Quelle place pour la justice des mineurs dans la revue Actes (1973-1993) ?
Résumés
Les auteurs examinent comment une revue de droit « contestataire », née dans le sillage de Mai 68, Actes. Cahiers d’action juridique, traite de la justice des mineurs. Ils distinguent deux périodes dans la vie de la revue. De sa naissance en 1973 à la fin des années 1970, la revue se livre à une critique radicale du paternalisme judiciaire inhérent à l’ordonnance du 2 février 1945 et dénonce le contrôle social qui en résulte. Dans les années 1980, les mêmes auteurs défendent l’humanisme de l’ordonnance et critiquent essentiellement l’insuffisante application de ses principes.
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Introduction
- 1 Comme en témoigne l’habitude fréquente de nommer un courant intellectuel par le nom de la revue qu (...)
- 2 Bantigny Ludivine, De grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2018, 458 p.
- 3 Voir par exemple Bailleau Francis, Cartuyvels Yves, Fraene Dominique de (dir.) « La justice pénale (...)
1La revue, comme forme de publication régulière et souple, est au cœur de la vie intellectuelle1 et de l’action politique. Demandant moins de moyens financiers qu’un journal, reposant souvent sur un petit groupe d’acteurs dévoués et peu avares de leurs heures, elle permet les débats et les échanges d’idées dans le temps. Les auteurs y disposent de plus d’espace que dans la presse. Les grands événements politiques favorisent souvent l’émergence de nouvelles revues. C’est le cas de la guerre d’Algérie ; c’est encore le cas dans les années 19682, avec l’apparition de revues marquées par la critique sociale et un certain radicalisme politique. Quand elles réussissent à s’inscrire dans la durée, les revues changent, les comités de rédaction se transforment, les idées évoluent également. Le contexte social et politique, tout comme les transformations internes aux revues, contribue fortement à ces évolutions. C’est ce que nous souhaitons montrer en analysant les textes publiés sur la justice des mineurs dans la revue Actes. En une vingtaine d’années, le ton et le contenu des articles se transforment. La revue passe de positions relativement radicales remettant en cause l’acte fondateur de l’ordonnance de 1945 et souhaitant une évolution forte des pratiques de l’institution judiciaire à une attitude plus défensive tentant de sauver certains acquis d’une justice vue alors comme protectrice. Dans cette évolution, la revue change mais elle est surtout bousculée par les attaques nationales et internationales d’un modèle protecteur de la jeunesse3.
2Avant de décrire cette transformation, il nous faut présenter la revue.
Naissance d’une revue militante dans les années 1970
- 4 Lascoumes Pierre, « Actualité bibliographique : le travail social idéalisé, contesté, situé », Dév (...)
- 5 Artières Philippe, « 1972 : naissance de l’intellectuel spécifique », Plein droit, no 53-54, mars (...)
- 6 Les sept numéros d’Impascience publiés entre 1975 et 1977 sont disponibles sur http://science-soci (...)
- 7 Par ailleurs François Maspéro publie en volumes, dans la Petite collection Maspéro, des choix d’ar (...)
3Ainsi, la revue Actes. Cahiers d’action juridique bimestriels voit le jour à la toute fin de l’année 1973, le premier numéro étant daté de « déc.-janv. 1974 ». Elle est alors publiée par les éditions Solin, un éditeur militant, aujourd’hui absorbé par Actes Sud. Cette maison du Quartier Latin, sise 1 rue des Fossés Saint Jacques, édite également dans les années 1970 toute une série de périodiques que l’on peut qualifier de contestataires, parmi lesquels Champ social. Cette revue naît plus ou moins en prolongement du Groupe d’information des travailleurs sociaux, auteur collectif de l’ouvrage Le travail social contre qui ? publié en 1974 chez ce même éditeur. C’est, selon Pierre Lascoumes, « le principal organe de contestation politique du travail social4 ». Il faudrait aussi citer Tankonalasanté, publié par le Groupe d’information sur les Asiles (GIA)5, Impascience dans lequel des chercheurs en « sciences dures » mènent une réflexion critique sur la pratique scientifique et les relations sciences/société6, Gardes-Fous, fondé par des psychiatres proches du mouvement trotskiste, Quel corps ? animé par Jean-Marie Brohm qui développe une critique radicale (et politique) des pratiques sportives, l’éphémère revue Place consacrée à l’urbanisme et à l’architecture ou encore les philosophiques et historiennes Révoltes logiques qui ont pour sous-titre Cahiers du centre de recherches sur les idéologies de la Révolte. Solin n’est pas le seul éditeur à diffuser des revues dont le point commun est de vouloir être un instrument théorique et pratique pour mener des luttes sectorielles. François Maspéro, par exemple, publie les Cahiers du forum histoire qui pose sur sa couverture la question L’histoire pour quoi faire ? et Hérodote s’interroge sur les fonctions politiques et les véritables enjeux de la géographie7.
- 8 Sur le GIP voir Le Groupe d’information sur les prisons. Archives d’une lutte. Documents réunis et (...)
4Toutes ces revues succèdent bien souvent à des bulletins ronéotés, à des feuilles d’informations plus ou moins confidentielles ou prolongent la publication de brochures militantes. Elles sont bien souvent filles des groupes d’information qui ont vu le jour au lendemain de Mai 68 et dont le modèle est le Groupe d’information sur les prisons (GIP)8.
- 9 « Compte rendu de la réunion du collectif de rédaction et des lecteurs », Actes, no 12.
- 10 Il s’agit de Lucien Cossard, Bertrand Domenach, Hervé Dupont-Monod, Hélène Masse-Dessen, Georges P (...)
- 11 Il s’agit de Béatrice Roehrich.
- 12 Israël Liora, « Mobiliser le droit au service de la révolte : une utopie ? », in Congrès Marx Inte (...)
- 13 Sur ces notions voir Foucault Michel, « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, III, 197 (...)
- 14 « Éditorial », Actes Cahiers d’action juridique bimestriels (par la suite Actes), no 1, déc.-janv. (...)
5Actes est créée par des praticiens du Droit, essentiellement des avocats, dans le prolongement du Mouvement d’action judiciaire9. Sur les sept membres qui composent le premier comité de rédaction, six sont inscrits au barreau10, une est juriste11. L’un d’entre eux, Georges Pinet, a fondé avec Henry Leclerc le cabinet d’Ornano qui entend être au service des luttes12. Le directeur de la publication est l’avocat Bertrand Domenach, frère de Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit et fondateur avec Michel Foucault et Pierre Vidal-Naquet du GIP. L’éditorial du premier numéro permet de ranger sans ambiguïté cette revue dans les organes d’appui aux luttes sectorielles, celles que mènent les « intellectuels spécifiques13 » : « Actes pour sa part a choisi de remettre en cause l’institution judiciaire : un organe d’information, d’analyse et de lutte est une nécessité pour aider à rompre l’hermétisme du langage archaïque, le labyrinthe de la procédure formaliste, le mandarinat de ceux qui enseignent et le conservatisme de ceux qui pratiquent le Droit comme une vérité établie14. » Pour autant Actes entend ne pas être « un cénacle d’intellectuels » mais travailler sur « une articulation constante entre l’élaboration critique, théorique et les pratiques de luttes institutionnelles ».
Du premier au dernier acte : brève histoire d’une revue radicale15
- 15 Sur l’histoire de la revue, voir aussi Israël Liora, « La revue Actes : le droit saisi par le rega (...)
- 16 Padoul Gilbert « Droit et idéologie en Chine », Actes, no 8, juin-juillet 1975. Cet article est su (...)
6Entre janvier 1974 et juin 1993, 84 numéros d’Actes sont publiés dont 19 numéros doubles et un numéro 17 bis (sic), soit une collection de 66 fascicules. Les trois premières années de vie de la revue sont assez « agitées ». Outre la polémique qui marque la parution d’un article sur le droit en Chine16, les animateurs de la publication s’interrogent à plusieurs reprises sur les orientations de la revue comme dans l’éditorial en forme d’autocritique du numéro 9 :
- 17 « Éditorial », Actes no 9, décembre 1975.
« [Pour certains] ACTES devenait progressivement un outil de réflexion théorique, mais cessait d’être un instrument de lutte. D’autres parmi nous disaient que notre réflexion était trop légère et qu’il fallait l’approfondir systématiquement dans un domaine où la lutte idéologique vient seulement de devenir l’objet d’un débat public. Tous nous pensions qu’ACTES oscillait d’un choix à l’autre et que cette absence de choix, source d’ambiguïté politique, avait pour conséquence un défaut de continuité dans la succession des numéros […]. Mais ce débat : “ACTES, instrument de luttes, instrument de réflexion”, était par trop académique. La réflexion théorique nourrit la lutte qui éveille la réflexion. ACTES doit-il être le lieu de cette rencontre17 ? »
- 18 Le non développement des sigles (Mouvement d’Action Judiciaire ; Syndicat de la Magistrature ; Com (...)
- 19 « Actes, sa rédaction, ses lecteurs », Actes, no 15, Automne 1977.
- 20 Ibid.
7Paru dans le numéro 12, le « Compte rendu de la réunion du collectif de rédaction et des lecteurs » poursuit le débat et souligne : « mais surtout ACTES n’est pas ou pas assez à la convergence des acteurs de la justice, MAJ, SM, CAP, GMP18, et ne permet pas à leurs réflexions d’êtres diffusées et de se confronter entre elles ». Ces débats sur la ligne éditoriale sont accompagnés par un remaniement du comité de rédaction. Entre 1974 et 1977, tous les fondateurs, à l’exception de Bertrand Domenach, quittent le comité de rédaction et des non-avocats l’intègrent. Parmi les nouveaux venus, Pierre Lascoumes, docteur en droit mais en voie de reconversion vers la sociologie, Régine Dhoquois, inspectrice du travail bientôt maîtresse de conférences en droit à l’université de Paris 7. Les deux jouent un rôle important dans la nouvelle revue. Un éducateur de l’Éducation surveillée, Jean-Jacques Bocquet, rejoint le comité de rédaction en 1979. Ces changements sont commentés dans le numéro 15, daté de l’automne 1977 : « Ce renouvellement du comité de rédaction a permis une diversification des secteurs professionnels représentés. […] Parallèlement on a assisté à un certain désengagement des avocats à l’égard de la revue. Leur contribution au travail de réflexion et rédactionnel qui avait été pendant longtemps décisif s’est raréfié et nous le regrettons19. » Cette « note » signée le comité de rédaction rappelle pour la dernière fois l’orientation de la revue : « Si la réflexion approfondie et théorique nous semble importante à développer, nous tenons à maintenir à une place équivalente des dossiers pratiques, des analyses de jurisprudence et une présentation des luttes en cours20. » Il existe bien un tournant que Michel Rocochon arrivé en 1977 et Bertrand Domenach, le seul membre fondateur encore présent en 1993, reconnaissent :
- 21 « Actes (1979-1993) : d’abord une démarche » (table ronde), Actes, no 83-84, juin 1993, p. 5-6.
« Michel : – Il y a eu une rupture par rapport aux fondateurs historiques qui sont partis très vite. Cette équipe défendait une position idéologique assez forte. C’étaient surtout des avocats : des gens du MAJ.
Bertrand : – Ce qu’on voulait faire au début en 72-73 c’était une jurisprudence alternative. […] C’est pour ça que les premiers numéros sont avant tout des dossiers de défense et une jurisprudence alternative. Assez vite, on a trouvé les limites et à ce moment-là, on s’est orienté vers la sociologie du droit : c’est peu après que Pierre et d’autres sont arrivés et ont donné un nouveau souffle21. »
8Durant ces dix-neuf années d’existence quelque 400 auteurs ont rédigé au moins un article ou accordé un entretien à la revue. Les signatures prestigieuses ne manquent pas, tant parmi les politiques (Robert Badinter, Gilbert Bonnemaison, Yvette Roudy, etc.), que parmi les universitaires (Mireille Delmas-Marty, Michel Foucault, Michelle Perrot, Pierre Vidal-Naquet, etc) ou parmi les ténors du barreau (Henry Leclerc, Franck Natali, etc.). Mais Actes publie aussi de nombreux textes collectifs signés par des associations ou des collectifs de luttes qui peuvent être institutionnalisés comme Amnesty international, appelés à être pérennisés comme le GISTI ou plus éphémères comme le Cosype (Coordination syndicale pénale). La revue accorde également une place aux témoignages individuels de justiciables confrontés à la machine judiciaire ou d’acteurs « de base » des institutions répressives.
Actes et la justice des mineurs
- 22 Ce dernier numéro titré « acte final » propose notamment un panel d’articles représentatif de la r (...)
- 23 Blocquaux Jean, Rosenzweig Jean-Pierre, « La fugue n’est pas un délit, est-ce déjà un droit ? », A (...)
- 24 Léomant Christian, « Éducation et incarcération, ou de la détention des mineurs comme danger pour (...)
- 25 Gazeau Jean-François, Peyre Vincent, « Vingt-cinq ans d’incarcération des mineurs en France », Act (...)
- 26 « Mineurs en luttes », Actes, no 21, avril 1979, p. 37-38.
- 27 « Majeurs accusés de détournement », Actes, no 21, avril 1979, p. 38.
- 28 Actes, no 62/63, mars 1988, pages de couverture 2 et 3.
- 29 Institution publique d’Éducation surveillée.
- 30 Miloud Anad est placé pour la première fois à l’ISES de Bures-sur-Yvette, au titre de l’assistance (...)
- 31 L’autogestion est théorisée en 1976 par Pierre Rosanvallon, conseiller politique d’Edmond Maire, l (...)
9Dans l’index cumulatif réalisé par Frédéric Ocqueteau pour l’ultime numéro22, l’entrée « justice des mineurs, éducation surveillée » compte 28 références. Nous pouvons rajouter à cette liste des contributions classées dans d’autres rubriques comme celle de Jean Blocquaux et Jean-Pierre Rosenzweig sur la fugue23 rangée sous l’intitulé « famille, enfance » ou celle de Christian Léoman sur éducation et incarcération24 qui trouve place avec les articles sur la prison, tout comme l’analyse par Jean-François Gazeau et Vincent Peyre de l’évolution de la mise en détention des mineurs25. Il faut également compter certains manifestes publiés par la revue et non répertoriés dans l’index comme le texte du collectif des « mineurs en lutte » formé par des fugueurs qui se sont réfugiés à l’université de Vincennes en 197926 et celui du collectif 7 qui les soutient27 ou encore, plus tard, le manifeste du « mouvement riposte ! » qui combat la politique de la direction de l’Éducation surveillée durant la première cohabitation Mitterrand-Chirac, puis lutte contre toute détention des mineurs28. Au total donc, 34 articles sur plus de 400 textes, concernent notre sujet. Une place qui est certes non négligeable, mais néanmoins pas centrale. Ils sont représentatifs des différents types de contributions de la revue : on y trouve tant des analyses de fond « quasi académiques », que des manifestes collectifs, ou des témoignages de professionnels « critiques » et de justiciables « en lutte ». Le premier article qui traite de la justice des mineurs relève d’ailleurs de cette dernière catégorie. Il est publié en 1976 et se trouve inclus dans un dossier sur la criminologie où l’on trouve les signatures de Pierre Lascoumes et de Philippe Robert. Il est intitulé « Les laminoirs de l’éducation surveillée ». Son auteur, Miloud Anad n’est ni juriste, ni universitaire, ni même militant ou travailleur social, c’est un justiciable, un détenu qui doit être jugé pour vol qualifié (en l’espèce un braquage). Miloud Anad commente les rapports de placement des établissements de l’Éducation surveillée dans lesquels il a séjourné et qui ont été intégrés à son dossier d’instruction. Pour lui l’Éducation surveillée est la porte d’entrée vers l’administration pénitentiaire. Selon son témoignage, l’institution, souvent présentée comme modèle d’une justice humaniste et résolutive, se révèle sous un autre jour. Les professionnels y sont considérés comme jugeant hâtivement des cas individuels. Ils ont recours à des explications stéréotypées ou à de fausses causalités pour expliquer les comportements des jeunes et ils se sont montrés incapables de comprendre la personnalité de l’auteur. Miloud Anad dénonce la dimension pathologique du suivi et considère que c’est là qu’il faut chercher les raisons de son incarcération. De plus, selon lui, l’institution ne propose pas de réelles études mais seulement de vagues apprentissages. Les éducateurs des IPES29, utilisent même des jeunes pour effectuer des travaux privés (jardinage). Ces propos laissent entendre que le quotidien à l’intérieur des internats a peu évolué depuis 1945 et que ces institutions restent inadaptées à la rééducation des jeunes. Le témoigne de Miloud Anad semble illustrer les analyses en termes de filières pénales où, de l’Aide sociale à l’enfance30 à la prison correctionnelle en passant par l’Éducation surveillée, le chemin vers les Assises est tout tracé. Cet article est repris dans la sélection intitulée « Actes choisis » qui trouve place dans l’ultime livraison de la revue. Il est donc considéré comme particulièrement représentatif de la ligne éditoriale. En effet, Actes militait pour l’implication directe des justiciables dans le combat judiciaire et se voulait être un outil pour cette « autogestion » des luttes dans le champ du droit. Le thème de l’autogestion, portée notamment par la CFDT, est très débattu dans les années 197031.
10Sinon, la plupart de ces articles, 29 sur 34, sont principalement réunis dans deux numéros entièrement dédiés au sujet de la justice des enfants. Le premier, un numéro double daté de décembre 1978, est intitulé : « Les mineurs, le droit et la justice ». Le second, publié en avril 1989, s’interroge : « Mineurs : la fin de la prison ? ». La tonalité des deux dossiers est fort différente.
De la critique radicale de la justice des mineurs…
- 32 Lecrubier Daniel, « Gestion des mineurs et caution judiciaire », Actes, no 19-20, décembre 1978, p (...)
- 33 Donzelot Jacques, La police des familles, Paris, Éditions de minuit, 1977.
- 34 Meyer Philippe, L’enfance et la raison d’État, Paris, Seuil, 1977.
- 35 Lascoume Pierre, Prévention et contrôle social : les contradictions du travail social, Paris, Mass (...)
- 36 Liscia Claude, Famille hors la loi, Paris, Maspéro, 1977.
- 37 Verdes-Leroux Janine, Le travail social, Paris, Minuit, 1978.
11Si l’article signé Miloud Anad relève déjà de la critique radicale de la justice des mineurs, c’est bien dans la livraison de 1978 que cette dernière se déploie le plus largement. Le double numéro questionne la notion, si souvent utilisée dans la justice des mineurs, « d’intérêt de l’enfant ». Un principe envahissant, toujours invoqué et qui, en général, n’autorise aucune remise en cause du fonctionnement de la justice des mineurs. Une décision prise au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant ne saurait être mauvaise même si en réalité elle a été dictée par bien d’autres considérations notamment des raisons d’ordre public ou de gages donnés à l’opinion publique. Les coordinateurs du dossier s’intéressent également aux différents développements concernant le « contrôle social ». Pour eux, il faut dépasser la simple vision critique contenue dans cette approche sociologique pour favoriser l’émergence de nouvelles pratiques. Le dossier s’ouvre par un article de Daniel Lecrubier, un juge des enfants, membre du syndicat de la magistrature, dont le texte est largement inspiré par ce courant sociologique de dénonciation du contrôle social32. Sa bibliographie comprend entre autres, les travaux de Donzelot33, Meyer34, Lascoumes35, Liscia36 et Verdès-Leroux37. Le magistrat dénonce, en particulier, la nouvelle structuration administrative du secteur social, qui renforce le quadrillage du territoire, tout en accentuant le pouvoir des préfets et favorisant l’instrumentalisation des travailleurs sociaux, qui agissent de plus en plus au service de l’État et, de moins en moins à celui des citoyens. Les besoins de la population ne sont alors plus définis par ceux qui la connaissent mais par des administrations qui défendent avant tout leurs intérêts. Selon l’auteur, le développement de l’informatique aggrave cette tendance, en permettant fichages et nouvelles classifications des populations. C’est toute une politique d’étiquetage (au sens sociologique du terme) qui se met en place définissant des populations cibles ou à risques. Daniel Lecrubier critique également la loi sociale du 30 juin 1975 et la loi, de la même année, sur les handicapés. Deux textes qui, selon lui, augmentent les pouvoirs de l’administration au détriment des familles. Nulle part, il ne trouve les notions pourtant essentielles pour lui de liberté, d’autonomie et de prise en charge de leurs vies par les gens eux-mêmes.
- 38 Le groupe rapport « signe » 7 des 18 articles du numéro dont un texte d’auto-présentation « le gro (...)
- 39 « Fonctionnement et idéologie syndicale au SNPES », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 81-91.
- 40 Le texte du groupe rapport est accompagné d’une note sur le boycott du dossier scolaire, ainsi que (...)
12Le ton du numéro est donné. Les articles suivants sont souvent l’œuvre d’un collectif, le groupe rapport38. Ce groupe, animé par des psychologues et des éducateurs de l’Éducation surveillée, en particulier Michèle Delpit et Jean-Jacques Bocquet, se réunit toutes les semaines dans des locaux de l’Éducation surveillée, rue Sedaine à Paris. Composé d’une majorité de personnels syndiqués, il n’envisage pas de fonder un autre mouvement, même si ses membres peuvent être critiques vis-à-vis du Syndicat national des personnels de l’Éducation surveillée (SNPES), affilié à la Fédération de l’Éducation nationale (FEN)39. Il est actif à partir de 1976 avec la rédaction de plusieurs tracts et la production de nombreux documents de travail. Il s’agit pour ces professionnels de lutter contre l’isolement des éducateurs, d’aborder les problèmes « systématiquement évités dans la pratique éducative », de démasquer les rapports de pouvoir entre les juges et les structures de l’Éducation surveillée. Par exemple ici il dénonce le « copinage juge-direction départementale pour remplir les foyers ». Progressivement ce collectif se concentre sur la problématique des rapports éducatifs. À partir de l’exemple du dossier d’un jeune suivi au civil dans le cadre d’une mesure dite d’Assistance éducative en milieu ouvert (AEMO) transmis à un jury d’assises donc dans une affaire pénale ultérieure, sans qu’aucun rédacteur du dossier ne soit consulté, le groupe dénonce le détournement de la finalité du travail de l’éducateur. Celui-ci perd sa dimension éducative et son aspect confidentiel au profit d’un usage répressif. Par ce glissement les éducateurs risquent de devenir les « complices » d’une justice répressive plutôt que les garants de l’intérêt de l’enfant. Le groupe regrette que le dossier reste finalement confidentiel uniquement pour le jeune, qui est pourtant le premier concerné40.
- 41 Groupe rapport, « Une mesure disciplinaire : l’assistance éducative », Actes, no 19-20, décembre 1 (...)
- 42 Groupe rapport, « loi du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale », Actes, no 19-20, décembre 1978, p (...)
13Dans un autre article le groupe rapport présente la mesure d’assistance éducative comme une mesure disciplinaire41 avant de critiquer la loi du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale42 et de déconstruire l’ordonnance du 2 février 1945, considérée selon eux à tort comme l’horizon indépassable d’une justice qui se veut protectrice et résolutive :
- 43 Groupe rapport, « Commentaire sur l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante (...)
« L’ordonnance de 1945 règle la justice pénale pour les mineurs. On pourrait penser que cette ordonnance protège le droit des mineurs et respecte particulièrement les droits de la défense. Or ce texte – qui n’a jamais fait l’objet d’un vote au parlement et dont les éléments principaux ont été mis en état par le régime de Vichy – n’annule aucune peine prévue pour les majeurs, mais plus, étend sa gamme d’intervention et de répression par le biais des mesures “de protection, d’assistance, de surveillance et d’éducation”. Ce système de “protection” qui suppose parallèlement l’irresponsabilité, permet aussi d’annuler des droits importants tels les garanties pour la défense, violant ainsi les principes fondamentaux de la justice, et faisant réellement de la justice pour mineurs une justice d’exception43. »
- 44 Ibid., p. 37.
14En conclusion de l’article, un tableau particulièrement inquiétant est introduit par cette légende : « Vous êtes mineurs, vous avez commis une infraction… voilà ce qui peut vous arriver44… »
- 45 Vacher Nicole, Chessel Patrick, « La loi de 1975 et la psychiatrisation des mineurs », Actes, no 1 (...)
- 46 Merle Charlotte, « Le “psychologisme” à l’Éducation surveillée », Actes, no 19-20, décembre 1978, (...)
- 47 Chauviere Michel, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Les Éditions ouvrières, 1980.
15Toujours dans ce numéro de 1978, deux psychiatres de l’Éducation surveillée dénoncent la psychiatrisation des mineurs45 et une de leur collègue psychologue, critique le « psychologisme » qui y règne46. Robert Castel et Jean Clavreul sont les principales références de ces textes. Mentionnons aussi l’article de Michel Chauvière, qui paraît quelques mois avant la publication de son livre sur l’Éducation spécialisée et Vichy47 : « Le Maréchal aimait les enfants… ». Ce titre, reprend en en modifiant le temps, le texte d’une célèbre affiche publiée pendant la guerre : « Le maréchal aime les enfants. » Le sociologue conclut sur une forme de continuité entre les politiques du gouvernement de Vichy et celles des IVe et Ve Républiques. Les autres contributions, parfois dues aux membres du comité de rédaction, collaborateurs habituels de la revue, sont sur la même ligne de « dépassement » de la notion du contrôle social.
- 48 « Droit des Mineurs (suite). La légalité de l’envoi du double de nos rapports aux intéressés. Coll (...)
- 49 Idem., p. 5.
16Cette remise en cause radicale de la justice des mineurs, ce petit tremblement de terre, aura une réplique dans le numéro 22 de juin 1979. Rebondissant sur les conclusions du groupe rapport, un certain nombre d’éducateurs décident de transmettre leurs écrits aux jeunes qu’ils suivent. La revue donne alors la parole au « Collectif pour l’appel des 300 » qui défend cette initiative48. En effet, les membres du groupe estiment légal d’envoyer un double des rapports aux intéressés. Cela est valable pour les documents produits avant la décision du juge (l’enquête sociale par exemple), mais aussi après, car ceux-ci peuvent conduire le juge à revoir sa décision. « Au pénal, comme au civil, tous les rapports sont des rapports d’instruction49. » Les signataires attaquent la juridiction des mineurs. Selon eux, elle ne respecte pas les procédures de droit commun, elle se soustrait aux « règles » du Code civil comme du Code pénal. Le principe de l’information totale des parties (à savoir donner à la personne jugée la connaissance entière des accusations portées contre elle) n’est pas respecté. Ils dénoncent un pouvoir judiciaire discrétionnaire et donc dangereux pour la liberté. Les opposants au groupe rapport développent eux des arguments pédagogiques (la nécessité de protection des mineurs), juridiques (le respect du secret de l’instruction) et d’autorité (l’obligation de réserve des fonctionnaires). Le directeur de l’Éducation surveillée, Marcel Dazat, s’oppose à cette transmission du double du rapport car selon lui ces documents doivent être contrôlés par le magistrat. Dans différents lieux des professionnels ayant recours à cette pratique sont menacés de sanctions disciplinaires par l’institution. D’ailleurs le long texte du collectif s’achève par les moyens de lutter et les différents recours possibles pour contrer les interdictions administratives.
- 50 Actes no 35/36, 1er trimestre 1982.
- 51 Dhoquois Régine, « À la recherche de l’intérêt de l’enfant », Actes, juin 1982, p. 37-39.
- 52 Élection du président socialiste François Mitterrand en mai 1981.
- 53 Perrot Michelle, « Sur la notion d’intérêt de l’enfant et son émergence au xixe siècle », Actes, j (...)
17En juin 1982, la revue revient sur la notion d’intérêt de l’enfant. Il s’agit à la fois de compléter un numéro qui a traité de l’évolution de la famille50 sans aborder la question spécifique de la place du mineur en son sein et de rendre compte de journée d’études sur le droit de la famille qui se sont tenues à l’université Paris 7 dans le cadre du laboratoire d’analyse critique des pratiques juridiques, animé par Régine Dhoquois, une des rédactrices de la revue51. Le contexte politique a alors bien changé52, les journées ont bénéficié de subventions publiques, et les auteurs espèrent que leurs observations soient prises en compte dans la loi-cadre sur la famille qui est annoncée. Les articles appellent à mieux tenir compte des demandes des mineurs, mais surtout à créer les conditions nécessaires à l’expression de ces demandes. Il s’agit surtout de creuser encore ce que peut contenir d’ambiguïté la notion d’intérêt de l’enfant et les usages qu’en font ceux qui l’utilisent. Dans cette optique, l’historienne Michelle Perrot, qui enseigne aussi à l’université Paris 7, propose une généalogie de cette terminologie. Elle prend la peine de préciser que si derrière la notion d’intérêt de l’enfant il faut entendre la reconnaissance de l’enfant comme individu, alors cette expression est très récente en France53. Un des apports principaux de ce numéro est de dépasser l’invocation à la parole des jeunes pour se demander comment provoquer cette parole, sans toutefois briser un certain droit au silence.
… À la défense de l’ordonnance de 1945
- 54 Actes. Les Cahiers de Vaucresson, no 45-46.
- 55 Léomant Christian, « Éducation et incarcération ou de la détention des mineurs comme danger pour l (...)
- 56 La nomination d’Alain Peyrefitte au ministère de la Justice en mars 1977 marque un tournant répres (...)
18En 1984, Actes édite un numéro spécial en association avec les Cahiers de Vaucresson, alliance de la revue avec une publication du Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson (CRIV)54. Union justifiée par son directeur comme une volonté de décloisonnement et de rencontre entre chercheurs, praticiens et acteurs du secteur. Curieusement le numéro n’est d’ailleurs pas consacré aux mineurs, mais plus largement à la prison. Ainsi il s’ouvre par un entretien avec Michel Foucault. L’éditorial est une charge assez radicale contre la prison, mais aussi contre les alternatives nouvelles du type « travail d’intérêt général ». Le seul article sur les mineurs est le fait d’un chercheur du CRIV, Christian Léomant55. Contrairement au contenu du numéro de 1978, il y présente l’ordonnance de 1945 surtout pour ses vertus réformatrices. L’auteur, avec une certaine contradiction, déplore cependant la montée de l’emprisonnement des jeunes (détention provisoire et prison ferme) qu’il attribue à une mauvaise compréhension de l’ordonnance de 1945 par les juridictions. Tout au plus reconnaît-il une légère ambiguïté à l’ordonnance. Pour lui rien ne justifie cette évolution avec tous ses effets négatifs sur les jeunes et sur la récidive. Selon l’auteur, les responsables de cette situation sont donc à chercher du côté du pouvoir politique : Alain Peyrefitte, l’ancien garde des Sceaux qui n’est pourtant plus aux affaires depuis plusieurs années est nommément mentionné56. Certains magistrats sont aussi mis en cause. Christian Léomant termine en appelant à une réforme de la législation qui irait dans le sens d’une interdiction absolue de l’incarcération des jeunes. Cet article est particulier puisqu’il mêle le « discours officiel » de l’ES sur les valeurs et vertus de l’ordonnance de 1945, tout en réclamant une réforme. La charge critique contre l’ordonnance est bien inférieure à celle du numéro de 1978.
- 57 « Mineurs : la fin de la prison ? », Actes, no 66, avril 1989.
- 58 Parmi les contributeurs outre Jean-Jacques Bocquet, Jean Basin, Yvon Bazin, Jacques Bourquin, Pier (...)
- 59 On retrouve au sommaire du numéro Vincent Peyre, Jean-François Gazeau et Michel Jacquey.
19La présentation de l’ordonnance de 1945 évolue encore avec le numéro de 1989, consacré lui entièrement aux mineurs et intitulé : « Mineurs : la fin de la prison57 ? » La revue s’ouvre sur un appel du collectif Riposte pour en finir avec l’enfermement des jeunes, groupe qui a été la cheville ouvrière du numéro. Ce mouvement, présidé par l’avocat Dominique Tricot, est créé durant la cohabitation entre François Mitterrand et Jacques Chirac (1986-1988). Le ministre de la Justice Albin Chalandon veut alors « remettre au pas » une Éducation surveillée qualifiée par sa nouvelle directrice, Madame Gianotti, de « pétaudière ». Il entend également durcir, c’est-à-dire rendre plus répressive, une justice des mineurs jugée, par la droite qui l’a mise en place dans les années 1960-1970, par trop laxiste. Le « mouvement riposte ! », s’il doit beaucoup aux fonctionnaires de l’Éducation surveillée58 et aux chercheurs du centre de Vaucresson59 qui dépend partiellement de cette administration, est beaucoup moins « interne » que le groupe rapport. Il a su rallier quelques intellectuels comme Bénigno Caceres, grand résistant, fondateur du mouvement d’éducation populaire Peuple et culture, ainsi que des acteurs du monde éducatif associatif comme Jacques Ladsous ou Roger Bello. Parmi les professionnels de l’Éducation surveillée, on relève le nom de Jean Bazin, responsable d’un service… dans lequel travaille un certain Jean-Jacques Bocquet.
20Le ton général du numéro est étrangement optimiste rendant compte, dans l’esprit des rédacteurs, d’une période de calme après la tempête de 1986-1988. L’éditorial de Jean-Jacques Bocquet, tout en réclamant la fin de l’enfermement des jeunes, vante le système français avec comme clef de voûte l’ordonnance de 1945. Il distribue des bons points au législateur qui a su préserver l’ordonnance, aux pouvoirs publics et aux acteurs du monde judiciaire qui ont mis en place une véritable « politique de protection judiciaire de la jeunesse », et même à la société civile, qui en dehors, de « soubresauts sécuritaires conjoncturels », reste attachée « aux principes humanitaires fondés sur l’idéologie des droits de l’homme ». De nombreux articles, rédigés par des directeurs de la protection judiciaire de la jeunesse, anciens éducateurs, souvent formés à Vaucresson et devenus cadres de l’institution, restent dans cette tonalité. La parole est aussi donnée à Gilbert Bonnemaison, l’ancien défenseur des politiques de prévention de la délinquance.
21La critique radicale a disparu. L’ordonnance de 1945 n’est plus une cible mais au contraire un texte référence. L’histoire de l’Éducation surveillée a été dans le bon sens, celui de la défense des valeurs humanitaires. Seul le fait que des enfants soient toujours envoyés en prison jette une ombre sur cette marche positive de l’histoire. En un peu plus de dix ans, comment comprendre ce revirement de la revue ?
Conclusion
- 60 Jean-François Sirinelli, Les vingt décisives, 1965-1985 : le passé proche de notre avenir, Fayard, (...)
- 61 Nous utilisons là une location très en vogue dans les années 1970 empruntée au philosophe Louis Al (...)
- 62 Le droit à l’avortement est peut-être la plus emblématique de ces revendications au moins partiell (...)
22Les années 1970 sont au cœur des « vingt décisives60 » et la France est en pleine mutation. La transformation des rapports sociaux – notamment les rapports de genre – dans la famille, l’école, les mondes du travail, perceptible dès le début des années 1960, s’accélère après les « évènements de 68 ». Les « appareils d’État61 » comme l’école, l’asile, le travail social, la justice, la santé etc., sont contestés à la fois dans leur fonctionnement et dans leurs fondements juridiques. L’une des caractéristiques de ces remises en cause est qu’elles viennent souvent des personnels, c’est-à-dire de l’intérieur même de ces appareils. Les responsables politiques et les administrations s’efforcent d’amortir ces bouleversements, en les réprimant parfois, mais aussi en procédant à certaines modernisations structurelles ou législatives et en accédant à quelques revendications62.
23La justice des mineurs et l’Éducation surveillée sont prises dans ce maelstrom. L’administration centrale de l’ES contribue à cette remise en cause. Il suffit de relire « la note d’orientation sur la politique de l’Éducation surveillée » signée par Simone Rozes, alors directrice, en juillet 1975 :
« Sans doute, l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante a-t-elle eu le mérite de substituer à l’idée d’une sanction pénale, dont la valeur réparatrice et rédemptrice s’était vue contestée, le principe de la mesure éducative. Mais, en fait, la pesanteur de son passé pénitentiaire symbolisé par l’héritage immobilier de quelques anciennes colonies agricoles et pénitentiaires transformées en gros internats, entraînait l’Éducation surveillée lors de sa création en tant que direction autonome en 1945 à poursuivre dans des conditions certes améliorées une entreprise de gardiennage nuancée par les tentatives de conditionnement au travail manuel. Par ailleurs, la faiblesse des effectifs de la liberté surveillée rendait d’autant plus aléatoire l’action en milieu ouvert qu’elle s’intégrait alors très mal dans le schéma traditionnel de la justice pénale. L’action menée dans ce cadre était, de surplus, généralement de type paternaliste véhiculant encore trop souvent les idées du siècle dernier. »
- 63 Le ministre de la Justice en 1975 est Jean Lecanuet. Partisan de la peine de mort, opposé à la lég (...)
24Un tel texte, venant d’une administration centrale d’un ministère géré par un homme du centre droit63 est très significatif de « l’air du temps ». Les revendications les plus radicales sont légitimées.
- 64 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Mouton, Paris, La Haye, 1974, p. 649.
25Après la victoire des socialistes en 1981, les militants les plus actifs passent souvent de la contestation bruyante à la négociation de compromis acceptables. La justice des enfants poursuit ses évolutions et les pratiques les plus répressives reculent encore. Cette période de transformation de la justice des mineurs est brutalement interrompue en mars 1986 avec la première cohabitation. Même après le retour des socialistes aux affaires, l’élan réformateur est rompu. L’heure n’est plus aux nouvelles conquêtes mais, au mieux, à la défense des acquis même si, comme l’a bien montré Michelle Perrot, « les grèves offensives réussissent plus sûrement que les défensives64 » ou, si la proposition est inversée, la défense des acquis échoue plus souvent que la conquête de nouveaux droits.
26Dans ce nouveau contexte, la référence à l’ordonnance de 1945 a, mutatis mutandis, dans la contestation de la politique pénale du pouvoir, le même rôle que l’évocation du programme du Conseil national de la résistance dans la contestation des réformes antisociales du xxie siècle. Le contenu même du texte n’a pas vraiment d’importance, c’est sa portée symbolique qui compte. La Libération est le plus souvent présentée comme un moment de progrès. En accusant le pouvoir de détruire l’œuvre de la Résistance, on le renvoie dans le camp de la réaction voire de la régression. À un moment où la justice des mineurs subit des attaques, même si le retour des socialistes au pouvoir en 1988, calme pour un temps le jeu, l’ordonnance de 1945, surtout en pratiquant l’occultation de son volet le plus répressif, devient un acquis à défendre et non plus un texte paternaliste à remettre en cause et à dépasser.
Notes
1 Comme en témoigne l’habitude fréquente de nommer un courant intellectuel par le nom de la revue qui le structure.
2 Bantigny Ludivine, De grands soirs en petits matins, Paris, Seuil, 2018, 458 p.
3 Voir par exemple Bailleau Francis, Cartuyvels Yves, Fraene Dominique de (dir.) « La justice pénale des mineurs en Europe et ses évolutions », Déviance et Société, 2009/3 (vol. 33), 165 p.
4 Lascoumes Pierre, « Actualité bibliographique : le travail social idéalisé, contesté, situé », Déviance et société, vol. 1, no 3, 1977, p. 351.
5 Artières Philippe, « 1972 : naissance de l’intellectuel spécifique », Plein droit, no 53-54, mars 2002. Tankonalasanté paraît entre 1973 et 1977 et compte 22 numéros.
6 Les sept numéros d’Impascience publiés entre 1975 et 1977 sont disponibles sur http://science-societe.fr/impascience/ où ils sont présentés par Mathieu Quet.
7 Par ailleurs François Maspéro publie en volumes, dans la Petite collection Maspéro, des choix d’articles de Tankonalasanté (no 154), Champ social (no 175), Quel corps ? (no 213), Actes (no 213).
8 Sur le GIP voir Le Groupe d’information sur les prisons. Archives d’une lutte. Documents réunis et présentés par Artières Philippe, Quéro Laurent, Zancarini-Fournel Michelle, Postface de Daniel Defert, Paris, Édition de l’IMEC, 2003, 349 p. Sur le modèle de GIP se constituent notamment le Groupe d’information santé (GIS), Groupe d’information sur les asiles (GIA) et, d’une façon un peu différente, le Groupe d’information sur les travailleurs immigrés (GISTI).
9 « Compte rendu de la réunion du collectif de rédaction et des lecteurs », Actes, no 12.
10 Il s’agit de Lucien Cossard, Bertrand Domenach, Hervé Dupont-Monod, Hélène Masse-Dessen, Georges Pinet, Bernard Tircolcq.
11 Il s’agit de Béatrice Roehrich.
12 Israël Liora, « Mobiliser le droit au service de la révolte : une utopie ? », in Congrès Marx International VI, Septembre 2010.
13 Sur ces notions voir Foucault Michel, « Entretien avec Michel Foucault », Dits et écrits, III, 1976-1979, Paris, Gallimard, 1994, p. 140-160.
14 « Éditorial », Actes Cahiers d’action juridique bimestriels (par la suite Actes), no 1, déc.-janv. 1974, n. p.
15 Sur l’histoire de la revue, voir aussi Israël Liora, « La revue Actes : le droit saisi par le regard critique dans le sillage de 68 », Revue d’histoire des sciences humaines et sociales, no 26, 2015, p. 135-150.
16 Padoul Gilbert « Droit et idéologie en Chine », Actes, no 8, juin-juillet 1975. Cet article est suivi de deux contributions des membres du comité de rédaction, la première titrée « Pour la publication de cet article » et la seconde « Contre la publication de cet article ».
17 « Éditorial », Actes no 9, décembre 1975.
18 Le non développement des sigles (Mouvement d’Action Judiciaire ; Syndicat de la Magistrature ; Comité d’action des prisonniers, Groupement Multiprofessionnel des prisons) laisse penser que pour les responsables d’Actes, leur lectorat est parfaitement au fait de leur signification.
19 « Actes, sa rédaction, ses lecteurs », Actes, no 15, Automne 1977.
20 Ibid.
21 « Actes (1979-1993) : d’abord une démarche » (table ronde), Actes, no 83-84, juin 1993, p. 5-6.
22 Ce dernier numéro titré « acte final » propose notamment un panel d’articles représentatif de la revue.
23 Blocquaux Jean, Rosenzweig Jean-Pierre, « La fugue n’est pas un délit, est-ce déjà un droit ? », Actes, no 35/36, 1er trimestre 1982, p. 51-53.
24 Léomant Christian, « Éducation et incarcération, ou de la détention des mineurs comme danger pour l’ordre social », Actes, no 45/46, 1986, p. 63-66.
25 Gazeau Jean-François, Peyre Vincent, « Vingt-cinq ans d’incarcération des mineurs en France », Actes, no 66, 1989, p. 5-10. (Cet article est rédigé pour le numéro spécial « Mineurs : la fin de la prison ».)
26 « Mineurs en luttes », Actes, no 21, avril 1979, p. 37-38.
27 « Majeurs accusés de détournement », Actes, no 21, avril 1979, p. 38.
28 Actes, no 62/63, mars 1988, pages de couverture 2 et 3.
29 Institution publique d’Éducation surveillée.
30 Miloud Anad est placé pour la première fois à l’ISES de Bures-sur-Yvette, au titre de l’assistance éducative.
31 L’autogestion est théorisée en 1976 par Pierre Rosanvallon, conseiller politique d’Edmond Maire, le secrétaire général de la CFDT, dans son ouvrage L’âge de l’autogestion avant d’être délaissée par ce syndicat à la fin des années 1970.
32 Lecrubier Daniel, « Gestion des mineurs et caution judiciaire », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 3-7.
33 Donzelot Jacques, La police des familles, Paris, Éditions de minuit, 1977.
34 Meyer Philippe, L’enfance et la raison d’État, Paris, Seuil, 1977.
35 Lascoume Pierre, Prévention et contrôle social : les contradictions du travail social, Paris, Masson, 1977.
36 Liscia Claude, Famille hors la loi, Paris, Maspéro, 1977.
37 Verdes-Leroux Janine, Le travail social, Paris, Minuit, 1978.
38 Le groupe rapport « signe » 7 des 18 articles du numéro dont un texte d’auto-présentation « le groupe rapport », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 73-74.
39 « Fonctionnement et idéologie syndicale au SNPES », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 81-91.
40 Le texte du groupe rapport est accompagné d’une note sur le boycott du dossier scolaire, ainsi que d’une pétition pour refuser toute forme de fichages et de tests.
41 Groupe rapport, « Une mesure disciplinaire : l’assistance éducative », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 7-12.
42 Groupe rapport, « loi du 4 juin 1970 sur l’autorité parentale », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 13-16.
43 Groupe rapport, « Commentaire sur l’ordonnance du 2 février 1945 relative à l’enfance délinquante », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 27.
44 Ibid., p. 37.
45 Vacher Nicole, Chessel Patrick, « La loi de 1975 et la psychiatrisation des mineurs », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 17-22.
46 Merle Charlotte, « Le “psychologisme” à l’Éducation surveillée », Actes, no 19-20, décembre 1978, p. 39-43.
47 Chauviere Michel, Enfance inadaptée : l’héritage de Vichy, Paris, Les Éditions ouvrières, 1980.
48 « Droit des Mineurs (suite). La légalité de l’envoi du double de nos rapports aux intéressés. Collectif pour l’appel des 300 », Actes, no 22, juin 1979, p. 3-6.
49 Idem., p. 5.
50 Actes no 35/36, 1er trimestre 1982.
51 Dhoquois Régine, « À la recherche de l’intérêt de l’enfant », Actes, juin 1982, p. 37-39.
52 Élection du président socialiste François Mitterrand en mai 1981.
53 Perrot Michelle, « Sur la notion d’intérêt de l’enfant et son émergence au xixe siècle », Actes, juin 1982, p. 40-43.
54 Actes. Les Cahiers de Vaucresson, no 45-46.
55 Léomant Christian, « Éducation et incarcération ou de la détention des mineurs comme danger pour l’ordre social », Actes, no 45-46, p. 63-66.
56 La nomination d’Alain Peyrefitte au ministère de la Justice en mars 1977 marque un tournant répressif du septennat de Valéry Giscard d’Estaing. Il soutient en particulier le vote de la controversée loi Sécurité et Liberté.
57 « Mineurs : la fin de la prison ? », Actes, no 66, avril 1989.
58 Parmi les contributeurs outre Jean-Jacques Bocquet, Jean Basin, Yvon Bazin, Jacques Bourquin, Pierre Berton, Yves Douchin, Yan Le Pennec, Alain Ruyssen travaillent à l’Éducation surveillée.
59 On retrouve au sommaire du numéro Vincent Peyre, Jean-François Gazeau et Michel Jacquey.
60 Jean-François Sirinelli, Les vingt décisives, 1965-1985 : le passé proche de notre avenir, Fayard, 2007, 323 p.
61 Nous utilisons là une location très en vogue dans les années 1970 empruntée au philosophe Louis Althuser.
62 Le droit à l’avortement est peut-être la plus emblématique de ces revendications au moins partiellement satisfaites.
63 Le ministre de la Justice en 1975 est Jean Lecanuet. Partisan de la peine de mort, opposé à la légalisation de l’IVG, soutenant timidement le divorce par consentement mutuel, il n’est pas le plus progressiste des ministres de Valérie Giscard d’Estaing.
64 Perrot Michelle, Les ouvriers en grève. France 1871-1890, Mouton, Paris, La Haye, 1974, p. 649.
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Référence papier
Éric Pierre et Jean-Jacques Yvorel, « Quelle place pour la justice des mineurs dans la revue Actes (1973-1993) ? », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 22 | 2020, 153-166.
Référence électronique
Éric Pierre et Jean-Jacques Yvorel, « Quelle place pour la justice des mineurs dans la revue Actes (1973-1993) ? », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], 22 | 2020, mis en ligne le 25 novembre 2022, consulté le 29 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhei/5377 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei.5377
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