (Revue d’histoire culturelle, n° 8).

13 L. Olivier, Ce qui est arrivé à Wounded Knee. op. cit., p. 396-421.

14 Voir l’exposition Dans les camps, archéologie de l’enfermement, présentée au musée du Laténium d’Hauterive (Suisse) du 29 mars 2024 au 12 janvier 2025.

15 Jean Guilaine, Jacques Sémelin, Violences de guerre, violences de masse. Une approche archéologique. Paris, La Découverte, INRAP, 2016.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Olivier, Gilles Malandain et Laurence Guignard, « Archéologie et histoire face à la violence »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 9 | 2024, mis en ligne le 01 novembre 2024, consulté le 15 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/12228 ; DOI : https://doi.org/10.4000/1320n

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Auteurs

Laurent Olivier

laurent.olivier@culture.gouv.fr

Gilles Malandain

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