Transmission et création d’une culture européenne commune : la Fabrique des Héros
Résumés
Le programme de recherche FABER entend analyser l’héroïsation à partir de ses racines antiques, en soulignant l’importance de la culture antique au sein d’une culture européenne commune. Pour comprendre l’héroïsation dans l’Europe contemporaine, on propose ainsi de faire un détour par l’analyse de l’héroïsation antique qui fut fructueuse. Le projet se développe autour de plusieurs interrogations secondaires : quelle actualité ont les héros et héroïnes antiques ? Est-ce que les héros anciens peuvent rester des héros européens ? Comment une même figure de héros se reconfigure-t-elle dans des époques, des contextes différents ? Pourquoi est-il si difficile d’« héroïser » dans l’Europe actuelle, c’est-à-dire de créer des héros/héroïnes qui soient des figures « supranationales » et qui ne soient pas éphémères ?
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1En septembre 2021, Anne Gangloff, Professeure d’histoire ancienne à a obtenu une chaire Jean Monnet dans le cadre du programme Erasmus +. Le projet FABER « Transmission et création d’une culture européenne commune : La Fabrique des Héros » porte sur la notion de héros/héroïne afin de comprendre comment celle-ci peut participer à la création d’une Union Européenne culturelle. Ce programme de recherche (2021-2024) financé par l’UE a pour but d’approfondir l’enseignement sur les études européennes figurant au programme officiel de l’établissement. Grâce à un volet de 105 heures de cours par an qui sont proposées aux étudiants de licence dans le cadre d’un label européen dispensé par l’Université Rennes 2. Nous y reviendrons plus loin dans cet article….Un rapport commandé par l’Institut Jacques Delors insiste sur la nécessité de redéfinir notre façon d’enseigner l’Europe et d’accorder une place plus importante à l’enseignement de celle-ci dans le secondaire et dans les cursus universitaires.
2FABER porte une double vision de l’Europe : l’espace de l’Union européenne et un espace qui est celui d’une Europe méditerranéenne telle qu’elle s’est constituée géographiquement dans l’Antiquité, une Europe issue de la civilisation gréco-romaine.
3La réflexion sur la notion d’héros/d’héroïnes, une notion difficile à définir au vu des différents sens qu’elle a pris depuis l’Antiquité, permet de s’interroger sur notre rapport au passé, à la culture et à notre identité européenne. Mais ce travail sur la fabrique du héros/de l'héroïne, permet aussi de traiter une question importante dans l’Union Européenne qui est celle du genre. À travers les différents événements de la chaire, les membres de l’équipe se questionnent sur le relatif effacement des héroïnes par rapport aux héros, qui semble être une constante chronologique et internationale.
4Le but principal de cette chaire est d’élaborer des outils pédagogiques et de réfléchir à des figures associées à des valeurs, d’élaborer une histoire commune afin de mettre en lumière un patrimoine culturel, social et historique. Les résultats de FABER pourront être exploités par l’ensemble des pays européens. Ainsi, les activités de la chaire ne sont pas destinées au seul monde académique. Dans une approche multiscalaire, FABER ouvre un dialogue avec les étudiants, mais aussi avec le grand public, par le biais de différentes manifestations scientifiques.
- 1 Quelques références à ce sujet : Emmanuelle Loyer, Une brève histoire culturelle de l’Europe, Paris (...)
- 2 Christophe Charle « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne ? », Annales, HSS, vol. 65(...)
- 3 René Girault (dir.), Identité et conscience européennes au XXe siècle, Paris, Hachette, 1994 et Rob (...)
5Le programme FABER peut s’appuyer sur des recherches d’histoire culturelle et politique menées à partir des années 1990 sur la France et sur d’autres pays européens1. Dans un de ses articles, Christophe Charle rappelait que de nombreux historiens essayaient depuis quelques années d’écrire une histoire de la culture européenne2. Un groupe d’historiens européens a travaillé sous la direction de René Girault puis de Robert Frank sur la question de la faiblesse relative du sentiment « d’identité européenne »3. Cette étude vient confirmer l’impression d’un désintérêt ou d’une méconnaissance des symboles européens fédérateurs comme le drapeau (créé en 1955), l’hymne de l’Union Européenne (1985) ou encore la devise « Uni dans la diversité » qui a été adoptée tardivement en 2020 et qui apparaissait comme un moyen tardif de fédérer les citoyens européens autour de valeurs communes, en dépit des différences culturelles nationales. La thématique de l’héroïsation, qui est à la fois actuelle et attractive, telle qu’elle est travaillée dans le cadre de FABER propose des solutions afin de pallier ce problème d’appartenance et de reconnaissance des citoyens européens au sein de l’Union Européenne.
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6L’actualité récente montre en effet que le thème des héros était alors en vogue. Cela se traduit par différents événements qui peuvent être institutionnel, culturel ou sociétal. L’exposition « Héros : d’Achille à Zidane » proposée par la Bibliothèque Nationale de France en 2008 permettait de revenir sur l’origine des héros depuis l’Antiquité. Les récentes panthéonisations de Simone Veil en 2018 et de Joséphine Baker en 2020 mettent en lumière un besoin d’héroïser et de rendre hommage aux personnalités historiques françaises qui sont le plus souvent porteuses d’une charge affective importante. Mais nous pouvons constater que certaines personnalités publiques ont une aura extrêmement positive de leur vivant. Nous pouvons prendre l’exemple de Thomas Pesquet, astronaute à l’Agence Spatiale Européenne, qui est régulièrement présenté comme un héros dans la plupart des articles de presse4. Son parcours professionnel singulier et ses différents engagements dans le domaine de l’écologie et de l’humanitaire font de lui une personnalité hors du commun. Mais c’est surtout le partage de ses missions dans l’espace et son travail de communication sur les réseaux sociaux en français et en anglais qui font de lui une personnalité accessible à laquelle les personnes les plus jeunes peuvent s’identifier. Il crée un lien avec le grand public, qu’il soit français ou étranger. Pour ces raisons, il peut être considéré comme une personnalité à part et un héros pour une partie de la population française ou européenne.
7On dénombre 169 chaires Jean Monnet Erasmus + qui ont pour mot-clé « hero » mais qui privilégient une approche psychologique. L’originalité de FABER réside dans la volonté de se questionner sur les racines antiques des héros et de se demander s’ils peuvent être encore considérés comme des héros aujourd’hui. L’enjeu est aussi de comprendre comment une figure de héros peut être recontextualisée dans une autre époque et pourquoi il est si difficile « d’héroïser » à notre époque, dans le sens où il ne s’agit pas uniquement de créer des figures « supranationales » éphémères et artificielles. Le programme permet notamment de se demander si l’Europe contribue à mettre plus facilement sur le devant de la scène et dans les médias de grandes figures féminines.
8Il s’agit de penser l’intégration et l’identité européenne pour que les recherches menées profitent, d’une part, aux étudiants qui sont les principaux auditeurs des cours donnés dans le cadre de la chaire, ce qui leur permettra de maîtriser des outils pour analyser à leur tour une culture européenne et d’autre part, au grand public grâce aux évènements organisés au cours de ces trois années avec les différents acteurs européens locaux. Cette collaboration confère une dimension plus concrète aux activités de la chaire et fait le lien entre les acteurs européens et le public. Dans cette démarche, Jean-Dominique Giuliani, président de la Fondation Robert Schuman a donné la conférence d’ouverture du colloque international de janvier dernier. Des conférences sont aussi organisées en partenariat avec le Mouvement Européen d’Ille-et-Vilaine ou la Maison de l’Europe de Rennes et de Haute-Bretagne.
9Cette chaire Jean Monnet rentre aussi en résonnance avec d’autres programmes de recherches, ce qui va permettre de développer des collaborations entre différents instituts de recherche européens. C’est le cas de l’Université de Fribourg qui a amorcé le projet transdisciplinaire “Heroes – Heroizations – Heroisms. Transformations and Conjunctures from Antiquity to the Modern Day” en 2012 et dont le co-organisateur, Ralf von den Hoff est membre du programme FABER en tant qu’expert senior. Une collaboration est aussi en cours avec l’Université de Pise et Domitillia Campanile, elle aussi experte senior du programme FABER, historienne et spécialiste de la représentation de Rome dans le cinéma historique et la réception de l’Empire romain dans la culture populaire contemporaine.
10FABER opère dans une démarche interdisciplinaire et multiscalaire. Dans cet objectif, six actions scientifiques sont mises en œuvre tout au long du programme dont le grand public et les étudiants sont les principaux bénéficiaires. La conférence d’ouverture a été donnée lors des Nocturnes de l’Histoire le 30 mars 2022, un évènement national organisé par les quatre sociétés d’historiens de l’enseignement supérieur et de la recherche. À cette occasion, Christine Bard historienne du genre et du féminisme (Professeure à l’Université d’Angers) et Christophe Badel spécialiste d’histoire sociale et politique romaine (Université Rennes 2) ont présenté deux interventions portant sur l’héroïsation de Simone Veil et celle de Jules César. À l’occasion de la Journée de l’Europe le 9 mai 2024, FABER clôturera son programme par des conférences finales qui reposent sur le même principe, à savoir la comparaison d’héroïsations antiques et contemporaines.
11Dans une approche interdisciplinaire, des projections centrées sur le péplum dans la culture européenne sont régulièrement organisées. En novembre dernier, le film Ulysse de Mario Camerini (1954) a été projeté puis commenté par Gilles Gorre et Anne Gangloff, spécialistes en histoire ancienne ainsi que Roxane Hamery, spécialiste en études cinématographiques. L’Ulysse présenté dans ce film et interprété par l’acteur américain Kirk Douglas a permis de se questionner sur la dimension européenne de ce héros homérique. La dernière projection qui aura lieu en 2024 fera l’objet d’un projet pédagogique réunissant des étudiants de Licence 3 des parcours Cinéma, Histoire et « Culture classique et modernité européenne ».
- 5 Le colloque s’est tenu du 25 au 27 janvier 2023 à Rennes. L’ensemble des conférences sont disponibl (...)
12Cette enquête sur la fabrique du héros a pris la forme en janvier dernier d’un colloque international intitulé « Succès et les échecs de l’héroïsation de l’Antiquité à l’actualité européenne » coorganisé par Anne Gangloff et Evelyne Cohen (ENSSIB-Université de Lyon) à l’Université Rennes 2 avec des spécialistes issus de différentes disciplines : histoire, anthropologie, sociologie, études cinématographiques. Les contributions ont permis des échanges fructueux sur les processus d’héroïsation de l’Antiquité à nos jours et sur les différents paramètres à prendre en compte pour leur réussite comme l’importance des vecteurs de diffusion et la réceptivité du public5. La question de la construction des identités et des discours idéologiques a aussi été au cœur des discussions.
13C’est pourquoi des membres de l’équipe FABER encadrent des étudiants de master recherche qui travaillent sur la place et le traitement des héros antiques dans les médias (internet, bandes dessinés, cinéma) à l’échelle européenne et sur les figures de héros dans les manuels et les programmes scolaires.
- 6 Thierry Chopin, G. Divet, rapport commandé par l’Institut Jacques Delors « Enseigner l’Europe en Fr (...)
14Un autre groupe de travail avec des étudiants de master de l’Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation de Rennes est actuellement en cours. Il leur a été proposé de rédiger leur mémoire de première année sous la forme d’un kit pédagogique. Ces études se concentrent sur des personnages charismatiques qui ont une dimension européenne et qui peuvent bénéficier d’une charge affective, qui est liée à une condition héroïque. Il ne s’agit pas de « sélectionner » artificiellement des héros ou des « grands hommes » qui pourraient incarner l’identité européenne, mais de montrer qu’une culture commune peut tirer sa richesse d’une diversité d’expériences et d’héritages politiques. Les sujets soumis couvrent la période de l’Antiquité jusqu’à l’époque contemporaine (Marc Aurèle, Constantin, Catherine et Marie de Médicis, Anne d’Autriche, Jules Ferry…). La dimension héroïque ou européenne d’un personnage peut être difficile à définir, et même faire l’enjeu e controverses. Elle permet cependant de mettre en exergue une certaine ambiguïté. François Ier n’est pas perçu de la même façon en France qu’en Italie et pourtant il est un élément constitutif d’une culture et d’une identité européenne commune. L’intérêt est double. C’est d’abord l’occasion de proposer aux enseignants du secondaire des fiches sur des personnalités historiques qui ne sont pas mises à l’honneur dans les programmes actuels, comme des figures féminines qui sont peu présentes dans les programmes en histoire. Ensuite, en tant que futurs enseignants, les étudiants sont invités à développer des outils pédagogiques qui seront utiles à leur travail et leur permettront de se de ne pas s’en tenir à un enseignement institutionnel de l’Europe. Le rapport commandé par l’Institut Jacques Delors au politologue et spécialiste des études européennes Thierry Chopin et co-écrit avec Guilaine Divet, met en lumière un euroscepticisme important en France et plusieurs problèmes dans la façon d’enseigner l’histoire européenne6 : les programmes scolaires privilégient une approche institutionnelle et l’apprentissage d’une chronologie lourde aux yeux des élèves. De plus, l’étude de l’histoire de l’Europe en France est considérablement francocentrée. Il est question du féodalisme ou de la France des Lumières, mais pas des Lumières allemandes ou écossaises qui sont tout aussi conséquentes. Le rapport suggère de privilégier une réflexion plus critique et d’amener les élèves à réfléchir sur des questions politiques. Il est nécessaire de faire une histoire de l’Europe plus culturelle et plus humaine afin de rassembler les élèves, qui sont les futurs citoyens européens, autour de symboles communs. L’étude de ces grandes figures semble être une voie possible afin de s’éloigner d’un enseignement froid et cérébral de l’Europe. Ces kits pédagogiques seront rendus accessibles sur EPALE ou School Education Gateway pour bénéficier au plus grand nombre. De la même manière, il est possible de retrouver les conférences, les articles issus des projections et les participations du colloque sur le Carnet Hypothèses dédié à la Chaire. Les actes de ce colloque seront publiés courant 2024. Site de la chaire : https://faber.hypotheses.org
15Ce travail sur la fabrique du héros permettra, à long terme, de participer au développement d’une culture européenne commune autour de héros et d’héroïnes et de grands hommes qui peuvent servir de points de repères à l’ensemble des citoyens européens.
Note de fin
1 Quelques références à ce sujet : Emmanuelle Loyer, Une brève histoire culturelle de l’Europe, Paris, Flammarion, 2017 ; Jean François Schaub, L’Europe a-t-elle une histoire ? Paris, Albin Michel, 2008 ; Anne-MarieThiesse, La création des identités nationales : Europe, XVIIIe – XXe siècles, Paris, Seuil, 1999.
2 Christophe Charle « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne ? », Annales, HSS, vol. 65e année, n°5, 2010, p.1207-1221.
3 René Girault (dir.), Identité et conscience européennes au XXe siècle, Paris, Hachette, 1994 et Robert Frank, Gérard Bossuat (dir.), Les identités européennes au 20e siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2014.
4 Une simple recherche Google montre les nombreux articles associant les termes Thomas Pesquet et héros : N. Delesalle, « L’astronaute français Thomas Pesquet, un héros presque comme tout le monde », Télérama, publié le 31 août 2016 et mis à jour le 8 décembre 2020 ; J.M Salvator, « Thomas Pesquet, un héros national », Le Parisien, publié le 23 avril 2021.
5 Le colloque s’est tenu du 25 au 27 janvier 2023 à Rennes. L’ensemble des conférences sont disponibles sur le Carnet Hypothèses dédié à la chaire : https://faber.hypotheses.org/471.
6 Thierry Chopin, G. Divet, rapport commandé par l’Institut Jacques Delors « Enseigner l’Europe en France : ancrer la dimension européenne dans l’enseignement secondaire français », Octobre 2020, disponible en ligne : https://institutdelors.eu/wpcontent/uploads/2020/10/R120_201008_LEuropedanslesprogrammesscolaires_Chopin-1.pdf.
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Référence électronique
Morgane Chaignon, « Transmission et création d’une culture européenne commune : la Fabrique des Héros », Revue d’histoire culturelle [En ligne], 6 | 2023, mis en ligne le 02 août 2023, consulté le 16 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhc/5606 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhc.5606
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