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Comptes rendus

Xabier Itçaina, La société du tambourin. Une histoire sociale de la musique à danser en Pays basque

Turnhout, Brepols, 2022
François Gasnault
Référence(s) :

Xabier Itçaina, La société du tambourin. Une histoire sociale de la musique à danser en Pays basque, Turnhout, Brepols, 2022, 270 p.

Texte intégral

1Sous ce titre énigmatique flanqué d’un sous-titre plus explicite, au moins pour qui sait que le tambourin à cordes (ttuntuna) et la flûte à trois trous (xirula), joués par le même musicien, forment le couple instrumental qui soutient encore aujourd’hui la danse basque – et béarnaise –, X. Itçaina livre un ouvrage lentement mûri et aussi profond qu’original. Ce socio-anthropologue du politique, basque, bascophone, à ses heures danseur et musicien, a voulu « élucider les régimes d’historicité » (p. 14) d’une tradition qui lui est familière depuis l’enfance et il a résolu à cette fin de « s’armer méthodologiquement » (ibidem), en empruntant « à l’historien sa soumission aux sources » (ibid.) pour décrire et analyser l’évolution « des rituels dansés » ainsi que « le rôle et le statut des ménétriers » (p. 13) qui en assuraient l’accompagnement musical. Ce faisant, il s’inscrit explicitement dans le « prolongement de la recherche » (ibidem) de l’ethnochoréologue Jean-Michel Guilcher, qui avait publié en 1984, au terme d’une enquête commencée en 1962, La tradition de danse en Béarn et Pays basque français (Éditions de la MSH Paris). Ce devancier ayant retracé la généalogie et minutieusement décrit la morphologie des danses, X. Itçaina se concentre sur « l’histoire des ancrages sociaux et institutionnels qui fondent sur le long terme la fabrique des identifications, des images sociales et des appartenances » (p. 12), meilleur moyen selon lui de « s’extraire des poncifs sur les mobilisations identitaires contemporaines » (p. 14).

2Cette histoire, il l’inscrit dans le temps long, de la fin du XVIe siècle à nos jours, mais sur un espace assez resserré, deux des provinces du Pays basque nord, le Labourd et la Basse-Navarre, et en s’attachant plus particulièrement à deux localités : Bayonne et, moins proche du littoral, son village natal d’Itxassou, devenu le terrain où il a mené une longue observation participante. Cette commune rurale apparaît comme un conservatoire, parmi d’autres, des singularités sociales et culturelles qui caractérisent ou ont du moins longtemps caractérisé le Pays basque, avec la persistance du poids de la coutume, la structuration de la paroisse devenue commune en « quartiers », assemblant eux-mêmes des « maisons » régies par des préséances et assignant aux héritiers et aux cadets des rôles distincts et des destinées pour le moins contrastées, et ce en dépit d’un « idéal juridique égalitaire ».

3En ville comme à la campagne, les hiérarchies sociales et spatiales qui gouvernent les communautés se manifestent dans l’espace public, où les querelles de préséance peuvent se vider à l’occasion d’une danse dégénérant en rixe mortelle ; elles s’affichent plus encore lors des cérémonies et des fêtes que rehaussent des danses elles aussi singulières, par leur agencement, bien entendu, mais aussi parce qu’elles sont à la fois danses de représentation et danses de participation, pour reprendre la distinction, ici inopérante, de l’anthropologue américaine Adrienne L. Kaeppler (qui l’avait formulée dans son article « Dance in anthropological perspective », paru en 1978 dans l’Annual Review of Anthropology).

4X. Itçaina met particulièrement l’accent sur deux dispositifs festifs où la danse est omniprésente et qui mobilisent les ménétriers à proportion : l’un officiel, à la fois religieux, politique et corporatiste, qui est la Fête-Dieu ; l’autre, qui est l’apanage de la jeunesse masculine célibataire, le charivari. Tous deux ont traversé les siècles et conservent, surtout le second, une certaine actualité.

5La Fête-Dieu forme tantôt le thème dominant tantôt la toile de fond des deux premiers tiers de l’ouvrage. Un chapitre entier est consacré aux fastes, que sous l’appellation de « Sacre », elle a déployés dans la Bayonne d’Ancien Régime. L’auteur montre que la célébration a pris dans la grande ville, alors plus gasconne que basque, une tournure corporative minorant son contenu religieux ; elle présente à cet égard plus d’une similitude avec ce que Michel Vovelle, pourtant jamais cité, a analysé dans ses Folies d’Aix (2003). En revanche lui appartient en propre une danse mixte en cortège, la pamperruque, dont l’exécution requérait un gros effectif instrumental assuré par des ménétriers venus de toute l’aire régionale.

6Le sujet permet aussi de montrer la complexité des rapports entre les autorités religieuses et les danseurs. Contre ces derniers, réforme catholique oblige, le clergé tonne sans relâche, alors même que la vertu des jeunes femmes n’est guère menacée par des danses surtout masculines. Pourtant, l’usage médiéval encore attesté au XVIIe siècle veut que les clercs dansent le jour où ils célèbrent leur première messe ; d’autres ou les mêmes composent des cantiques sur des airs de danse. Dans les villages du Pays basque intérieur, encore récemment, les processions comportent des épisodes dansés et se terminent par l’entrée dans la nef d’un cortège de jeunes gens costumés et dansants. Par ailleurs, entre 1880 et 1914, la procession dansée de la Besta Berri, nom basque de la Fête-Dieu, a servi de support aux manifestations de résistance au régime républicain, exécré tant pour ses menées anticléricales que pour son tropisme centralisateur. Enfin, les premiers groupes folkloriques qui ont tant fait pour la transmission et la notoriété des danses basques, notamment des sauts, ont été fondés dans la première moitié du XXe siècle par des curés dans le cadre des patronages qu’ils animaient. Derrière le paradoxe, on saisit un « catholicisme soucieux d’inculturation » (p. 132) et un clergé qui n’a pas renoncé à contrôler des « dispositifs » cérémoniels et festifs « dont il a dû partager la gestion » (Ibidem).

7Nulle bienveillance de sa part, en revanche, à l’égard des charivaris dont ont pu être la cible certains prêtres trop farouches ennemis de la danse. L’hostilité du clergé est au diapason de l’inflexibilité répressive de l’autorité préfectorale, l’attitude des juges de paix et des maires apparaissant plus ambiguë à l’égard d’une pratique « socialement acceptée voire exigée » (p. 193). Ciblant principalement les veufs ou les veuves qui, en se remariant, perturbent le marché matrimonial au détriment des cadets, le charivari au Pays basque se déroule aussi bien le jour que la nuit et prend alors la forme, soit de la course à l’âne, soit de la cavalcade, défilé avec spectacle de danses (tobera mustrak), défis d’improvisations chantées (ou bertsus) et parodies théâtralisées de procès. Cette « complexité » (p. 22) a pu favoriser la « longévité » (Ibidem) qui caractérise le charivari basque, lequel, à partir des années 1970, se politise et s’en prend plutôt aux « élites socio-économiques locales » (p. 187) dont il s’agit de dénoncer les « logiques de domination » (Ibidem). Mais il s’est aussi assagi, au reste plus précocement, via les concours d’improvisation qui ravalaient à nouveaux frais la « figure du bertsulari » (p. 215), ainsi qu’avec la transformation des cavalcades en spectacles colorés de danses virtuoses bien « ajusté[s] au goût du public de la Côte basque » (p. 217).

8Outre une production conséquente d’articles, X. Itçaina avait déjà publié sous sa seule signature deux livres issus de sa thèse (2007) et de son mémoire d’habilitation (pour celui-ci, simultanément en français et en anglais, 2019). Ce nouvel ouvrage, à certains égards le plus ambitieux, est aussi le plus personnel, ne serait-ce que parce qu’il a son auteur pour commanditaire. Le sociologue-politiste y éprouve sur la très longue durée les hypothèses qu’il avait forgées en observant au présent les communautés enchâssées dont il est issu.

9Il y parvient au prix d’une immersion dans un incroyable amoncellement de sources, écrites et orales, archivistiques et journalistiques, avec une sollicitation particulièrement soutenue – et fructueuse – des archives judiciaires inférieures (bailliages, tribunaux de simple police), en pleine conscience des biais qu’elles comportent. Les citations sont fréquentes, parfois peut-être excessivement copieuses. Plus parcimonieuse avec une vingtaine d’illustrations, l’iconographie est toujours placée avec à-propos et pourvue d’un impeccable légendage.

10L’apport monographique est donc des plus substantiels. Mais l’intérêt et, pour tout dire, l’importance de l’ouvrage tiennent surtout à ses prolongements théoriques, notamment pour ce qui regarde la fonction performative de la tradition et de l’identité. Dans le sillage d’E.-P. Thompson, X. Itçaina met en garde contre le « risque d’une démarche interprétative négligeant l’interprétation du rituel par les acteurs eux-mêmes » (p. 221), sous prétexte que sa « signification symbolique » (Ibidem) serait perdue de vue avec la transmission de la forme, car l’essentiel réside dans le fait que la « permanence » (p. 101) de celle-ci accompagne la « mutation radicale » du sens (p. 235). L’adaptabilité ou la malléabilité de la tradition peuvent du reste aussi bien concerner le fond. Pour l’auteur, il faut « laisser sa place à l’individu, à la subjectivité et à l’autonomie relative [des] acteurs » (p. 237) et récuser le postulat d’un « mouvement inéluctable de l’Histoire » (p. 235) ; pas plus que le processus de civilisation cher à Norbert Elias, ne se vérifie un « processus linéaire de modernisation » (Ibidem) qui « condamnerait définitivement les dispositifs coutumiers à l’altération ou à la disparition » (Ibid.). À l’évidence l’auteur appuie ici son propos sur l’expérience vécue de la vitalité des « logiques de l’honneur [et] de concurrence entre villages » (p. 237). Et il soutient, ce qu’il faudra vérifier dans d’autres terrains, que les « fêtes traditionnelles tirent paradoxalement de cet anachronisme leur force, leur brillant et leur capacité au renouvellement » (p. 240). On tient donc là, à mon sens, une réalisation exemplaire au croisement de plusieurs disciplines académiques.

11J’exprimerai une seule frustration, à propos de la figure du ménétrier qui, quoiqu’incessamment convoquée, ne cesse de se dérober faute de parvenir à s’incarner. La Société du tambourin souligne sans doute l’ambiguïté de son statut : un marginal, souvent suspecté d’être d’origine « cagote » (ascendance présumée lépreuse) ou « bohémienne » (gitane), et tout autant l’auxiliaire « indispensable » (p. 32, 133, 166) de la danse, ce divertissement qui agrège la jeunesse masculine en compagnies de danseurs. Mais s’il émet des sons avec ses instruments, il reste muet faute de sources lui donnant la parole, ne serait-ce que par le truchement d’un roman, comme George Sand l’a fait pour les cornemuseux du Berry et du Bourbonnais avec ses Maîtres sonneurs. La documentation historique apparaissant irrémédiablement lacunaire, il reste encore à jouer la carte de l’anthropologie du contemporain, avec la reprise ou l’approfondissement de l’enquête orale auprès des musiciens revivalistes, si fabriquée ex post que soit leur filiation avec les ménétriers. C’est ce qu’on se permet de suggérer à X. Itçaina, comme prolongement parmi d’autres pour une recherche qui a déjà livré un livre si puissant.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Gasnault, « Xabier Itçaina, La société du tambourin. Une histoire sociale de la musique à danser en Pays basque »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 6 | 2023, mis en ligne le 15 mai 2023, consulté le 30 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/3527 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhc.3527

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Auteur

François Gasnault

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