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Comptes rendus

Jean-Yves Mollier, Brève Histoire de la concentration dans le monde du livre

Paris, Éditions Libertalia, 2022
Jean-Charles Geslot
Référence(s) :

Jean-Yves Mollier, Brève Histoire de la concentration dans le monde du livre, Paris, Éditions Libertalia, 2022, 260 p.

Texte intégral

1Il est des sujets complexes qui ne se laissent pas facilement enfermer dans le format réduit des ouvrages de synthèse. La concentration dans le monde de l’édition et des médias en fait partie. Elle s’est manifestée, depuis près d’un demi-siècle, et encore récemment, par des montages capitalistiques tortueux, relevant de logiques économiques et financières qui échappent à bien des néophytes – et donc à bon nombre de citoyennes et citoyens, pourtant concernés au premier chef. C’était tout l’enjeu de cette « brève histoire » que de parvenir à clarifier les mouvements de fond qui touchent une industrie française du livre prise dans une véritable « tempête » (p. 123) de restructurations. Le pari est réussi : l’ouvrage synthétise en un volume ramassé, et dans un style toujours clair et souvent incisif, les voies labyrinthiques prises par ces processus de concentration – dont une utile chronologie permet de dresser le saisissant panorama. Il sensibilise ainsi son lecteur aux enjeux culturels et politiques de ce phénomène qui, pour être moins récent qu’il n’y paraît, n’en a pas moins acquis aujourd’hui une ampleur qui ne laisse pas d’inquiéter sur l’avenir des systèmes démocratiques. Plus qu’aucun autre auteur, Jean-Yves Mollier est celui qui pouvait écrire cette histoire, ce que lui permettent tant sa carrière d’historien, spécialiste reconnu du livre et de l’édition, que sa position d’observateur averti du monde du livre. Sa plume est en outre engagée depuis longtemps dans la défense des valeurs fondatrices de notre démocratie.

  • 1 Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999 ; Hach (...)
  • 2 Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, Paris, Fayard, 1988  (...)
  • 3 Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?, Paris, La Dispute, 2007 (2000).

2Cet ouvrage est, tout d’abord, l’aboutissement de plusieurs décennies passées par l’auteur à écrire l’histoire de l’édition contemporaine. Il se place dans la continuité de ses précédents livres, consacrés à la maison Hachette et à son fondateur1, aux liaisons trop souvent dangereuses entre édition, argent et politique2, ainsi qu’à l’avenir problématique du monde du livre3. Ces ouvrages sont, du reste, largement cités dans cet essai qui propose une utile mise en cohérence de l’ensemble de la bibliographie sur le sujet. Il offre ainsi à ses lecteurs et à ses lectrices un panorama clair des phénomènes de concentration dans le monde français du livre, en les replaçant dans une continuité édifiante, remontant aux premiers rachats de concurrents et à la constitution d’un premier groupe d’édition par la librairie Hachette dans la deuxième moitié du XIXe siècle, grâce à un double phénomène de concentration horizontale et verticale (chapitre 1). Concurrent historique de la société Hachette, le groupe de la Cité, qui tire son origine dans les Presses du même nom fondées par Sven Nielsen en 1943, connaît, dans les années 1950-1980, le même processus (chapitre 2). Les années 1980-1990 marquent un moment de bascule dans l’histoire de la rivalité entre les deux groupes, et dans celle, plus large, de la restructuration du monde du livre. Aux formes traditionnelles de concentration se substituent des logiques nouvelles, où priment les intérêts bancaires, les montages financiers et les stratégies boursières. C’est ce que l’on observe à partir du moment où le groupe Hachette passe entre les mains de la famille Lagardère (1980) tandis que le Groupe de la Cité, devenu Havas Publications Édition, puis Vivendi Universal Publishing et enfin Éditis, passe dans celles de la Compagnie générale d’électricité (1997) et de Jean-Marie Messier. La rivalité entre les deux premiers groupes français d’édition rythme ainsi l’histoire de l’édition française depuis trois décennies (chapitre 5). Elle appartient à l’histoire, plus large, de la guerre que se livrent, dans une économie globalisée, les grands groupes mondiaux de communication. Mais la concentration touche aussi d’autres secteurs du marché du livre, où elle ne prend certes pas les mêmes proportions, mais où se constituent des conglomérats notables. Ainsi en est-il du groupe Média-Participations fondé par le très catholique Rémy Montagne en 1985, et de celui créé par Hervé de La Martinière en 1992, qui rachète Le Seuil en 2004 avant d’être lui-même acquis par Média-Participations en 2018 (chapitre 4). Gallimard, de son côté, parvient à se maintenir entre les deux géants, en se renforçant grâce à de belles prises comme les éditions Flammarion (chapitre 3).

3Retracer les sinuosités de cette histoire n’est possible qu’en maîtrisant parfaitement une chronologie tourmentée et surtout des mécanismes financiers complexes, faits de rachats et de fusions, d’OPA et de prises de participation, de montages boursiers et de restructurations. Jean-Yves Mollier est, depuis ses premiers travaux, de ceux qui font dialoguer histoire culturelle et histoire économique, tradition dont la pertinence ne s’est jamais démentie dans le champ de l’histoire du livre et de l’édition. Il mobilise sa parfaite connaissance des sources susceptibles d’écrire cette histoire plus ou moins immédiate : archives de l’IMEC ou de la police, témoignages des acteurs et des actrices de l’histoire, articles de presse, et toute la littérature plus ou moins polémique que n’a pas manqué de susciter, depuis des décennies, cette dangereuse tectonique des plaques. Grâce, en outre, à ses contacts directs avec les femmes et les hommes qui font, aujourd’hui comme hier, le monde du livre, il apporte des éclairages sur une histoire dont le manque de recul empêche parfois de bien démêler les enjeux. Il cite des lettres inédites, des messages électroniques, des conversations personnelles, tout en exploitant sa propre expérience – ainsi lorsqu’il évoque sa modération des « échanges peu amènes » (p. 114) entre Claude Cherki, Antoine Gallimard et Monique Nemer lors d’un débat organisé au salon du livre de 2003.

4C’est donc presque en témoin que Jean-Yves Mollier écrit cette histoire, un témoin impliqué, comme historien et comme citoyen. Des évolutions qu’il décrit, il n’a de cesse de dénoncer les dangers. L’ouvrage se veut aussi une critique de ces phénomènes de concentration, qu’il décortique pour mieux en montrer les effets pervers sur l’accès à la culture et le débat démocratique, en inscrivant ses pas dans ceux de « lanceurs d’alerte » comme André Schiffrin ou Noam Chomsky. À côté des enjeux proprement financiers et familiaux des mouvements de restructuration qui touchent le monde de l’édition depuis trois demi-siècles, il met en évidence le poids des combats idéologiques dans les choix de ces « grands prédateurs » (p. 133) que sont les nouveaux barons du livre. L’« offensive catholique » (p. 89) qu’a pu représenter l’aventure du groupe Médias-Participation et de son fondateur, Rémy Montagne, s’inscrivait dans la lignée de la stratégie de reconquête des esprits initiée par les milieux cléricaux au XIXe siècle ; elle suscita bien des inquiétudes, en dépit des stratégies moins militantes mises en place par son successeur, Vincent Montagne, à partir de 1991. C’est un tout autre danger que représente la prise en mains d’Éditis par le groupe Bolloré. « Plus que jamais, alerte Jean-Yves Mollier, Vincent Bolloré et ses héritiers disposeront, avec leurs chaînes de télévision, leurs radios, leurs journaux et les positions qu’ils commencent à occuper sur le Web, de véritables armes idéologiques pour continuer leur mission et mener leur combat civilisationnel » (p. 136) – un combat qui passe par « le contrôle de la parole » (p. 15), « le manichéisme, l’esprit missionnaire et celui des croisés des temps anciens, ainsi que le refus de débattre ou de laisser place au moindre doute » (p. 135).

5Jean-Yves Mollier fait plus que proposer une synthèse d’histoire économique et culturelle de l’édition. Son ouvrage intéresse bien au-delà de ces champs historiographiques. Économistes et sociologues de la culture, spécialistes de sciences de l’information et de la communication, de littérature contemporaine aussi, en tireront un profit certain. En sortant même des milieux académiques, tout citoyen, toute citoyenne pourra trouver dans cette lecture de quoi mieux comprendre un des enjeux majeurs de notre système médiatique et démocratique. Car en mettant à jour des mécanismes complexes qui risqueraient sans cela de nous échapper, en donnant, dans un essai clair et percutant, une cohérence d’ensemble à ces mouvements de concentration, en donnant ainsi à voir la direction que prend depuis plusieurs décennies l’accès à la culture en France, Jean-Yves Mollier fait œuvre de pédagogie politique et, par là même, de salut public. C’est à cela, plus que jamais, que doit servir l’histoire.

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Notes

1 Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999 ; Hachette, le géant aux ailes brisées, Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2015.

2 Jean-Yves Mollier, L’Argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, Paris, Fayard, 1988 ; Édition, presse et pouvoir en France au XXe siècle, Paris, Fayard, 2008 ; L’Âge d’or de la corruption parlementaire, Paris, Perrin, 2018.

3 Jean-Yves Mollier (dir.), Où va le livre ?, Paris, La Dispute, 2007 (2000).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Charles Geslot, « Jean-Yves Mollier, Brève Histoire de la concentration dans le monde du livre »Revue d’histoire culturelle [En ligne], 6 | 2023, mis en ligne le 15 mai 2023, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/3647 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhc.3647

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Auteur

Jean-Charles Geslot

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