Les « classes spéciales d’anormaux » de la ville de Bordeaux (1900-1933)
Résumés
Cet article, qui s’appuie sur des documents publiés et sur l’exploitation d’archives locales et notamment un album de photographies légendées inédit, retrace la genèse et le devenir d’un projet de création de « classes spéciales » pour enfants « anormaux psychiques » au sein des écoles primaires publiques de la ville de Bordeaux. Pour ce faire, nous nous proposons d’étudier le rôle central joué par le psychiatre Emmanuel Régis (1855-1918) pour la planification puis l’instauration progressive de ces classes à partir de l’année 1900. En revenant sur leur mise en place administrative, sur les critères retenus pour le recrutement des élèves, sur leur programme et sur leur fonctionnement, notre but est de mieux comprendre, en les contextualisant, les choix opérés par Régis. Pourquoi des classes de perfectionnement au sein d’écoles ordinaires plutôt que des instituts médico-pédagogiques autonomes ? Cette création relève-t-elle de la volonté de l’aliéniste ou d’une orientation voulue alors par le système éducatif ? L’éclaircissement de ces questions nous permettra aussi d’évaluer les prétentions novatrices du projet.
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Mots-clés :
enfance anormale et arriérée, classes spéciales, commission médico-pédagogique, Emmanuel Régis, Jean AbadieKeywords:
abnormal and retarded childhood, special classes, pedagogical-medical commission, Emmanuel Régis, Jean AbadieTexte intégral
- 1 « Dossiers du personnel de la Faculté de médecine », Archives départementales de la Gironde, cote (...)
- 2 Régis Emmanuel, Cours libre de médecine mentale, Bordeaux, Gounouilhou, 1885.
- 3 Lettre d’Emmanuel Régis au maire de Bordeaux du 6/02/1907, Dossier « Inspection médicale scolaire, (...)
- 4 Régis Emmanuel, Les anormaux psychiques des écoles, Bordeaux, Gounouilhou, 1907, p. 15.
- 5 Régis Emmanuel et Rotgès E., Les classes d’anormaux à Bordeaux, rapport médico-pédagogique, Bordeau (...)
1Tout commence en 1884, alors qu’Emmanuel Régis, psychiatre originaire de Haute-Garonne passé par Paris, est chargé d’un cours libre de psychiatrie à la Faculté de médecine de Bordeaux1. C’est dans ce contexte qu’il approfondit ses études sur l’étiologie des pathologies psychiques et qu’il se concentre plus particulièrement sur le rôle de l’hérédité et de l’éducation. La publication de son Cours libre de médecine mentale2 (1885) et celle de son Précis de psychiatrie (1887), nosologie très détaillée des pathologies mentales, sont à l’origine de sa notoriété d’aliéniste. Il consacre une partie de ses études aux psychopathologies de l’enfant et, dans la mesure où certaines lui semblent être curables, il envisage une intervention médicale à destination des écoliers bordelais. En 1897, il tente de créer « un service municipal de spécialités médicales3 » comprenant des consultations de psychiatrie pour les enfants des écoles communales. En 1900, une consultation gratuite pour « les enfants anormaux des écoles » est officiellement mise en place4. Ce qui fait défaut, selon lui, c’est la concertation entre les services municipaux, le ministère de l’Instruction publique et le milieu médical. Son désir d’intervention dans le monde scolaire se manifeste donc assez tôt, sans que cela ne débouche sur l’existence d’une structure stable. C’est la tenue à Bordeaux du troisième « Congrès national d’Assistance publique et de Bienfaisance privée » qui, si l’on en croit ses écrits, va constituer le véritable point de départ du projet bordelais5.
- 6 Topalov Christian, « Langage de la réforme et déni du politique. Le débat entre assistance publiqu (...)
- 7 Il s’agit notamment de l’Institut national des sourdes-muettes, de l’Asile Château-Picon, de l’Hôp (...)
- 8 Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux…, op. cit.
- 9 « Classes d’anormaux psychiques », Revue pédagogique, tome 51, 1907, p. 44 et Régis et Rotgès, Les (...)
2Initiés en 1889, au moment du bicentenaire de la Révolution française et de l’exposition universelle, les congrès d’Assistance publique et de Bienfaisance privée sont pour le politique l’occasion de contester l’hégémonie des œuvres privées et d’affirmer un interventionnisme d’État à un moment où la république est consolidée6. Le congrès de Bordeaux se déroule du 1er au 7 juin 1903. La partie du programme consacrée à l’enseignement primaire inclut des commissions travaillant sur les thèmes de l’enfance « anormale ». À leur intention sont programmées les visites de divers établissements de santé de la région, tous intéressés par l’accueil des jeunes aliénés ou handicapés7. Les participants sont des professeurs et médecins aliénistes, des représentants des institutions publiques locales et nationales (et notamment des membres de conseils municipaux des villes de Paris, Lyon et Bordeaux), des membres d’associations de charité et d’aide sociale, des enseignants et des représentants des congrégations. Cette semaine semble avoir joué un rôle de catalyseur dans la mise en place du projet bordelais. C’est en tout cas ce que confirment Raymond Thamin (1857-1933), recteur d’académie, et Emmanuel Régis, dans un rapport publié en 19098. De ce point de vue, Régis semble avoir bénéficié de la volonté des pouvoirs publics de renforcer leur présence dans le champ social. En effet, Régis incarne le désir des institutions républicaines de s’affirmer dans un domaine jusqu’alors largement abandonné aux œuvres privées. Ainsi, dès l’année 1904, les actions locales en vue de faciliter la collaboration des différentes structures institutionnelles se multiplient. Ce sont, par exemple, des conférences faites aux instituteurs et institutrices de la Gironde par des médecins, telles que celles que donne le docteur Jacquin, médecin de l’asile d’aliénées de Château-Picon, dont l’intitulé est « l’Assistance et le traitement des enfants arriérés9 ». De façon concomitante, la place désormais conquise par la psychologie dans l’abord des questions sanitaires et sociales en France conduit les pouvoirs publics à s’intéresser un peu plus aux acteurs de la discipline.
- 10 Archives départementales de la Gironde, Dossiers du personnel de la Faculté de médecine, Emmanuel R (...)
3À la fois médecin et psychologue, Régis profite lui aussi de ce contexte. En effet, même si ses ouvrages des années 1880 ont contribué à asseoir sa réputation de psychopathologiste, sa carrière à la faculté de médecine de Bordeaux est loin d’être prestigieuse. Certes, il est chargé par le doyen Paul Denucé d’un cours libre de psychiatrie dès l’année 1884, mais il ne devient titulaire qu’en 1913, à l’âge de 58 ans, cinq ans seulement avant sa mort. Les appréciations annuelles de son dossier personnel s’étonnent d’ailleurs de l’absence de reconnaissance, par la faculté de médecine, de la valeur de Régis, estimant que ses mérites auraient justifié une titularisation nettement plus précoce. Ce point est confirmé par le recteur Thamin qui écrit en 1910 : « Un maître, dans tous les sens du mot. Professeur remarquable, n’a pas de chaire à Bordeaux. Quand on l’entend parler dans un congrès, avec une autorité et une science également rares, on doit se dire : qui sont donc ceux qui ont une chaire dans cette université de Bordeaux ! ». La tonalité est la même en 1912 : « Savant remarquable. Connu dans l’Europe entière où il est considéré comme un maître dans sa spécialité. Mais il a 57 ans et n’est pas titulaire10 ! ». Il n’est donc pas impossible que sa contribution au Congrès de 1903 ait d’abord joué un rôle pour sa nomination de professeur adjoint en 1905 et que sa titularisation de 1913 ait ensuite été influencée par la concrétisation de son projet pour l’enfance anormale à partir de 1910.
- 11 Voir par exemple, « La question des enfants anormaux », La Petite Gironde du 2 février 1907 ; « L’ (...)
- 12 Chazal Eugène, Les anormaux psychiques, Paris, Maloine, 1907, p. 69-74.
4Les rapports publiés présentent Bordeaux comme une ville pionnière. On peut comprendre que les acteurs locaux, a fortiori s’ils sont partie prenante, en soient convaincus. Mais l’écho de la presse nationale va dans le même sens11. Un projet concurrent, conduit à Lyon par le médecin Eugène Chazal, fait même du cas de Bordeaux – dont il reconnaît à la fois le caractère novateur et l’antériorité – une source d’inspiration12.
- 13 Vial, Les enfants anormaux…
- 14 Chazal, Les anormaux psychiques, p. 70-71.
5La mise en œuvre est cependant assez lente et, en dépit de l’activisme de Régis, représentatif de ces spécialistes de l’enfance anormale qui tentent alors de faire pression sur les pouvoirs publics13, ce n’est qu’à partir de 1906 que toutes les conditions légales et administratives nécessaires à la création de « classes spéciales » sont réunies. La mobilisation des médecins et des enseignants peut alors commencer. En mai 1906, le recteur de l’académie charge le Comité girondin de l’Alliance d’hygiène sociale – Régis en préside la section d’hygiène mentale – du recrutement de médecins spécialistes afin de procéder à l’examen des enfants anormaux des écoles publiques. Le but est de constituer une commission médicale destinée à travailler en collaboration avec les directeurs et directrices d’écoles dont le recrutement sera assuré par l’autorité académique14.
- 15 G. Ferré, Rapport de 35 pages manuscrites signé et daté du 15/03/1907, Archives Bordeaux Métropole (...)
6La composition de cette commission montre un éventail assez large de spécialités médicales. Mais c’est la psychiatrie qui a l’ascendant sur toutes les autres disciplines, ne serait-ce que par le rôle de pilotage qui est réservé à Régis et à ses collaborateurs directs, dont Jean Abadie. Le seul obstacle au démarrage est alors budgétaire et administratif, mais, le contexte et les personnalités aidant, les services municipaux, après avoir commandé un rapport au docteur Ferré15, professeur à la Faculté de médecine, vont appuyer sans réserve la réorganisation du service d’inspection des écoles de la ville. Les conclusions du rapport sont claires :
- 16 G. Ferré, « Rapport sur la réorganisation du service d’Inspection des écoles de la ville de Bordea (...)
« Pour être adapté aux nécessités de l’état social actuel, le service d’inspection médical [sic] des écoles de Bordeaux comprendra des médecins-inspecteurs ordinaires et des médecins-inspecteurs spécialistes. Les médecins-inspecteurs ordinaires seront au nombre de six ; chacun aura douze écoles à inspecter. Chaque école sera visitée deux fois par mois. […] Les médecins spécialistes s’occupant de psychiatrie seront au nombre de quatre. Ils surveilleront chacune des quatre écoles dites de perfectionnement dans lesquelles seront instruits et éduqués les anormaux psychiques d’école. […] Le rôle des inspecteurs spécialistes consistera à rechercher dans la population scolaire, quels seront les enfants dont l’état nécessiterait leur intervention. […] Le médecin-inspecteur remplira le rôle de médecin consultant et non de médecin traitant. Exception est faite pour le spécialiste de psychiatrie qui, dans son rôle de surveillant médical dans son école, paraît devoir être considéré comme un médecin-traitant16. »
7Le projet aboutit au doublement du nombre des médecins chargés d’inspecter les écoles de la ville tout en étendant nettement leurs attributions et en augmentant la fréquence de leurs inspections. Cela se vérifie pour les psychiatres – absents de la précédente organisation – dont le nombre, les responsabilités et la position sortent renforcés. Le rapport prescrit la constitution de fiches anthropométriques annexées aux dossiers individuels des élèves. Une telle entreprise dépend d’un dénombrement préalable des « anormaux ». C’est à cette tâche que la commission se consacre au début de l’année 1907. Le rôle pivot de Régis se confirme et c’est lui qui organise le recensement et en définit les critères. Dans une lettre au maire de Bordeaux, il écrit :
- 17 Emmanuel Régis, lettre au maire de Bordeaux du 22/07/1907, Archives Bordeaux métropole, 5320 i 1.
« Dans le rapport que j’ai eu l’honneur de vous adresser il y a quelques mois, j’ai retracé l’historique des travaux préparatoires, en particulier ceux de la commission médicale chargée du recensement et du classement des enfants anormaux des Écoles Communales de garçons. Depuis, cette commission a continué sa tâche en opérant un recensement et un classement analogue dans les Écoles communales des filles. Ce travail, commencé il y a plus d’un an et qui se termine à peine porte sur un ensemble de 18 000 enfants et comprend près de mille anormaux examinés individuellement17. »
- 18 Abadie J., « Recensement des enfants anormaux des écoles publiques de garçons de la ville de Borde (...)
8La première commission mise en place comporte, outre les psychiatres Régis, Abadie et Jacquin, un oculiste, un oto-rhino-laryngologiste, un orthopédiste et un dentiste. Cette commission a elle‑même été préparée par une commission médicale dédiée au recensement18 dont le travail dure environ deux ans, jusqu’en 1908. Le recensement, qui a débuté à la fin de l’année scolaire 1906 après avoir été officialisé par un arrêté préfectoral du 2 juin, est un travail de longue haleine :
- 19 Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux, p. 11-12.
« Ayant eu à examiner individuellement 1 529 enfants à quatre ou cinq au plus par heure, la Commission a dû mettre deux ans pour parachever son œuvre : une année pour l’inspection des écoles de garçons, une année pour l’inspection des écoles de filles. […] Bien qu’effectués par cinq Sous-Commissions différentes et sur des chiffres de présentés variables suivant les maîtres, nos deux recensements successifs ont donné exactement les mêmes résultats, soit 5,17 % d’anormaux psychiques chez les garçons et 5,79 % chez les filles. Ces résultats peuvent donc être considérés comme se rapprochant de la réalité et nous croyons qu’on peut admettre que, dans toute population scolaire, il existe une moyenne de 5 à 6 % d’anormaux psychiques19. »
- 20 Ibid., p. 13.
- 21 Ibid., p. 12.
9Après le recensement, vient la définition de catégories et de seuils dont la finalité est de proposer un « classement médico-psychique des anormaux psychiques20 ». Revenant sur cette étape dans son rapport de 1909, Régis écrit : « Aucune des classifications adoptées jusqu’à ce jour ne nous donnant satisfaction […] nous avons, après échange de vues, adopté en Commission un cadre médico-pédagogique à la fois simple et pratique, dans les divisions duquel sont venus se ranger, naturellement et sans effort, tous nos jeunes sujets21. »
- 22 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 7.
10Qu’est-ce qu’un enfant « anormal » ? Selon Régis, les « anormaux » sont « ceux qui présentent des infirmités, des arrêts de développement, des déviations, des désharmonies [sic], ou plus simplement de l’excitabilité, de l’instabilité morbide du cerveau, empêchant ou diminuant leur adaptation aux méthodes d’éducation communes et réclamant l’intervention de l’hygiéniste22 ». Il classe les « enfants anormaux » en quatre catégories, selon un degré croissant de déviation (ou de « dégénérescence ») par rapport au type « normal » : 1o les anormaux d’école ; 2o les anormaux d’hôpital ; 3o les anormaux de maisons de réformes ou « réformatoires » ; 4o les anormaux d’asile. Le projet de la ville de Bordeaux ne concerne donc que les enfants de la première catégorie, les autres relevant d’un placement spécifique dont le cadre habituel ne peut être l’école. Régis ne fournit pas de données quantitatives relatives à la répartition dans ces quatre catégories.
- 23 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 17 ; Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Borde (...)
11La première division des « anormaux », ceux qui relèvent d’une prise en charge scolaire, se compose de deux catégories principales : les « anormaux non-arriérés » et les « anormaux arriérés23 ». Les « non-arriérés » font l’objet d’une subdivision plus fine en « calmes », « agités » et « irritables ». Dans une perspective psychométrique, les « arriérés » sont classés en fonction de trois niveaux d’arriération et sont divisés en arriérés « légers », « moyens » ou « profonds ». Chacun de ces « degrés » se décline à son tour en « calmes », « agités » et « irritables ». Le courrier de Régis avec la mairie de Bordeaux montre que, dès le début du recensement de 1906, son impatience est grande et qu’il veut que l’expérimentation démarre au plus tôt. Sa préférence va alors à la création d’« écoles spéciales », avec internat, destinées à l’accueil des anormaux légers et moyens. Il ne les obtiendra pas, mais, dès le printemps 1907, deux classes spéciales sont ouvertes dans des écoles ordinaires :
- 24 Lettre d’Emmanuel Régis au maire de Bordeaux du 22/07/1907, Archives Bordeaux-Métropole, dossier « (...)
« Le terrain étant ainsi préparé, les diverses autorités qui avaient pris l’initiative du mouvement […] ont pu, du jour au lendemain, créer, dans les conditions les meilleures, deux classes spéciales pour anormaux. Ces classes fonctionnent depuis le 1er mai, l’une à l’École de la rue Montgolfier, l’autre à l’École de la rue St Charles. Elles se composent de 20 enfants chacune. Les enfants de la classe Montgolfier ont été recrutés de préférence parmi les anormaux arriérés calmes, ceux de la classe St Charles parmi les anormaux arriérés agités. Nous avons voulu ainsi, d’accord avec les maîtres, faire un double-essai et rechercher sur quelle catégorie d’anormaux, agités ou calmes, l’éducation spéciale pourrait avoir le plus d’effet24. »
- 25 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 18 (c’est Régis qui souligne).
- 26 Ibid., p. 19.
- 27 Sur la question budgétaire relative au financement des classes spéciales et à la loi de 1909, voir (...)
12Régis se réjouit officiellement de l’avancée du projet. Pourtant, les classes spéciales ne sont que la réalisation a minima de la prise en charge des anormaux qu’il envisageait en 1907 : « L’expérience a partout démontré que l’école spéciale autonome pour enfants mentalement anormaux vaut infiniment mieux que la simple classe spéciale annexée à l’école ordinaire25. » Il préconise même une répartition homogène des écoles spéciales sur le territoire bordelais : « Vu la configuration de la ville, ainsi que le nombre et la répartition des anormaux dans les écoles existantes, ces écoles devraient être au nombre de quatre : une au centre, une au nord, une au sud, une à la Bastide, sur des points à préciser avec soin, le moment venu26. » Il ajoute que, dans l’idéal, chaque école devrait comprendre 8 classes mixtes de 25 élèves (solution qui a sa préférence) ou, à défaut, 4 classes de filles et 4 classes de garçons. Mais, si des classes spéciales annexées sont bien créées, petit à petit, dans les zones indiquées, les écoles spéciales ne verront jamais le jour. Sur ce point, il n’est pas interdit de penser que Régis ait pu avoir à se plier au réalisme du fonctionnement et des financements institutionnels27. L’idée d’une création d’instituts autonomes ne sera réintroduite dans les rapports relatifs à l’enfance anormale que beaucoup plus tard, bien après la mort de Régis, par Jean Abadie.
- 28 La création de la classe spéciale de la rue Montgolfier entraînera une restructuration globale de (...)
- 29 On y trouve par exemple une lettre d’Édouard Herriot, alors maire de Lyon, au maire de Bordeaux, d (...)
13À compter du printemps 1907, alors que le recensement des filles est encore en cours, ce sont deux classes de 20 garçons, dans deux écoles de deux quartiers populaires de la ville (l’une au nord, Montgolfier28, l’autre au sud, Saint-Charles) qui commencent à fonctionner. Il faut attendre 1908 pour qu’une classe spéciale de filles soit ouverte à l’école Saint-Bruno, en centre-ville. La correspondance de la mairie de Bordeaux montre que d’autres municipalités de France, en particulier celle de Lyon, sont très intéressées par ce qu’il s’y passe et envoient des missions d’étude en vue de la création de classes identiques29.
- 30 Archives Bordeaux métropole, Sources iconographiques, Recueil 159, 9/7/4, « Ville de Bordeaux, Ens (...)
14En dehors de ce qu’en dit la presse locale et nationale qui, le plus souvent, se limite à des descriptions générales à tonalité laudative, qu’en est-il du fonctionnement concret de ces classes ? Il existe peu de documents pour en rendre compte. La composition et la rédaction des fiches de suivi médico-pédagogique des « anormaux », telles qu’elles sont décrites dans les rapports officiels, manquent de précision et nous n’en avons pas trouvé trace dans les archives. Fort heureusement, après deux années de fonctionnement, la mairie de Bordeaux commande la réalisation d’un album30, nourri de nombreuses photographies et sans doute destiné à la promotion de l’action médico-pédagogique de la ville. Celui-ci s’avère précieux pour en connaître les acteurs, les lieux, les moyens et les contenus. Sa richesse iconographique est incontestable. L’album reproduit des fiches médico-pédagogiques avec données anthropométriques et illustre les méthodes mises en œuvre. Il décrit aussi le programme qui est appliqué ainsi que l’emploi du temps de la semaine des élèves, filles et garçons.
- 31 Il s’agit du recteur Thamin, de l’inspecteur d’académie Alliaud, de l’inspecteur Rotgès, des médec (...)
15Concrètement, il s’agit d’un recueil composé de 50 planches. Sur la page de droite se trouvent une ou deux photographies et, sur celle de gauche, une description manuscrite précise de la situation ou du thème abordé par les photographies. Les quatre premières planches représentent l’école communale primaire Saint-Bruno, la composition du « Comité de l’œuvre de l’enfance anormale à Bordeaux », la commission de recrutement et la consultation médico-pédagogique (avec quatre exemples de fiches pour la constitution des dossiers individuels des élèves). Le reste du recueil est entièrement consacré aux programmes eux-mêmes et décrit les emplois du temps respectifs des filles et des garçons31. L’album consacre des parts inégales au programme des filles (17 planches) et à celui des garçons (27 planches). Dans la dernière partie, quelques planches concernent conjointement filles et garçons. Les photographies ont été réalisées dans les trois classes « spéciales » qui fonctionnent alors régulièrement à Bordeaux (Saint-Charles, Montgolfier et Saint-Bruno) et illustrent les différentes activités du programme.
- 32 Archives Bordeaux métropole, recueil 159, planche no 6 (2 photographies).
16Les acteurs du recrutement sont le médecin aliéniste – dans l’album il s’agit exclusivement de Régis lui-même – la directrice ou le directeur d’école et « l’Inspecteur primaire [qui] assiste à l’examen32 » (figure 1).
Figure 1. « La consultation médico-pédagogique » © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159
- 33 Il s’agit d’une déformation congénitale du crâne qui est petit, étroit, développé en hauteur, consé (...)
- 34 Idem, planches no 7 et no 8, photos no 1 et no 2.
17C’est au cours de cette étape qu’est établie la fiche initiale numérotée de l’élève, intégrant une photo de face et de profil, individuelle ou de groupe (figure 2), et comportant les rubriques : Prénom / Nom / Âge / Taille / État physiologique / État mental. On peut ainsi noter, par exemple, les appréciations suivantes : « S… / W… / 10 ans / 1 m 42 / Grand et fort, corps assez bien constitué. Stigmates de dégénérescence accusés : hydrocéphalie, faciès d’idiot, mauvaise dentition. Vices de prononciation. Vue faible. Inhabile de ses mains. / Arriéré profond » ou encore « D… / J… / 9 ans / 1 m 28 / [État physiologique :] Assez bon, teint pâle. Crâne oblique. Oxycéphalie33, implantation basse des cheveux, front fuyant, oreilles grandes. Habileté manuelle : bonne. / Arriéré léger, pas vicieux, fait des progrès34. »
Figure 2. « Quelques types d’arriérés médico-padagogiques », © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159
18On constate que l’examen physiologique est attentif aux marques éventuelles d’une supposée « dégénérescence » et qu’il reprend certaines des catégories de l’anthropologie du début du xxe siècle. Mais c’est le bilan concernant « l’état mental » qui semble être déterminant pour savoir si l’enfant relève, ou non, d’un placement en classe spéciale.
- 35 Idem, planche no 9, « Programme d’étude pour classes d’arriérés médico-pédagogiques ».
- 36 Idem, « Filles ».
19Les programmes respectifs des filles et des garçons sont divisés en thèmes35. Celui des filles comporte 7 rubriques, celui des garçons 8, l’hygiène occupant une place à part. Certaines, comme la lecture et le calcul, ont le même contenu pour les deux sexes. Elles ont aussi le même rang dans l’ordre global. Mais pour le reste, en dépit d’intitulés identiques, les programmes des « classes spéciales » diffèrent assez nettement selon le sexe. L’objectif avoué de celui des filles est de « développer l’attention et le désir d’imitation […] les sentiments d’affectivité » ou bien de les « amener à travailler pour faire plaisir par une discipline douce et ferme et par une récompense encourageant le moindre effort36 ».
20Le cœur de la pédagogie des classes spéciales, c’est la « leçon de choses » qui est présentée comme outil de synthèse de l’ensemble du programme. Chez les filles, cette leçon a pour but de leur « faire comprendre ce qui [les] entoure, ce qui [leur] est nécessaire » et les thèmes sont par exemple : le vêtement, l’alimentation, l’habitation, l’hygiène, l’économie domestique. Toutes les activités s’articulent autour du thème du jour, y compris le cours de chant, comme lorsque la chanson « cours mon aiguille » est apprise à la suite d’une leçon sur la couture. Les exercices écrits sont conçus comme une application et une mémorisation des noms vus pendant la leçon de choses. L’objectif du cours de calcul est des plus modestes puisqu’il n’est envisagé que sous forme de jeux durant lesquels il s’agit, par exemple, de reconnaître un nombre annoncé oralement puis de savoir l’écrire.
21La gymnastique, en revanche, semble avoir un objectif plus hygiéniste que socialement normatif. Deux leçons hebdomadaires en extérieur lui sont consacrées auxquelles s’ajoutent des séances de cinq minutes entre chacune des leçons du jour ainsi que des jeux aux récréations. La maîtrise du corps dans l’espace est une priorité, principe qui est prolongé par les leçons de géographie. Le but de celles-ci est d’apprendre à se situer par cercles concentriques : connaissance de Bordeaux, de ses environs puis du département. Ce programme est ensuite complété par une géographie économique et industrielle de la France qui répond à des questions telles que : où sont fabriqués les tissus et les vêtements ? Où pousse le coton et où arrive-t-il en France ? Une autre partie de l’emploi du temps est consacrée à une « éducation des sens » qui vise, par exemple, à reconnaître des objets les yeux bandés au moyen du toucher, du goût ou de l’odeur. Cela peut être aussi apprendre à s’orienter en repérant l’origine d’un son (figure 3).
22Mais c’est le travail manuel qui constitue le point focal de l’instruction des élèves. Son programme est « assez étendu car les enfants dont l’intelligence est peu développée devront avoir recours à l’adresse manuelle pour gagner leur vie ». Pour les filles, il s’agit de travaux au crochet (« confection de lainages pour bébés »), de tricot, de couture ou de raccommodage. Pour l’application et la mise en relation de ces différents travaux, des exercices spécifiques de réalisation de vêtements pour poupées et d’habillage (boutonnage, laçage, essayage) sont proposés. Un moment est tout de même consacré à la réalisation de « travaux de fantaisie », permettant aux filles de créer en fonction de leurs goûts (sans se borner à imiter), ou encore à la pratique du modelage qui « sert à l’éducation de la vue et au développement de l’adresse manuelle ». Mais ce sont les « travaux de ménage » qui clôturent le temps scolaire des filles :
- 37 Recueil 159, 9/7/4, planches no 37 et no 38. Dans le parler bordelais de l’époque, le terme « serr (...)
« À la fin de la journée les élèves rangent leurs outils d’écolières, serrent les travaux manuels puis nettoient et cirent leur table. De temps en temps, comme complément de la leçon de choses, il est fait une leçon d’économie domestique (ici les élèves apprennent à nettoyer les ustensiles de ménage)37. »
- 38 Idem, planche no 83, « Le bain-douche ».
23Le programme des garçons diffère partiellement. L’hygiène est placée au premier rang et l’utilisation quotidienne du lavabo est complétée par celle des bains-douches, une fois par semaine en hiver, deux fois en été. Pour les filles, les bains-douches sont inscrits dans l’emploi du temps au rythme de deux fois par semaine, toute l’année. Le programme précise : « Les anormaux scolaires étant du point de vue physique des débiles, des intoxiqués, des retardés, le traitement hydrothérapique leur convient38. »
24L’accent est également mis sur la discipline :
- 39 Idem, planche no 47, « L’entrée classe. La mise en place ».
« Les enfants anormaux étant par nature des insociables, la discipline devient avec eux de première importance. C’est un impérieux devoir de régler leurs mouvements, d’organiser le bruit, de créer et de fortifier des habitudes d’ordre. La force de la bonne habitude doit se faire d’autant plus sentir que le moral est diminué. Ainsi, les entrées, les sorties, les changements d’exercices sont minutieusement organisés. [Les élèves] se placent médico-pédagogiquement par acuité sensorielle et par tempérament. Les déficients de la vue et de l’ouïe s’installent au premier rang, près du maître et des tableaux noirs. Autant que possible, il y a avantage à placer un instable avec un déprimé, un maladroit à côté d’un camarade habile39. »
- 40 Idem, planche no 49, « La leçon de choses ».
25Ce cadre éducatif, qui repose sur le principe qu’aucun moment de la journée n’échappe aux prescriptions médico-pédagogiques, veut agir sur les conditions de l’acquisition. Il s’agit de développer les aptitudes à la concentration : « Instables ou indifférents, les anormaux psychiques sont avant tout, au point de vue intellectuel, des malades de l’attention ». Si la leçon du jour est consacrée à la nourriture et aborde la confection du pain, on demande aux élèves, installés à leur bureau, d’imaginer qu’ils ont dans la main une boule de pâte qu’ils doivent pétrir et mettre en forme. L’enseignement des garçons s’organise aussi autour de la leçon de choses, « base de l’enseignement avec nos anormaux psychiques40 ». Ses thèmes principaux en sont l’alimentation, l’habitation, le chauffage, l’éclairage, le corps humain, l’agriculture et les plantes, la chasse, la pêche.
- 41 Idem, planche no 5, « le chant ».
26Les exercices de parole sont, quant à eux, destinés à repérer et corriger les troubles du langage (figure 4), condition préalable à la pratique du chant. Ce dernier est choisi en fonction de son illustration de la vie professionnelle : « les petits chants correspondent aux métiers, aux leçons de choses […]. Le chant porte ainsi sur des choses concrètes et connues, qu’il rappelle, ravive et avec lesquelles il familiarise davantage41 ».
Figure 4. « Correction d’un trouble du langage », © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159
- 42 Grosselin Augustin, « De l’enseignement de la lecture d’après la méthode phonomimique », Revue péd (...)
- 43 Recueil 159, 9/7/4, planches no 59 et 60, « Une leçon de gymnastique ».
27La lecture s’appuie sur la méthode phonomimique42 et utilise des lettres mobiles en bois pour reconstituer les mots. À l’instar des filles, les garçons pratiquent la gymnastique suédoise sans appareils. Mais, contrairement à elles, ils en font deux séances de 20 minutes par jour, soit cinq fois plus souvent que les filles, limitées à deux séances de 30 minutes par semaine. Leur temps cumulé représente plus du double de celui des filles. Les « anormaux » étant voués à des métiers qui requièrent une certaine robustesse, l’éducateur veut « cultiver les qualités physiques [et] donner aux organes musculaires un surcroît de puissance et d’activité43 ». Le cours de dessin n’a aucune dimension ludique ou artistique. Son rôle avoué est de préparer au « travail d’atelier » et de permettre l’acquisition de compétences dans la réalisation et la lecture de plans et de croquis avec côtes. Il est en lien exclusif avec les professions, y compris quand il a une dimension décorative. Une heure est quotidiennement destinée au dessin et à des activités de moulage et de cartonnage.
28Un moment de la journée est consacré à la distribution des médicaments par l’enseignant, dans la classe. Il exprime clairement la tonalité médico-pédagogique des classes spéciales :
- 44 La musculosine est une préparation pharmaceutique, se présentant sous forme de farine, à base de m (...)
- 45 Il s’agit d’une combinaison chimique de brome et d’albumine administrée en solution et prescrite à (...)
« Les anormaux psychiques sont des malades […]. Aussi, il ne faut pas s’étonner de voir à chaque fin de classe, à 11 heures et à 4 heures, le maître distribuer à chaque élève le médicament ordonné par le médecin. […] Les hérédo-syphilitiques boivent un élixir spécial, les thyroïdiens boivent de l’iodothysine, de la thyroïdine ; les affaiblis absorbent du vin iodo-tonique phosphaté, de l’huile de foie de morue et de la musculosine44 ; les agités prennent un calmant comme le bromovose. […] Une fois « retapés » par le médecin et le chirurgien, suivant l’expression heureuse du Dr Régis, l’œuvre de l’éducateur se trouve facilitée45. »
- 46 Recueil 159, 9/7/4, planches no 75 et 76, « La leçon de géographie ».
29La leçon de géographie des garçons procède aussi par cercles concentriques. Mais, alors que pour les filles l’espace étudié n’allait pas au-delà de la France, décrite de façon très succincte, son contenu pour les garçons est plus large : Bordeaux, la Gironde, la région du sud-ouest, la France entière, les nations voisines, toutes les parties du monde. Une fois encore la vocation professionnelle de la formation est exprimée : « La géographie intéresse les anormaux psychiques à condition d’être concrète, régionale surtout et pratique46. » La dernière partie du programme, le travail manuel, affirme encore cette tendance.
30Que faut-il retenir de ces contenus ? Leur trait le plus marquant, sans doute compréhensible en fonction de l’objectif exprimé de « récupération » des anormaux, est leur orientation appuyée vers l’adaptation des enfants à la réalité sociale. Il s’agit de les préparer aux métiers de manuels ou d’exécutants qui leur seront réservés lorsqu’ils quitteront l’école. Le but est avouable, tant il est vrai que préparer un être à la vie sociale est bien l’une des fonctions de l’éducation, mais la dimension émancipatrice de l’école semble réduite à la portion congrue. On est loin des pédagogies libertaires de la fin du xixe siècle et la finalité de l’instruction dans les classes spéciales est strictement pragmatique. Il n’est jamais véritablement question de stimuler l’autonomie des élèves, mais plutôt de répondre aux besoins de la société qui les attend, sans faire grand cas des besoins des élèves eux‑mêmes. Dans cette perspective, il n’est pas tenu compte des formes diverses que peut prendre l’anormalité. Lors du recrutement, une distinction est opérée entre anormaux arriérés et non‑arriérés. Il est probable que ces derniers ne se soient pas retrouvés dans une formation théorique si réduite et qu’ils aient pu exprimer des besoins auxquels la simple bipartition des classes en « degré inférieur » et « degré moyen » n’ait pas pu répondre.
31La place laissée à l’épanouissement corporel, même si elle s’inscrit logiquement dans les tendances hygiénistes du moment, paraît plus originale et plus conforme à un idéal émancipateur. Mais cela est sans doute tempéré par la présence constante du médecin, directement avec les consultations médicales mensuelles pour tous, ou indirectement, avec l’administration par les enseignants des prescriptions médicales prétendument adaptées aux psychopathologies des enfants. Cette présence forte de la chimie pharmaceutique, dans le cadre d’une séance spécifique, presque théâtralisée, est l’indice d’un traitement positiviste dont on peut penser qu’il relègue au second plan la dimension strictement psychologique au profit d’une médication, solution technique à l’anormalité.
32Enfin, dans leur spécialisation, les programmes destinent les garçons au monde extérieur, celui du travail, de la chasse, de la pêche et les filles au monde intérieur, à l’espace domestique, aux tâches ménagères et aux enfants. Outre le fait que ce point est en contradiction avec le souhait initial de Régis d’une coéducation des sexes, il est également en décalage avec les discours qui, depuis la fin du xixe (notamment dans les congrès d’institutrices et d’instituteurs), prônent une émancipation plus affirmée. Le programme des classes spéciales adopte une ligne sinon conservatrice, au moins franchement conformiste. Dans tous les cas, il s’agit bien d’une production institutionnelle qui n’a rien de révolutionnaire.
- 47 Vial, Les enfants anormaux…, op. cit.
- 48 Journal Officiel de la République Française du 27 avril 1909, p. 4473-4474. Le premier article dit (...)
33Conformément à ce qu’en disent ses acteurs, il semble pourtant que l’expérience bordelaise ait eu un écho à l’époque. Au tout début des années 1900, elle ne peut compter que sur la détermination de quelques individus, des psychiatres, des représentants du monde enseignant ou des personnalités de la mairie de Bordeaux. Le financement semble avoir été très largement assuré par la ville ; l’appui de l’Instruction publique est sans doute moins visible, mais réel. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les classes spéciales de Bordeaux ont dû profiter, d’une part, de la pression des militants de l’enfance anormale et, d’autre part, de la volonté politique des républicains de l’époque47. Le projet se construit en l’absence de toute législation nationale, mais le fonctionnement des classes, d’abord modeste et expérimental, a certainement été un argument supplémentaire pour le vote de la loi du 15 avril 1909 « relative à la création de classes de perfectionnement annexées aux écoles élémentaires publiques et d’Écoles de perfectionnement pour les enfants arriérés48 ». En retour, cette loi a légitimé et favorisé l’implantation des classes spéciales à Bordeaux jusqu’en 1914.
- 49 « Classes d’anormaux. Création, fonctionnement, correspondance ».
- 50 Compte-rendu d’une réunion de la Commission des arriérés et anormaux de la ville de Bordeaux daté (...)
- 51 Idem.
34Pour Régis, ces classes n’étaient cependant que le premier acte d’une réforme de plus grande ampleur. Il voulait en effet parvenir à la création d’Écoles autonomes spécialisées avec internat, ce qui ne s’est pas traduit dans les faits de son vivant. Les documents contenus dans le dossier 1079 R 149 des archives municipales de Bordeaux permettent de retracer le devenir des classes et d’effectuer un bilan de l’action de l’« Œuvre de l’enfance anormale ». En 1907, deux « classes spéciales » de garçons sont ouvertes et, selon un rapport daté du 2 février 1933, « une proportion très intéressante des enfants qui avaient fréquenté ces classes [ont] pu être récupérés au point de vue social50 ». En 1910, ce sont trois classes qui fonctionnent régulièrement, deux de garçons et une de filles. En 1912, une quatrième classe est ouverte, mais la guerre met fin à l’expérience, les classes s’interrompent et la Commission médico-pédagogique cesse toute activité. Le décès de Régis, en 1918, n’a sans doute pas aidé au redémarrage des classes spéciales après-guerre puisqu’un rapport de l’inspecteur d’académie Boucher, daté de 1922, préconise leur réouverture et va même plus loin en proposant ce que Régis n’avait pu obtenir : la création d’une École spéciale avec internat, à Bordeaux ou dans les environs. Il faut attendre 1927 pour que les classes spéciales rouvrent sur décision de l’administration municipale et qu’une nouvelle commission médico-pédagogique soit composée. Le psychiatre Abadie, proche collaborateur de Régis et membre fondateur de la toute première Commission, en est l’acteur central. En 1927, ce sont six classes qui fonctionnent à nouveau, deux à l’école de la rue Montgolfier, deux à celle de la rue Saint-Charles (devenue Jules Guesde entre-temps) et deux au groupe scolaire Achard-Blanqui. Le rapport de 1933 précise que ces « classes fonctionnent à la satisfaction de tous » et l’ouverture de deux classes supplémentaires, l’une à la Bastide et l’autre à Saint-Bruno, est programmée. Les psychiatres de la Commission, Abadie et Cruchet, appuyés par l’adjoint au maire délégué à l’Instruction publique, Edmond Costedoat (1874-1947), réitèrent leur vœu de fonder une école publique pour arriérés avec internat, considérant qu’« il est impossible de faire une sélection, un redressement et une récupération en dehors d’une École autonome avec internat et direction spéciale51 ». Si cette création est encore demandée plus de trente ans après, c’est qu’elle ne fait pas consensus. Et on peut d’autant mieux comprendre que les classes spéciales elles-mêmes n’aient fonctionné que par intermittence entre 1914 et 1933.
Conclusion
- 52 Muel Francine, « L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche (...)
35Nous voulions d’abord établir la raison pour laquelle, en dépit de la préférence des psychiatres pour des instituts autonomes, c’est l’option de la création de classes spéciales au sein d’écoles classiques qui l’a emporté à Bordeaux. Il semble que l’enthousiasme de Régis, porté par un contexte historique favorable à un traitement psychiatrique et hygiéniste de l’enfance anormale, se soit heurté à la réalité des pesanteurs et des hésitations institutionnelles. On constate qu’à partir de 1909 la commission médico-pédagogique n’envisage plus la création d’écoles spéciales, même si dans leur principe elles sont jugées supérieures. Cette idée ne resurgit que dans les années 1930 et sera sans doute réduite au silence par la guerre. La volonté de Régis est bien d’intégrer socialement les enfants anormaux, en particulier les arriérés légers qui lui semblent aisément « récupérables » et, à cette fin, sa préférence va à un encadrement médical plus serré, se prolongeant dans l’internat pour les élèves des écoles. Si cette organisation n’a finalement pas été retenue, c’est donc en raison de la réticence ou de l’implication variable, parfois opportuniste, des politiques institutionnelles. La détermination du psychiatre n’est pas en cause. En 1904, le ministère de l’Instruction publique met en place une commission chargée de travailler sur le traitement scolaire des anormaux52, dont la loi de 1909 sera l’aboutissement. Cette dernière préconise la solution qui sera choisie à Bordeaux. Il est donc possible d’affirmer que les classes spéciales sont plutôt l’aboutissement d’une volonté du système éducatif – et la question budgétaire n’est pas secondaire – et que le but visé par les psychiatres, même s’ils accompagnent avec enthousiasme une action qui repose sur la reconnaissance de leur discipline et de leur expertise, allait au-delà de ce qui s’est effectivement fait à Bordeaux.
- 53 Arveiller Jacques, « La loi de 1909 et la définition de l’instituteur spécialisé », Les sciences d (...)
36Enfin, nous nous proposions d’évaluer les prétentions novatrices de l’action de « l’œuvre de l’enfance anormale » à Bordeaux. Si l’on tient compte du fait que Régis manifeste dès les années 1890 la volonté de mettre en place une consultation médico‑pédagogique et qu’il est actif dès l’année 1900 pour une prise en charge des anormaux, on peut accorder une certaine antériorité au projet qu’il porte. En outre, la définition d’un protocole clairement défini pour l’inspection médico-pédagogique et la constitution d’une fiche de suivi avec données anthropométriques, atteste d’une volonté de fonder scientifiquement une médecine psycho-pédagogique alors en voie de constitution. Mais la proclamation du caractère exemplaire des classes spéciales à Bordeaux paraît excessive. Tout d’abord, le moment où l’organisation commence à prendre corps s’inscrit dans la dynamique plus générale voulue par le ministère de l’Instruction publique53. Ensuite, il faut bien reconnaître que même après l’ouverture d’une quatrième classe en 1912, le dispositif ne concerne qu’un effectif total de 80 à 100 élèves. On est bien loin de l’objectif initial évoqué par Régis de 4 écoles spéciales divisées en 8 classes de 25, ce qui représentait un effectif théorique de 800 élèves, un chiffre correspondant à peu près au bilan du recensement de 1906-1907.
37Enfin, si l’on se concentre sur l’objectif et sur les programmes, les positions de Régis et du comité s’inscrivent dans le sillage du Guide pour l’admission des enfants anormaux dans les classes de perfectionnement (1907) de Binet et Simon. Il s’agit prioritairement de « récupérer » des élèves en les rendant socialement utiles. Ce pragmatisme explique la très forte normativité des programmes et le renoncement à la coéducation des sexes à laquelle Régis semblait pourtant personnellement attaché. La mixité sera catégoriquement exclue par les travaux de la commission médico-pédagogique à la fin des années 1920.
Notes
1 « Dossiers du personnel de la Faculté de médecine », Archives départementales de la Gironde, cote T 228. Emmanuel Régis se fixe à Bordeaux en 1883.
2 Régis Emmanuel, Cours libre de médecine mentale, Bordeaux, Gounouilhou, 1885.
3 Lettre d’Emmanuel Régis au maire de Bordeaux du 6/02/1907, Dossier « Inspection médicale scolaire, réorganisation, rapports », Archives Bordeaux-Métropole, 5320 I 1.
4 Régis Emmanuel, Les anormaux psychiques des écoles, Bordeaux, Gounouilhou, 1907, p. 15.
5 Régis Emmanuel et Rotgès E., Les classes d’anormaux à Bordeaux, rapport médico-pédagogique, Bordeaux, Delmas, 1909, p. 9.
6 Topalov Christian, « Langage de la réforme et déni du politique. Le débat entre assistance publique et bienfaisance privée, 1889-1903 », Genèses, vol. 23, 1996, p. 30-52. Sur le contexte voir Vial Monique, Les enfants anormaux. Aux origines de l’éducation spécialisée 1882-1909, Paris, Armand Colin, 1990.
7 Il s’agit notamment de l’Institut national des sourdes-muettes, de l’Asile Château-Picon, de l’Hôpital des enfants, du Sanatorium de Pessac, de la Maison de Santé protestante, etc.
8 Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux…, op. cit.
9 « Classes d’anormaux psychiques », Revue pédagogique, tome 51, 1907, p. 44 et Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux…, p. 9.
10 Archives départementales de la Gironde, Dossiers du personnel de la Faculté de médecine, Emmanuel Régis, T 228.
11 Voir par exemple, « La question des enfants anormaux », La Petite Gironde du 2 février 1907 ; « L’enfance anormale », La France de Bordeaux et du sud-ouest du 18 mars 1907 ; Drouot E., « Les anormaux, leur nombre », Le petit bourguignon du 29 août 1907 ; « Dans les écoles. Inspection médicale », La France du 17 octobre 1907 ; « Déchet humain et social », Le Journal du 5 décembre 1907 ; « Pour les enfants anormaux », L’Éclair du 28 août 1911.
12 Chazal Eugène, Les anormaux psychiques, Paris, Maloine, 1907, p. 69-74.
13 Vial, Les enfants anormaux…
14 Chazal, Les anormaux psychiques, p. 70-71.
15 G. Ferré, Rapport de 35 pages manuscrites signé et daté du 15/03/1907, Archives Bordeaux Métropole, cote 5320 i 1, « Inspection médicale scolaire, 1906-1907 ».
16 G. Ferré, « Rapport sur la réorganisation du service d’Inspection des écoles de la ville de Bordeaux », 15/03/1907, p. 32-35, Archives Bordeaux métropole, 5320 i 1.
17 Emmanuel Régis, lettre au maire de Bordeaux du 22/07/1907, Archives Bordeaux métropole, 5320 i 1.
18 Abadie J., « Recensement des enfants anormaux des écoles publiques de garçons de la ville de Bordeaux », Annales de l’Alliance d’Hygiène sociale, janvier 1907.
19 Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux, p. 11-12.
20 Ibid., p. 13.
21 Ibid., p. 12.
22 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 7.
23 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 17 ; Régis et Rotgès, Les classes d’anormaux à Bordeaux, op. cit., p. 12-14 et Archives Bordeaux métropole, dossier « Classes d’anormaux, création, fonctionnement, correspondance (1904-1932) », cote 1079 R 1, notamment le rapport au conseil général « La question des anormaux à Bordeaux » par le professeur René Cruchet.
24 Lettre d’Emmanuel Régis au maire de Bordeaux du 22/07/1907, Archives Bordeaux-Métropole, dossier « Inspection médicale scolaire. Réorganisation rapports, 1906-1907 », cote 5320 I 1.
25 Régis, Les anormaux psychiques des écoles, p. 18 (c’est Régis qui souligne).
26 Ibid., p. 19.
27 Sur la question budgétaire relative au financement des classes spéciales et à la loi de 1909, voir Vial, Les enfants anormaux.
28 La création de la classe spéciale de la rue Montgolfier entraînera une restructuration globale de l’école et d’importants travaux.
29 On y trouve par exemple une lettre d’Édouard Herriot, alors maire de Lyon, au maire de Bordeaux, datée du 30/11/1906. Herriot se propose de créer dans sa ville un « dispensaire médico-pédagogique municipal », à l’image de ce qui se fait à Bordeaux, Archives Bordeaux métropole, cote 5320 I 1.
30 Archives Bordeaux métropole, Sources iconographiques, Recueil 159, 9/7/4, « Ville de Bordeaux, Enseignement primaire, Classes spéciales d’anormaux ».
31 Il s’agit du recteur Thamin, de l’inspecteur d’académie Alliaud, de l’inspecteur Rotgès, des médecins Régis, Abadie et Dumora, des institutrices de l’école Saint-Bruno et des instituteurs des écoles Saint-Charles et Montgolfier.
32 Archives Bordeaux métropole, recueil 159, planche no 6 (2 photographies).
33 Il s’agit d’une déformation congénitale du crâne qui est petit, étroit, développé en hauteur, conséquence de la fermeture prématurée de plusieurs sutures crâniennes.
34 Idem, planches no 7 et no 8, photos no 1 et no 2.
35 Idem, planche no 9, « Programme d’étude pour classes d’arriérés médico-pédagogiques ».
36 Idem, « Filles ».
37 Recueil 159, 9/7/4, planches no 37 et no 38. Dans le parler bordelais de l’époque, le terme « serrer » signifie ranger.
38 Idem, planche no 83, « Le bain-douche ».
39 Idem, planche no 47, « L’entrée classe. La mise en place ».
40 Idem, planche no 49, « La leçon de choses ».
41 Idem, planche no 5, « le chant ».
42 Grosselin Augustin, « De l’enseignement de la lecture d’après la méthode phonomimique », Revue pédagogique, 1881, p. 517-530.
43 Recueil 159, 9/7/4, planches no 59 et 60, « Une leçon de gymnastique ».
44 La musculosine est une préparation pharmaceutique, se présentant sous forme de farine, à base de muscle, de sang et d’os de bœuf.
45 Il s’agit d’une combinaison chimique de brome et d’albumine administrée en solution et prescrite à l’époque pour traiter l’excitabilité nerveuse.
46 Recueil 159, 9/7/4, planches no 75 et 76, « La leçon de géographie ».
47 Vial, Les enfants anormaux…, op. cit.
48 Journal Officiel de la République Française du 27 avril 1909, p. 4473-4474. Le premier article dit : « Sur la demande des communes et du département peuvent être créées pour les enfants arriérés des deux sexes ; 1o Des classes de perfectionnement annexées aux écoles élémentaires publiques ; 2o Des écoles autonomes de perfectionnement qui pourront comprendre un demi-pensionnat et un internat. Les classes annexées et les écoles autonomes sont mises au nombre des établissements d’enseignement primaire public. »
49 « Classes d’anormaux. Création, fonctionnement, correspondance ».
50 Compte-rendu d’une réunion de la Commission des arriérés et anormaux de la ville de Bordeaux daté du 2 février 1933, Archives Bordeaux métropole, 1079 R 1.
51 Idem.
52 Muel Francine, « L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale », Actes de la recherche en sciences sociales, 1975, p. 61-62.
53 Arveiller Jacques, « La loi de 1909 et la définition de l’instituteur spécialisé », Les sciences de l’éducation, 2009, p. 119-120.
Haut de pageTable des illustrations
Titre | Figure 1. « La consultation médico-pédagogique » © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159 |
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Titre | Figure 2. « Quelques types d’arriérés médico-padagogiques », © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159 |
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Titre | Figure 3. « D’où vient le son ? », © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159 |
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Titre | Figure 4. « Correction d’un trouble du langage », © Archives de Bordeaux Métropole, Bordeaux Fi Recueil 159 |
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Pour citer cet article
Référence papier
Éric Hello, « Les « classes spéciales d’anormaux » de la ville de Bordeaux (1900-1933) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 23 | 2021, 67-85.
Référence électronique
Éric Hello, « Les « classes spéciales d’anormaux » de la ville de Bordeaux (1900-1933) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], 23 | 2021, mis en ligne le 09 septembre 2023, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhei/5624 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhei.5624
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