• 1 Ruchat Martine, Édouard Claparède. À quoi sert l’éducation ? Lausanne, Antipodes, 2015.
• 2 Graf-nold Angela, « Sabina Spielrein à la clinique psychiatrique du Burghölzli. Faits et fictions d (...)

1L’organisation fédéraliste de la Suisse rend difficile une vision globale de l’histoire que ce soit celle de la psychiatrie ou de l’éducation, chaque canton ayant une autonomie politique pour gérer ses institutions. Néanmoins, il y a des « hauts lieux » qui sans aucun doute essaiment progressivement dans tout le pays et même au-delà. Il en va ainsi de la clinique du Burghölzli à Zurich ouverte en 1870 et dirigée, depuis 1879, par le médecin Auguste Forel (1848-1931), puis par Eugen Bleuler, dès 1898, et dans lequel exercent comme assistants notamment Carl Gustav Jung et Sabina Spielrein. Il en va de même de l’Institut Jean-Jacques Rousseau (IJJR) créé par Edouard Claparède (1873-1940) en 1912 qui réunira bien des tenants de l’éducation nouvelle et tous ceux et celles qui rêvent de mieux connaître l’enfant grâce notamment à la psychologie1 ; on y retrouve d’ailleurs de 1920 à 1923, Spielrein envoyée par Bleuler « en mission » comme jeune psychanalyste2. Les tiraillements entre « écoles » ne font que commencer !

• 3 Ruchat Martine, « Des médecins suisses au congrès de psychiatrie infantile : l’hypothèse de l’hygiè (...)
• 4 Droux Joëlle et Ruchat Martine, « L’“enfant-problème”, ou l’émergence de figures problématiques dan (...)

2Dans les années 1930, l’hygiène mentale va à la rencontre de la nébuleuse psycho-médico-pédagogique qui a cours, notamment à Genève, pour promouvoir le champ dit « médico-pédagogique » qu’un autre précurseur développera également dans le canton du Valais : André Repond (1886-1973), formé, lui-même, au Burghölzli et président de la Ligue suisse d’hygiène et de prophylaxie mentale. Il s’agit d’associer la psychiatrie à la psychologie et aux applications pédagogiques, mais certains médecins – et psychanalystes – voudraient bien réduire l’hygiène mentale à la psychiatrie et y introduire l’éducation3. C’est également la justice qui bénéficie de ce mouvement de prise en compte des enfants en les considérant comme des mineurs dont il faut distinguer, dans leurs actes délictueux, les capacités de discernement et les amender par une éducation correctionnelle. En 1918, est créé à Genève la « chambre pénale de l’enfance » et dans les années 1930 est instaurée la liberté surveillée sous l’influence de l’approche psycho-médico-pédagogique4. Dans une telle lame de fond, s’annonce également à l’hôpital psychiatrique de Bel-Air une séparation des enfants encore mélangés aux adultes, ainsi que la mise en place d’un enseignement qui leur soit adapté suivant en cela l’exigence démocratique d’une instruction publique obligatoire pour tous les enfants.

• 5 De surcroît, toujours selon l’archiviste, l’inventaire est fait selon l’ordre alphabétique des pati (...)
• 6 Les rapports administratifs du Conseil d’État sont tout autant muets sur la question du Pavillon Le (...)
• 7 Pour des raisons de protection des données personnelles les numéros des dossiers cités dans l’artic (...)

4Il est quelque peu difficile aujourd’hui de suivre la trace des enfants de l’asile psychiatrique dans les archives hospitalières, tant leurs dossiers sont tenus secrets. Sous la loi de la protection des données personnelles, de tels dossiers nécessitent, à Genève, une demande d’autorisation de la commission cantonale d’éthique à la recherche, puisque selon l’archiviste Emmanuel Ducry il est impossible de séparer à l’intérieur des documents d’éventuels éléments théoriques de ceux soumis au secret médical. Son obtention prend du temps et par définition l’accord n’est jamais garanti5. Seuls les rapports annuels de l’hôpital sont une source directement accessible au public6. Il faut donc, pour cet article, entrer par d’autres fonds d’archives : celles du Département de l’Instruction publique (DIP), celles de la Fondation Institut J.-J. Rousseau, celles du Service médico-pédagogique7 et grâce à un entretien réalisé en 2000 avec Renée Delafontaine, première institutrice au pavillon Les Grands-Bois, approcher quelque peu l’enseignement qui y était donné.

• 8 Sur les asiles de l’enfance abandonnée voir Ruchat Martine, L’oiseau et le cachot. Naissance de l’é (...)
• 9 Archives d’État de Genève (AEG), Note pour le rapport à l’appui du projet de loi sur le service d’o (...)
• 10 AEG, Lettre d’E. Duvillard à A. Malche du 1^er mars 1928 va 5.3.213.

6En 1928, deux questions vont alerter le DIP genevois. D’une part celle concernant les élèves des classes spéciales et d’un internat d’enfants, appelé « asile pour l’enfance abandonnée », qui présentent des signes d’aliénation8. D’autre part, celle des enfants dits « difficiles » qui nécessitent d’être éduqués afin qu’ils ne deviennent pas des délinquants ou/et d’être affectés, selon les termes de l’hygiène mentale, de « dégénération morale ou mentale9 ». À l’évidence, les enfants « difficiles » forment alors un groupe hétérogène qui relève plus de la morale que de l’intelligence et qui se déclinent en diverses figures désignées par des termes empreints de moralité : violent, fugueur, sexuellement précoce, voleur, vicieux, moralement abandonné, indiscipliné et, en ce qui concerne les justiciables, par un vocabulaire métajuridique comme celui d’enfant à « mauvaises conduites persistantes ». Pour les premiers, les « déments », on aspire à créer un service hospitalier destiné à ces « inéducables10 » et pour les seconds, les « difficiles », on vise la création d’un « centre d’observation pour enfants difficiles », autrement dit une consultation médico-pédagogique.

• 11 Le Dr Naville a succédé à Édouard Claparède auprès des classes spéciales jusqu’en 1924, date à laqu (...)
• 12 Sur cet institut qui s’ouvre à Genève en 1912, voir notamment les travaux de Rita Hofstetter et Ber (...)

8Les acteurs et actrices qui se sentent concerné.e.s par les conditions des enfants à l’asile psychiatrique ne viennent donc pas seulement de l’intérieur de l’institution médicale, mais de l’extérieur et en particulier du monde de l’éducation et de la psychologie. Le médecin François Naville (1883-1968), ancien médecin des classes spéciales, est convaincu de la nécessité de créer ce pavillon11. De son côté, l’inspecteur scolaire Emmanuel Duvillard (1887-1936), ancien instituteur et assistant de Claparède, appuie cette idée. Il en va de même d’Alice Descoeudres (1877-1963), institutrice des classes spéciales et enseignante à l’Institut des sciences de l’éducation (ISE) anciennement Institut J.-J. Rousseau12, ainsi qu’Édouard Laravoire (1893-1955) qui est déjà pressenti pour diriger le futur « centre d’observation pour enfants difficiles » et qui, pour se faire une idée de telles institutions s’en va visiter des établissements à Zurich (Stefansburg) et en Belgique, où il restera un mois à Moll-Huttes dans l’établissement de Maurice Rouvroy (1879-1954).

• 13 Lettre de la Société médico-psychologique de Genève au Conseil d’État, 12 mars 1929. AEG 1985 va 5. (...)
• 14 Ibid.
• 15 « Création dans une villa de l’asile de Bel Air d’une clinique psychiatrique infantile » AEG 1985 v (...)
• 16 Lettre de E. Duvillard à A. Lachenal, 21 novembre 1932, AEG DIP 1985 va 5.3.359.
• 17 Lettre de F. Naville à A. Malche, 9 décembre 1929, AEG 1985 va 5.3.230.

9La société médico-psychologique attire, quant à elle, l’attention sur cette question d’hygiène mentale et propose la création d’un service de neuropsychiatrie infantile où « les enfants malades pourraient être traités, éduqués et instruits13 ». Et certains d’évoquer la présence d’enfants avec des « vieillards déments » qui se livrent sur eux, malgré la surveillance voulue, à des tentatives d’attentats sexuels14. Seul le psychiatre Charles Ladame (1871-1949) reste réservé sur l’idée d’un pavillon spécialement destiné aux enfants, en avançant l’argument que des parents hésiteront à placer leur enfant à l’asile psychiatrique15. Dans un historique datant de 1932, il sera d’ailleurs rendu responsable de l’abandon du projet : « la création d’une division infantile à l’Asile de Bel-Air ayant été refusée par M. le professeur Ladame […]16 ». L’appel est néanmoins entendu puisque le 21 mars 1929, une enquête est lancée pour connaître le nombre d’enfants susceptibles d’être placés dans un tel service. Le 25 mai, les résultats sont envoyés au Conseiller d’État chargé du DIP, Albert Malche (1876-1956), qui estime que la dépense est disproportionnée au nombre connu d’enfants, qui est « très petit ». Même si le projet est abandonné, le médecin Naville reste persuadé de la nécessité de créer une « station d’observation » pour les enfants « profondément anormaux, névropathiques, délinquants, indisciplinés ou en danger moral17 ». Néanmoins ce problème, présenté dans la correspondance comme « sérieux » et même « épineux », reste sans solution durant seize années.

• 18 Brantmay Henri, Leçon inaugurale du 29 octobre 1929, Fondation Archives Institut J.-J. Rousseau.

10Le projet d’une consultation médico-pédagogique, évoqué en 1928 pour les « enfants difficiles », lui, fait plus rapidement son chemin. En octobre 1929, le Dr Naville propose Henry Brantmay (1889-1974) comme médecin pour cette nouvelle consultation, puisqu’il lui a succédé auprès des classes spéciales, qu’il dirige également la section médicale de la consultation de l’ISE – alors que le psychologue André Rey (1906-1965) est à la section psychologique – et qu’il vient de présenter, en octobre 1929, une leçon inaugurale sur la « médecine pédagogie » dans ce même institut18. Contrairement au Dr Repond, d’obédience psychanalytique, Brantmay est d’abord un physiologiste et ils s’affronteront volontiers sur la conception de l’hygiène mentale comme sur la priorité de leurs services respectifs, valaisan ou genevois.

• 19 Duvillard Emmanuel, Les enfants difficiles et la création projetée d’un centre d’observation, AEG 1 (...)

11Quoi qu’il en soit, du côté du gouvernement genevois, ce projet, soutenu d’ailleurs par plusieurs associations, sera réalisé en janvier 1930 pour les enfants manifestant des troubles de caractère, du comportement et de l’intelligence. Transiteront désormais dans cette consultation médico-pédagogique tous les enfants dits « difficiles », c’est-à-dire selon l’inspecteur scolaire Duvillard « […] tous ceux qui, sans aller jusqu’à la délinquance grave, se conduisent en classe ou dans leur famille de telle sorte que les méthodes ordinaires d’éducation qui ont prise sur les enfants normaux ne sont, pour eux, d’aucun effet19 ». Ce service voué à la clinique des enfants est appelé « Service d’observation des écoles » et ouvre en automne 1930.

• 20 Lettre de A. Descoeudres à A. Lachenal du 26.12.1931, AEG 1985 va 5.3.268/1931, E.P./1.

12Du côté des promoteurs et promotrices d’un pavillon à l’asile psychiatrique, on ne baisse pas les bras. Alice Descoeudres écrit le 26 décembre 1931 au nouveau conseiller d’État en charge du DIP, Adrien Lachenal (1885-1962) : « C’est un scandale que des enfants doivent séjourner à Bel-Air, sans être séparés des adultes ou que ces enfants soient hébergés dans d'autres cantons, alors qu’ils habitent Genève20. » Dans les années trente, le temps d’un pavillon pour les enfants à l’hôpital psychiatrique n’est pas encore venu et l’on préfère la création de petites structures comme les foyers ou « petites familles », moins coûteuses et pouvant bénéficier de financements privés.

• 21 Brülhart Armand, De Bel-Air à Belle-Idée, deux siècles de psychiatrie à Genève, 1800-2000, 2 tomes, (...)
• 22 Lettre de Dr F. Morel à Monsieur le Conseiller d’État Adrien Lachenal, 18 octobre 1943, Archives DI (...)

13Malgré les réticences de l’État, l’idée d’un pavillon pour enfants refait surface au sein de la commission administrative de l’asile-clinique de Bel-Air21. En 1943, le Prof. Ferdinand Morel (1888-1957), son directeur­, se tourne du côté du DIP pour obtenir un poste d’instituteur ou d’institutrice qui se spécialiserait dans l'enseignement des enfants pour douze élèves éducables dans un pavillon, soit la « future petite clinique22 ». L’idée est toujours comme en 1928 de séparer, dans l’asile psychiatrique, les enfants – filles et garçons – d’avec les adultes. Cette séparation se fait donc sous la direction de cet homme formé à la théologie et à la philosophie avant qu’il ne se consacre à la médecine et en particulier à la neurologie.

• 23 Clinique de psychiatrie infantile Les Grand Bois, Archives DIP, 1944 S.G, Organisation générale 3/3 (...)
• 24 Lettre du Dr H. Brantmay, membre de la commission administrative de Bel-Air à M. le conseiller d’Ét (...)
• 25 Rapport du médecin [du Service d’observation] pour l’année 1943, Genève, 21 janvier 1944, Secrétari (...)

14Le 1^er janvier 1944, est ainsi inauguré le pavillon pour enfants, sous le nom de « clinique psychiatrique Les Grands-Bois », au rez-de-chaussée d’un bâtiment anciennement utilisé comme infirmerie pour les femmes et resté jusque-là inoccupé. Il est constitué de dortoirs communiquant avec une vaste salle de bain. Un document de 1944 le présente encore ainsi : « Il comprend en outre un isolement, un réfectoire, une salle de jeu et de classe, un office et une chambre d'infirmière. Le tout donne sur un jardin assez vaste à proximité immédiate du bois situé sur le domaine de Bel-Air23. En juillet, Brantmay qui est devenu membre de la commission administrative de la clinique psychiatrique depuis 1941 informe le président du DIP publique, Lachenal, du transfert de tous les enfants hospitalisés à Bel-Air dans un pavillon qui leur sera dorénavant spécialement réservé24. Il espère qu’un statut spécial sera appliqué aux enfants internés, ces enfants « atteints de troubles mentaux25 ».

• 26 Rapport de la Clinique psychiatrique de Bel-Air 1878-1980, pour 1957, année de la mort du Prof. Mor (...)

17Lorsque s’ouvre le Pavillon des enfants Les Grands-Bois à l’asile psychiatrique de Bel-Air à Genève, l’enfant est encore un « enfant de l’asile ». Mais trois ans plus tard, il est un enfant de la « clinique psychiatrique » dont l’approche, selon Morel, se veut « sobre et honnête26 ». Le pavillon Les Grands-Bois, appelé aussi « station clinique » ou « clinique psychiatrique infantile », s’adresse à une palette large d’enfants allant, selon les mots alors en usage, des arriérés aux idiots en passant par les anormaux, et ce jusqu’aux enfants difficiles, délinquants, indisciplinés, enfants en danger moral, ainsi que des malades qui présentent des anomalies mentales : aliénés, inéducables, déments, névropathes. Les termes ne sont pas faciles à tracer et les désignations changent selon l’expertise, jusqu’à parfois en oublier la réalité de l’enfant.

• 27 Archives de l’Office médicopédagogique de Genève, Dossier individuel 200.
• 28 Archives de l’Office médicopédagogique de Genève, Dossier individuel 491.

18Les quelques données des dossiers individuels du Service d’observation des écoles montrent qu’un enfant peut être envoyé au pavillon psychiatrique soit pour y être observé, soit pour y passer un certain temps avant d’être déplacé dans une autre institution éducative. C’est le cas pour un enfant de 14 ans, placé en octobre 1946, par le Tuteur général faute de trouver une institution adéquate pour lui. Il est examiné par le médecin George de Morsier (1894-1982) et le psychologue Rey qui concluent qu’il est un cas ni pour l’hôpital ni pour la maison de correction, mais pour une maison d’observation27. Le plus souvent, l’enfant est envoyé au pavillon genevois faute d’institution adéquate, car il devrait l’être dans le canton de Vaud voisin et même dans le canton suisse-allemand de Berne. C’est le cas, en 1949, pour ce garçon de 14 ans considéré comme physiquement très précoce ; il se serait prêté à des « actes sexuels graves » avec deux adultes. On conclut à une anomalie psychique caractéristique qui demande son éloignement de la famille et de l’école28. Le pavillon Les Grands-Bois semble donc être le lieu du dernier recours.

• 30 Archives de l’Office médicopédagogique de Genève, Dossier individuel 296.

20S’il est scolarisé, poursuit l’inspecteur, l’enfant idiot peut être renvoyé d’une classe spéciale où il y « stagnerait », incapable de suivre à cause de son « état mental ». S’il est considéré comme un « semi-dément », il peut être envoyé en institution ; s’il présente des signes d’aliénation, il peut être placé à la clinique Les Grands-Bois. Plus rarement l’enfant y est interné par le tribunal pénal comme c’est le cas, en 1947, pour cet incendiaire de 14 ans provenant, dit son dossier du Service d’observation des écoles, d’une famille « un peu bohème » avec une mère « peu collaborative30 ». Accusé de onze incendies de caves, il est emmené à la consultation pour observation. Considéré comme ayant un « esprit pervers et malveillant », il est transféré à l’hôpital psychiatrique.

• 31 Rapport de la clinique psychiatrique de Bel-Air, 1944.

21Dans les dix premières années d’existence du pavillon Les Grands-Bois, peu d’enfants y sont placés. Même pour un enfant de sept ans considéré comme un « cas médical » – un imbécile profond avec une « encéphalite prénatale » – il est question de le retirer pour l’envoyer dans une institution mieux adaptée à des enfants incurables comme l’asile Eben-Hezer à Lausanne. Pour l’année 1944, les chiffres avancés dans les rapports annuels de l’hôpital psychiatrique sont de vingt enfants, dont cinq d’entre eux sont venus de France à travers la Croix-Rouge31. Il est probable que les quinze autres proviennent de l’asile psychiatrique même et qu’ils aient été déplacés d’un service à l’autre pour les séparer des adultes. Chaque année arrivent d’autres enfants (sans que les rapports ne mentionnent les sorties). Environ une dizaine à une quinzaine d’enfants sont placés par an entre 1944 et 1955, ce qui correspond à environ 2,4 % de l’effectif global des internés qui est, par exemple pour l’année 1947, de 453 malades, toujours selon le rapport annuel. Quant à l’âge, pendant ces mêmes années, il varie tout autant dans une fourchette moyenne annuelle située entre 6 ans et 11 ans.

• 32 Archives de l’Office médico-pédagogique de Genève Dossiers individuels 329, 563 et 544.

22Les rapports annuels ne permettent pas de se faire une idée précise des affections des enfants. Mais à la lecture des listes des catégories de maladies évoquées pour l’ensemble des patients de l’hôpital, on peut penser que les enfants entrent dans les maladies suivantes : la maladie de Little, l’oligophrénie, l’épilepsie, le mongolisme, l’hypoplasie cérébelleuse, l’hydrocéphalie, la maladie de Huntington qui entraîne des déficits intellectuels, appelés débilité mentale, idiotie ou imbécillité à des degrés divers. Trois dossiers individuels du Service d’observation des écoles des années 1940 indiquent l’observation réalisée à la clinique psychiatrique : un enfant de 7 ans muet, « à l’éducabilité réduite », souffrant de « crises nerveuses graves » ; un enfant de 7 ans « imbécile profond » (« encéphalite prénatale ») et une fillette de 11 ans que l’on voudrait placer dans une institution pour arriérés32.

• 33 Lettre de A. Rey à F. Morel, 18 avril 1944. Archives 1944 S.G., Organisation générale 3/3-XIX, 1985 (...)

24L’idée d’un enseignement à la clinique Les Grands-Bois va mettre en concurrence le Service d’observation des écoles et l’ISE. Le premier scénario verrait la surveillance de l’instruction remise au médecin du Service d’observation, Brantmay, lequel se chargerait d’obtenir que les stagiaires des classes spéciales de l’État fassent à tour de rôle un semestre d’enseignement au pavillon. Quant aux stagiaires de l’ISE, elles pourraient les seconder. Le second scénario, dans le cas où l’État refuse le premier, est de donner ce mandat à André Rey de l’ISE (et à sa consultation) « dans des conditions expérimentales, c’est-à-dire en toute liberté et sans intermédiaire33 ». C’est ce qui sera choisi.

• 34 Ibid. Aucun dossier n’a à ce jour été retrouvé.

25Par une lettre du 18 avril 1944 au Prof. Morel, le psychologue Rey définit les conditions de travail des stagiaires pendant les périodes universitaires, soit des heures d'enseignement et non de garderie. Si l’Institut fournit le matériel éducatif, il est demandé au directeur de la clinique psychiatrique un local pour l'enseignement en groupe et un second pour l’enseignement individuel (pour les cas inéducables). Tous les enfants soumis à l’enseignement ont un dossier psycho-éducatif tenu à la disposition des médecins, mais restant la propriété de l’ISE34.

• 35 Sur Renée Delafontaine, voir l’entretien filmé réalisé le 7 avril 1993 chez elle au Mont-Chervet, 5 (...)
• 36 Ruchat, Martine « Observer et mesurer : quelle place pour l’infans dans le diagnostic médico-pédag (...)

26La première stagiaire qui y est envoyée, Renée Delafontaine, possède une expérience de prise en charge d’enfants « à problème » dans leur propre famille, qu’elle visite – comme le fera plus tard un service itinérant – ou qu’elle accueille dans la ferme familiale au Mont Chervet au-dessus de Lausanne35. Pour compléter sa pratique alors entièrement empirique, elle entre, à 22 ans, à l’automne 1944 à l’ISE comme auditrice (car elle n’a pas de baccalauréat) pour suivre le cours de Rey de « Techniques psychologiques » et un séminaire sur la consultation médico-psycho-pédagogique ; elle suit également le cours de Brantmay sur la psychopathologie, dans lequel il présente son invention : le « chronogramme somatopsychique », un outil de recueil de données à partir d’une liste de questions à poser à l’enfant et à ses parents, transformées en graphiques de mesure du développement de l’enfant utiles pour poser un diagnostic36.

• 37 Delafontaine Renée, Quand ils ont cassé leur ficelle… ou la victoire de la pensée émotionnelle sur (...)
• 38 Entretien réalisé par Martine Ruchat, printemps 2000, Mont-Chervet (inédit).
• 39 Ibid.

27Au printemps 1945, Delafontaine commence son travail bénévolement au Pavillon Les Grands-Bois en tant qu’assistante de Rey. Dans un ouvrage publié en 1990, Delafontaine se rappelle, dans un entretien qu’elle retranscrit, ces deux années d’expérience à Bel-Air. Selon elle, elle y aurait effectué plus qu’un stage et y passait même toutes ses heures de liberté et de vacances. Elle tentait par le jeu de juguler la violence de certains enfants en transformant par exemple, le geste de taper en caresse, l’émotion de la colère en pensée (ce qu’elle appelle la sublimation37). Dans un entretien réalisé au printemps 2000, à l’âge de 79 ans, à son domicile au Mont-Chervet, elle affirme avoir travaillé spontanément : « Tout naïvement, par intuition. Je sentais. Mais personne ne m’a aidée38 ». Concernant le travail avec Rey, elle s’étonne encore de ne l’avoir jamais rencontré au pavillon. « Moi je ne l’ai jamais vu, mais heureusement car j’aurais été trop intimidée » ! Elle était donc « absolument seule », comme elle l’affirme. Dans ce même entretien, elle évoque également l’idée de l’école dans cette clinique psychiatrique pour enfants comme étant un « drôle de truc ». Elle se souvient cinquante-cinq ans plus tard, le lieu, les infirmières, les enfants, le matériel, l’« enseignement » et son plaisir personnel d’apprendre. Mais à l’évidence dans sa narration pointe plus que de l’étonnement : la surveillance par les infirmières à travers la vitre, l’absence de meuble et d’objets, l’enfermement : « Vous entriez là et la porte se recrochait derrière vous : vous étiez enfermée39. »

• 40 Ibid.
• 41 Ibid.

28Forte de sa formation à l’ISE, elle pratique ce qu’on appelle alors la « clinique » qui se réduit à une observation somme toute assez spontanée notamment avec les jeux. Dans l’entretien de 2000, elle décrit un enfant de onze, douze ans « tout rond, rougeaud, tout brave, pataud ». Elle suppose qu’il devait avoir le tabès, c’est-à-dire une paralysie progressive qu’elle appelle elle-même régression. Elle cherche à maintenir chez lui quelques notions scolaires en appliquant ce qu’elle avait appris au cours de Rey : « tant que le cerveau fonctionne, on peut l’utiliser, se servir du peu de conscience qu’il y a » et « le cerveau croît, pousse, la pensée peut venir », comme elle l’explique encore lors de l’entretien : « Il me disait “maîtresse”, “madame” […] “Vous voyez Madame, je fais des lettres”. Il causait lentement : “Je sais faire des lettres moi, je sais faire des ‘a’”40 ». Delafontaine comprend les difficultés de cet enfant à écrire, son impossibilité à faire des mots, mais aussi sa joie à faire des lettres : « Pour moi surtout de le voir – je m’excuse de le dire – mais c’était passionnant de noter la régression du graphisme, quand on a beaucoup travaillé là à grimper. Mais c’est exactement les mêmes passages, dans les plus petits détails, mais à l’envers ; c’était bouleversant41 ». Puis elle lui faisait enfiler des perles pour atténuer ses souffrances :

• 43 Ibid.

29Elle termine la description de ce cas par le constat qu’elle n’avait guère de lien avec l’hôpital psychiatrique : « Puis un jour, je ne l’ai plus vu. On ne savait rien. On ne nous disait rien43. »

• 44 « Une rapide consultation montre que l’on n’y trouve pas de “cahiers”, mais des diagnostics, états (...)

30Renée Delafontaine comprend assez vite que les cas sont trop graves pour qu’un véritable enseignement soit possible. Et elle est bien consciente que ces enfants resteront au Pavillon Les Grands-Bois pendant des années. Elle place dans l’armoire les jeux de la psychopédagogue Descœudres, des jeux visuels et tactiles (des petites boîtes d’allumettes contenant des objets avec le nom écrit sur la boîte) et les cahiers des différents « régimes pédagogiques » pour chaque enfant, dans lesquels elle note brièvement les observations faites et les exercices à faire avec ce matériel d’un enseignement qu’elle qualifie de « très spécial44 ». Elle prend alors conscience de l’importance du dessin et de la nécessité de suivre le rythme de l’enfant : ne pas vouloir aller trop vite, ne pas vouloir aller tout de suite à la lecture, à l’écriture et « singer l’école ». Pour cette psychopédagogue, il faut repartir de la genèse. Face aux médecins qui lui demandent si elle fait des mathématiques avec les enfants, elle reste dubitative :

• 46 Cette « poupée » ne semble pas avoir été conservée.
• 47 Entretien avec Renée Delafontaine, op. cit.

31Dans la tradition de l’éducation nouvelle, elle cherche à faire naître leur intérêt, les captiver, leur faire aimer quelque chose, comme une poupée par exemple. La poupée a été une idée d’une autre stagiaire, Madeleine Huguenin, formée elle aussi à l’ISE et intéressée à la psychothérapie. Delafontaine a fabriqué la poupée avec une planche sciée par un menuisier et elle l’a peinte ; elle y a mis des cheveux, des tresses et des habits avec des boutons. La poupée est de la taille d’un enfant et se tient debout dans ses souliers. Rey propose à Delafontaine de lui faire une bouche et de lui fixer un tiroir qui s’ouvre avec des cuillères de différentes longueurs. Comme ils l’habilleront et la déshabilleront, les enfants la nourriront aussi46. L’objectif de Rey est autant psychologique et affectif que psychomoteur, comme Renée Delafontaine l’explique dans l’entretien : « Mettre quelque chose avec la main : cuillère, après cuillère plus ou moins longue pour mesurer les gestes, c’était une merveille47. » Puis Rey lui suggère de fabriquer d’autres poupées. Alors Delafontaine confectionne un bébé, puis un berceau avec une chaise et un « petit frère », un peu plus grand qui peut marcher : « Alors, c’est fou ce qu’on pouvait vivre quelque chose de familial qu’ils n’avaient plus du tout », témoigne-t-elle.

• 48 Après avoir ouvert en 1954 à Lausanne un externat pour enfants handicapés mentaux, Renée Delafontai (...)
• 49 Lettre du Dr Morel au chef du DIP A. Picot, Bel-Air, le 27 janvier 1947, cote 1985 va 5.3.536.
• 50 Lettre du chef du DIP, A. Picot à E. Laravoire, Président du Conseil de surveillance du service gen (...)
• 51 Lettre du Tuteur général Émile Métraux, au chef du DIP, Albert Picot, Genève, le 14 mars 1946, cote (...)
• 52 Note de E. Laravoire pour le Directeur de l’enseignement primaire, Genève, le 9 septembre 1946, cot (...)
• 53 Courrier de la Présidence du DIP (P/SEP, tb) au Dr Morel, Asile de Bel-Air, 7 octobre 1946, Secréta (...)
• 54 Ibid.
• 55 Lettre de Jean Piaget, Directeur de l’Institut des sciences de l’éducation, à Albert Picot, Genève (...)

32En juillet 1946, Delafontaine quitte le pavillon Les Grands-Bois pour ouvrir avec Madeleine Huguenin une maison d’éducation pour enfants anormaux appelée Clair-Matin48. Après son départ, l’absence d’une personne qualifiée et la difficulté à trouver une remplaçante se font lourdement sentir, selon le directeur Morel49. Puis, c’est au tour du nouveau chef du DIP, Albert Picot (1882-1866), de s’inquiéter. Comment des enfants peuvent-ils être hospitalisés dans une enceinte qui porte le nom de clinique psychiatrique50 ? L’année suivante, c’est encore le Tuteur général qui, après une visite au pavillon Les Grands-Bois, rend compte de son étonnement au chef du DIP que les enfants soient confiés à des stagiaires bénévoles qu’envoie l’ISE. Il regrette que l’Instruction publique n’instruise pas ces enfants avec une institutrice puisque quelques-uns seraient éducables (seul un cinquième serait inéducable51). Sa demande est appuyée par le directeur du Service d’observation des écoles Laravoire tout en soulignant que le professeur de psychologie Rey ne trouve d’ailleurs plus de collaboratrice bénévole. Il propose que Rey forme une spécialiste rémunérée et contrôlée désormais par le Prof. Morel52. Sans vouloir prendre la responsabilité de cet enseignement, Picot est prêt à payer 80 francs par mois53. Il se tourne une fois de plus vers l’ISE afin que Rey forme ladite institutrice et la dirige dans cet enseignement qui ne peut avoir lieu dans les classes spéciales, mais doit être adapté à chaque enfant individuellement et exiger une présence constante54. Mais le directeur de l’ISE, Jean Piaget (1896-1980), refuse en estimant que le DIP peut s’en charger comme il le fait déjà dans divers établissements hospitaliers55.

• 56 Entretien avec Renée Delafontaine, op. cit.

33Les échanges épistolaires entre les différents protagonistes de cette histoire rendent compte de la difficulté à harmoniser les choix politiques et les pratiques de soins et d’éducation dans un canton qui a fait de l’éducation, au travers de son école publique et de l’ISE, sa renommée. Les tensions entre personnes renvoient souvent à des conceptions divergentes des traitements et de leur portée en matière d’éducation et de psychiatrie infanto-juvénile. Le terme de clinique notamment, partagé par les pédagogues, les psychologues et les médecins, possède de multiples acceptions. Un terme pratiqué différemment que ce soit dans les consultations médico-pédagogiques de l’ISE ou du Service d’observation ou à l’asile psychiatrique. Le pavillon Les Grands-Bois apparaît à travers cette histoire comme un espace d’expérimentation pédagogique, « de l’intériorisation et de l’effort mental » comme le dit Renée Delafontaine, et non comme un terrain d’observation de la maladie « sous forme de lamelles au microscope56 ». La clinique pédagogique telle qu’elle la pratique avec Rey reste bien, dans l’esprit de l’Institut J.-J. Rousseau d’Édouard Claparède, le respect des besoins de l’enfant, son observation pour adapter l’enseignement à son niveau mental, la présence constante d’une même personne (et non un tournus d’infirmières), les jeux et le dessin qui sont en même temps qu’apprentissage, tests d’observation. Mais c’est également une véritable croyance qui est ici en jeu, celle de l’éducabilité de l’enfant. Ce faisant, c’est bien à la fois la compréhension de l’évolution de l’enfant et la connaissance de la personne handicapée qui se joue au pavillon Les Grands-Bois dont l’école n’est qu’un moyen.