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La « fabrique » des garçons

Hétérosexualité, jeunesse et masculinité dans le Paris populaire des années 1960
Boys in the making. Heterosexuality, youth and masculinity in the working class Paris of the 1960s
Régis Revenin
p. 223-240

Resúmenes

Cet article restitue certains aspects des parcours biographiques de jeunes garçons hétérosexuels dans le Paris populaire des années 1960, autour de quelques thématiques précises : définitions de soi et identités, flirts, « première fois », violences de genre, etc. Il cherche aussi à susciter des recherches historiques sur les jeunes hétérosexuels à partir de matériaux inédits, comme les archives judiciaires, largement mobilisées dans cet article, et qui se révèlent particulièrement heuristiques pour les travaux sur l’hétérosexualité, sujet encore peu étudié.

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Les archives de l’Éducation surveillée : un observatoire inédit et riche de la masculinité hétérosexuelle

  • 1 C’est l’hypothèse que nous faisions, Véronique Blanchard et moi-même, dans un dossier consacré à la (...)

1Toute sexualité, y compris masculine et hétérosexuelle, n’est-elle pas transgressive, irrégulière, en dehors des normes adultes, précisément parce que l’on parle de jeunes gens1 ?

  • 2 Ariès Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1960, rééd. 1973 ; (...)
  • 3 Bantigny Ludivine, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l'aube des Trente Glorieuses à (...)

2La sexualité, élément essentiel de la construction identitaire des individus, mais aussi constitutive du lien social qui les unit, est au cœur des débats contemporains : consentement, dignité, domination, égalité, liberté, moralité, violence… Autant de problématiques « à la mode » qui ne sont pourtant pas nouvelles. La sexualité n’a pas toujours été considérée comme un problème social. Sa prise en compte en tant que telle a coïncidé avec l’intérêt grandissant qu’ont manifesté les sociétés occidentales pour l’enfance et l’adolescence au cours du xixe siècle. Si les pratiques sexuelles ont toujours existé, ce n’est que depuis un siècle qu’elles sont devenues productrices d’identités, de normes, de contre-normes, à l’heure où s’en sont saisies les sciences médicales, cliniques et cognitives2. Le second xxe siècle est particulièrement celui de l’émergence publique de la jeunesse et des jeunes3.

  • 4 Gardet Mathias (dir.), dossier « Paroles libres, paroles captives. Lectures des dossiers de jeunes (...)
  • 5 Je les cite ainsi : Savigny, prénom modifié du garçon, année d’arrivée au COPES. Lorsque je les ai (...)

3Aussi je désire dans cet article m’intéresser tout particulièrement aux garçons hétérosexuels, encore trop rarement étudiés par les historiens. Les filles n’en sont pas complètement absentes, car l’approche est celle du genre, par définition relationnelle. À la suite du dossier dirigé par Mathias Gardet dans cette revue4, je voudrais aussi enrichir, en creux, une réflexion historienne sur un sujet neuf, bien qu’apparemment rebattu, à partir d’archives particulières, car inédites et riches, en l’occurrence les dossiers individuels nominatifs des jeunes garçons placés au Centre d’observation public de l’Éducation surveillée (COPES) de Savigny-sur-Orge, entre son ouverture en 1945 et sa fermeture en 19725. Je ne m’étendrai pas dans une revue spécialisée sur l’histoire de l’enfance « irrégulière » sur les institutions et méthodes scientifiques de l’observation, pas plus que sur les grandes lois du xxe siècle concernant la justice des mineurs et les garçons de justice.

  • 6 Gardet Mathias, présentation du dossier « Paroles libres, paroles captives. Lectures des dossiers d (...)
  • 7 Les expressions « jeunesse qui va bien » et « jeunesse qui va mal », très mobilisées par l’historie (...)

4Sociologiquement, les garçons placés en observation à Savigny sont de jeunes Français – de jeunes Blancs pour l’essentiel. Bien que l’absence en France de statistiques en la matière ne permette pas de l’affirmer, il apparaît néanmoins que les jeunes Algériens, ou les garçons d’origine algérienne, selon qu’ils aient ou non la nationalité française, sont largement surreprésentés au COPES, tout comme le sont les garçons de classes populaires – fils d’employés ou d’ouvriers, et de classes moyennes. On trouve aussi quelques très rares enfants de cadres ou de professions libérales. La plupart de ces jeunes vivent à Paris ou en proche banlieue, et ont entre treize et dix-neuf ans – en moyenne ils sont âgés de seize ans lors de leur arrivée à Savigny. Cette part hétérogène de la population masculine juvénile des Trente Glorieuses n’est encore que rarement convoquée par les études historiques sur la jeunesse ou sur la sexualité. À l’inverse des « historiens travaillant sur les populations silencieuses (les femmes, les ouvriers, les migrants…) [qui] ont puisé dans les sources judiciaires pour retrouver des bribes de vies, des fragments de voix »6, les historiens de l’éducation, de l’enfance, de la jeunesse ont souvent rechigné à utiliser de telles sources, en raison de la frontière très nette qui séparerait une « jeunesse qui va bien » d’une « jeunesse qui va mal »7. Comme si avoir eu affaire à la Justice des mineurs ou à l’Aide sociale à l’enfance faisait de ces adolescents des individus définitivement à part, non seulement en aval, mais aussi en amont de leur prise en charge, qui les auraient empêchés de penser, d’agir, de parler comme les autres jeunes de leur âge et de leur génération. Certes, ces sources questionnement les historiens, puisqu’elles sont le produit d’une institution de contrôle social qui fonctionne selon des rapports de pouvoir par définition inégalitaires entre experts et jeunes, mais la marginalité et la déviance nous renseignent aussi sur ce qu’est la norme à un moment donné. À travers les archives judiciaires surgissent des destins singuliers mais également les imaginaires sociaux d’une époque.

  • 8 Blanchard Véronique et Gardet Mathias, La parole est aux accusés. Histoires d'une jeunesse sous sur (...)

5Aussi, cette parole juvénile n’est pas reconstituée a posteriori – à l’inverse des sources orales ou des récits autobiographiques, qui par ailleurs informent souvent les historiens sur les discours et pratiques des classes dominantes. Chose rare, à travers les archives de Savigny, on peut entendre la voix, lire les mots, appréhender les gestes, les rires ou les chagrins, minutieusement décrits, s’imprégner de l’univers de ces jeunes gens de façon tout à fait inédite, par le biais de l’entretien d’arrivée, de l’enquête sociale, des notes quotidiennes rédigées par les éducateurs, des cahiers d’expression écrite où les garçons répondent à des questions ouvertes, sans proposition de réponse, le plus souvent seuls – ce qui évite l’émulation d’une salle commune qui aurait pu influer sur leur spontanéité8 –, comme « Parlez-nous des filles. », « Comment voudriez-vous que soit la femme que vous voudriez avoir plus tard ? », « Aimeriez-vous être une fille ? », etc.

  • 9 Gardet Mathias, « Pâtés et tâches à la plume sergent-major. Les trésors enfouis des cahiers d’écoli (...)

6Comme le relève Mathias Gardet, « l’engrenage judiciaire et l’expertise auxquels ces jeunes sont soumis à un moment donné de leur existence constituent une opportunité pour l’historien en créant l’archive et rendant bavards des gens qui normalement laissent peu de traces9 ».

La matrice de la virilité

  • 10 Surkis Judith, Sexing the Citizen. Morality and Masculinity in France, 1870-1920, New York, Cornel (...)
  • 11 Mosse Georges, L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Pocket, 1996, rééd. (...)

7Dès l’enfance, et plus encore à l’adolescence, les garçons sont invités à se différencier des filles par leurs jeux, leurs loisirs, leurs gestes, leurs comportements, leurs façons de penser et d’agir, en se conformant aux normes sociales qui découleraient naturellement de leur biologie. La tâche est délicate : comment se définir durant cette période de la vie faite de doutes et d’expérimentations où l’ambiguïté est fréquente ? La virilité recouvre l’attribut culturel principalement associé aux hommes et au masculin, ainsi que les privilèges qui découlent de la domination des hommes sur celles et ceux qui ne sont ou ne peuvent supposément être virils – les femmes, les enfants, les gays, etc., au travers de relations de pouvoir asymétriques et hiérarchisées. Mais la dimension générationnelle a son importance : dans le Paris de l’après-guerre, une masculinité adolescente, donjuanesque, plus individualiste aussi, bien que profondément ancrée dans le groupe des pairs, qui exalte la sexualité, la rébellion, la bagarre, se définit par opposition à la masculinité héroïque ou paternelle, plus familiale, d’inspiration bourgeoise, selon laquelle les hommes apprennent à se canaliser dans un monde violent, celle du « bon père de famille » et citoyen, qui se prévaut de son sens des responsabilités, de son devoir, de son honneur et de sa respectabilité10. Car après la Seconde Guerre mondiale, tandis que s’opère une séparation entre sexualité et procréation, et alors que l’autorité paternelle sort affaiblie de la défaite de 1940, la paternité n’est plus autant que naguère l’incarnation d’une virilité adulte. Les adolescents valorisent désormais celle qui doit s’incarner dans un corps jeune, énergique, associée au sport et à la nature, et parfois à la violence, dans un monde qui s’est pourtant pacifié11. Cette virilité juvénile qui émerge conteste également en partie la domestication des hommes, leur ancrage dans la sphère de l’intime, amorcée et encouragée depuis le xixe siècle par les politiques publiques, les médecins et les religieux, dans le cadre du mariage hétérosexuel, de la famille et de la paternité. Les jeunes hétérosexuels de l’après-guerre ne se définissent pas encore ainsi. Ils se définissent d’abord et avant tout par le fait d’« avoir l’air » d’un homme, d’être symboliquement reconnus comme tel par le groupe des pairs, plus que par leurs pratiques sexuelles réelles. Les garçons utilisent encore les apparences de genre comme présentation de soi, l'idéal viril pour horizon, (le « bon ») genre et (la « bonne ») sexualité étant étroitement liés. Sans doute faut-il attendre les années 1980 pour que les jeunes gens se définissent pleinement comme « hétéro » ou « hétérosexuel » dans un monde sexuel devenu binaire.

  • 12 Savigny, Lionel, 1965.

8Chez les adolescents, rares sont ceux qui, comme Lionel, un jeune beatnik de quinze ans, se déclarent « pour l’égalité des sexes » – il affirme dans le même temps que « l’homme est supérieur sur la femme par sa force physique et sa résistance physique et morale, un grand nombre de femmes [étant] plus nerveuses, [ayant] tendance à faire des crises de nerfs quand elles sont dans l’ennui [tandis que] l’homme par contre essaiera d’éclairer les choses, de garder son sang-froid12 ».

  • 13 Sauf mention contraire, toutes les citations de cette partie sont des extraits de paroles de garçon (...)

9Pour de nombreux garçons, devenir un homme est une tâche délicate, au point qu’une part non négligeable des garçons placés au COPES de Savigny répondent favorablement à la question « Aimeriez-vous être une fille ? », interrogation réflexive que leur soumettent les éducateurs de 1963 à 1967. 5 % d’entre eux trouvent des avantages aux deux sexes, 80 % disent qu’ils sont satisfaits d’être un garçon et 15 % qu’ils auraient préféré être une fille. Parmi ces derniers, près d’un tiers évoquent le plus grand bonheur domestique et/ou professionnel que connaîtraient les jeunes filles, considérant qu’elles ont « un emploi moins difficile »13, qu’elles « travaillent moins ou ne travaillent pas », qu’elles « ne sont pas obligées de faire des études car elles n’ont pas besoin de travailler » puisqu’elles sont appelées à se marier, qu’elles « ont davantage de temps libre pour voir des amies, aller au cinéma en semaine », qu’elles « peuvent se lever plus tard », « rester à la maison et s’occuper du foyer ». Pour 20 % des garçons qui auraient désiré être une fille, c’est également une question esthétique : les filles seraient « plus belles » ; elles auraient « plus de goût » et « davantage de choix pour se vêtir », « s’embellir », notamment car elles « peuvent se maquiller ». Le poids des normes de genre en matière de beauté et de mode est très fort. Les garçons qui auraient désiré être une fille indiquent par ailleurs, pour 5 % d’entre eux, que les filles trouveraient « plus facilement l’amour » ou se feraient « plus facilement draguer ». Ils signifient par là-même que la séduction n’est pour eux pas chose aisée. Près de 10 % des garçons qui auraient voulu être une fille considèrent que les filles font moins de « bêtises », en référence à la délinquance, et qu’elles « ne font pas de prison ». Parmi les autres raisons – mineures – avancées par les garçons : le fait que les filles se saliraient moins, qu’elles seraient protégées et défendues par les garçons, et davantage « chouchoutées » par leurs parents, ou encore que les hommes pardonneraient tout aux femmes. Certains garçons arguent aussi du fait que les filles élèvent les enfants, que les filles ne boivent ni ne fument, qu’elles réussissent mieux leur vie, ou encore qu’elles auraient davantage d’argent – car leur mari ne leur refuserait rien. Certains garçons vont jusqu’à fantasmer pour eux-mêmes cette vie de femme et de mère au foyer, sans remettre en question les inégalités entre époux, entre parents. C’est le cas en 1965 de François, ce garçon de seize ans qui n’aurait pu s’identifier à un père invalide, néanmoins très violent, selon la psychologue, et dont seule la mère travaille et fait vivre le foyer.

  • 14 Savigny, François, 1965.

« Première des choses : je n’irai pas travailler chez un patron, ce sera mon jules. Je resterai à la maison pour faire le ménage et la cuisine car mon mari rentre le soir, si la cuisine est pas prête, il m’engueulera, et il va se coucher sans manger, mais le lendemain, il me pardonne car il s’était passé quelque chose entre 20 heures et 8 heures. Je lui fais son petit déjeuner et il s’habille et il part au travail, comme ça je suis débarrassé jusqu’à ce soir. À 10 heures, je vais faire la causette à la voisine pendant une heure, ensuite je vais déjeuner et je pars voir ma sœur à Paris, je rentre avant lui et je lui prépare sa bouffe, il est content car tout est prêt, mais le lit n’est pas fait quand il va se coucher, alors il gueule, car le lit est pas fait, alors je lui dis “ne crie pas mon petit chou, je t’ai fait ta vaisselle, ton manger et tu me cries dessus, allons embrasse-moi”, et c’est fini, c’est pourquoi que j’aimerais être une fille car on se fait pardonner comme on veut14 ».

  • 15 Gracieux Christophe, « Le crépuscule du “bon pour les filles”. La sexualité des conscrits dans les (...)
  • 16 Ibid.

10Près de 10 % des garçons aimeraient être une fille pour échapper au service militaire. Faut-il y voir, après la fin de la guerre d’Algérie, la remise en cause, ou du moins l’effacement, d’un rite essentiel de la virilité ? Pourtant, si les conscrits considèrent souvent qu’ils ont perdu leur temps à l’armée, les sondages d’alors révèlent que pour beaucoup de Français, y compris les plus jeunes, le service militaire « forme » les hommes : les garçons passeraient après de longs mois d’« apprentissage de la virilité » du statut de « femmelette » à celui de « vrai homme15 ». Le conseil de révision chargé de déterminer l’aptitude au service procède à un véritable « examen de la virilité », révélateur des aptitudes sexuelles et matrimoniales. Les garçons « bons pour le service » sont par là-même désignés comme « bons pour les filles16 ».

11Parmi les garçons, largement majoritaires, satisfaits de leur « condition masculine », 20 % considèrent que la « condition féminine » est associée de manière négative au foyer et à la maternité : les filles « ont la responsabilité du foyer », « doivent s’occuper du ménage, des courses, de la cuisine, d’aller au marché », « doivent élever les enfants », et n’ont finalement « aucun temps libre car elles doivent travailler et s’occuper de leur foyer ». Les garçons ont conscience de la double journée que doivent souvent accomplir les femmes, notamment celles des classes populaires, mais présentent cela comme une fatalité. En 1965, Pierre, dix-sept ans, écrit :

  • 17 Savigny, Pierre, 1965.

« Moi je n’aimerais pas être une fille […]. La femme travaille, et en plus le soir en rentrant, après une journée pénible à l’usine, il faut qu’elle fasse le manger, le ménage et qu’elle prépare les affaires de son mari, tandis qu’un homme, il n’a qu’à faire sa journée de travail, rentrer à la maison pour se mettre les pieds sous la table, et ensuite pour aller se coucher. Le matin, il n’a qu’à se lever et il trouve ses affaires prêtes et son petit déjeuner que la femme lui a préparé. Voici mes raisons pour lesquelles ça ne me plairait pas d’être une fille17 ».

12Seul 1 % des garçons disent qu’ils ne voudraient pas être une fille car « elles exercent des métiers moins bien payés ». Pour 15 % des garçons, les filles sont « moins libres de manière générale », en particulier « de sortir quand elles le désirent et avec qui elles veulent ». 8 % des garçons ont conscience que les filles « ont moins de droits que les garçons », qu’elles « ne font pas la loi », qu’elles sont « le sexe faible » ; elles « ne peuvent pas flirter quand elles sont trop jeunes ». Pour 13 % des garçons, c’est le travail des apparences qui les repousse : les filles doivent « se maquiller », être « coquettes », « passer des heures devant la glace », « porter jupe et soutien-gorge » et « acheter régulièrement des bas ». Certains adolescents indiquent ainsi qu’« être une fille, cela coûte cher en vêtements » et « en coiffeur ». Les garçons sont 10 % à considérer que « les filles se font trop souvent draguer », « souvent tripoter », qu’elles « risquent des ennuis sexuels », de « se faire baiser dans la rue » ou de « se faire prendre de force ». Par ailleurs, pour 8 % des garçons, les filles seraient « trop capricieuses », « trop orgueilleuses », « trop prétentieuses », « trop fières », « trop pimbêches » ou « bêcheuses », « trop snobs », ou encore « trop jalouses entre elles ». Enfin, 7 % des garçons ne veulent pas être des filles car celles-ci « risquent de tomber enceintes », « ont leurs règles ». Elles seraient encore « souvent trompées », parce qu’elles sont « un jeu » pour les garçons, mais devraient « supporter les humeurs des garçons ». D’autres signalent au contraire que les filles « courent trop après les garçons », qu’elles sont « infidèles ».

13Pour l’essentiel, les garçons restent très attachés aux privilèges masculins, et les normes de genre, en matière de travail ou de beauté, de maternité ou encore de caractère, s’imposent à la plupart comme des évidences.

Comment s’éduquer à la sexualité ? Cinéma, flirt & pornographie

  • 18 Sur l’éducation sexuelle à l’école, lire Revenin Régis, Une histoire des garçons et des filles, op. (...)

14Dans la France de l’après-guerre, pour s’éduquer à la sexualité, les garçons ont surtout recours à des illustrés ou des photographies qui circulent sous le manteau. Ils leur fournissent un premier bagage, éveillant leurs désirs, définissant leurs fantasmes, construisant leurs représentations des femmes toutes disposées à les satisfaire, où le corps (féminin), le plaisir (masculin) et la sexualité (hétérosexuelle) se placent au cœur des préoccupations adolescentes masculines. Ils n’enseignent rien sur les gestes ou les mots de la sexualité, mais le silence étant de mise dans la plupart des familles, et l’école ne fournissant officiellement aucune éducation sexuelle avant les circulaires Fontanet de 1973, la pornographie comble la curiosité, au même titre que les bribes de conversations volées, les discussions ou les jeux plus ou moins innocents entre pairs. J’ai montré ailleurs combien l’éducation sexuelle formelle était foncièrement antisexuelle, qu’elle servait avant tout un autre projet que l’autonomie des individus et la liberté sexuelle des jeunes : celle d’un projet d’hétérosexualisation des adolescents masculins à laquelle l’éducation sexuelle s’adresse essentiellement18.

15Il est délicat de mesurer la part et l’influence des supports pornographiques dans les représentations que les jeunes garçons hétérosexuels se font de la sexualité en général et des jeunes filles en particulier. Il n’empêche qu’ils partagent fréquemment leurs « découvertes » avec leurs pairs et que les supports pornographiques circulent. En 1962, un éducateur de Savigny rédige une note au sujet de Jean, quatorze ans, après l’avoir surpris en train de se masturber dans sa chambre :

  • 19 Savigny, Jean, 1962.

« Lorsque je l’interroge à propos d’un illustré de nus, il me dit :
- “C’est en revenant des ateliers qu’un garçon me l’a donné, je ne savais pas ce que c’était, alors je l’ai pris, mais un autre garçon me l’a pris, et il me l’a rendu avant de se coucher.
- Tu connais le garçon qui te l’a donné ?”
Hésitations, puis :
- “Non, je ne sais pas qui c’est.
- Dans quel pavillon est-il ?
- Je ne sais pas”.
Par la suite, il me dit qu’il connaît le garçon, mais qu’il ne veut pas cafarder. […]
Pendant tout le temps avant le rassemblement il est inquiet pour cette histoire d’illustré et craint qu’on l’appelle au bureau. Lui demandant si sa mère sait quelles sont ses lectures, il me répond : “Non, elle ne serait pas heureuse si elle le savait19.” »

  • 20 Le Pajolec Sébastien, « Les amours juvéniles dans le cinéma des Trente Glorieuses », dans Blanchard (...)
  • 21 Savigny, Hakim, 1962.

16Autre éducation informelle : les baisers au cinéma. Ils ne se comptent plus sur les écrans où apparaissent nombre de plastiques séduisantes. Toutes les enquêtes réalisées à l’époque auprès des jeunes soulignent la place essentielle de l’image dans leur éducation sentimentale et sexuelle, mais révèlent aussi un réel décalage entre représentations, pratiques et aspirations. Alors que l’acte sexuel à proprement parler reste absent des films, et à l’heure où la sexualité des adolescentes, perçue comme un danger social, devient un poncif du cinéma français, on assiste à une érotisation sans précédent du corps des jeunes actrices20. Dans la France des années 1960, pour ces jeunes du baby-boom qui ont subi les souffrances de la guerre et vécu les privations de l’après-guerre, beauté et jeunesse participent d’un véritable mode de vie, désormais indissociable d’une libération de la parole et des corps, ainsi que d’une démocratisation de la mode. D’autant que la rencontre amoureuse suppose désormais un travail de séduction qui passe avant tout par une attention particulière accordée aux apparences. Encore considéré comme une transgression sociale au début du xxe siècle, le flirt s’impose, après la Seconde Guerre mondiale, parce qu’il n’est désormais plus une pratique de classe – celle des classes dominantes –, mais une pratique associée à un âge de la vie – celle de la jeune génération. Le flirt devient même une nécessité sociale pour les adolescents : ne jamais avoir flirté, c’est ne pas être une jeune fille « dans le vent » ou un jeune homme « moderne ». Hakim, quatorze ans, confie qu’il « flirte de l’une à l’autre » : « Je m’amuse à faire tourner certaines en bourriques en leur faisant croire que je les aime, que je les adore, mais en vérité, dès que j’en vois une autre un peu plus balancée, je plaque la précédente ». Et le garçon d’indiquer qu’on pourrait le prendre pour un « bourreau des cœurs » car les filles « croient qu’elles vous ont conquis pour la vie, mais elles se trompent, je m’amuse, je suis jeune, j’en profite, je ne veux pas m’embarrasser à dix-neuf ou vingt ans d’une femme21 ».

L’accumulation virile des conquêtes et autres succès féminins

  • 22 Savigny, Hervé, 1960.

17Pour satisfaire à cette nécessité de signifier publiquement sa virilité, la vantardise apparaît comme un élément essentiel de l’habitus masculin. En 1960, Hervé, quinze ans, ferait ainsi un « étalage puéril de ses succès féminins22 ». Certains vont jusqu’à flirter avec des jeunes filles qui ne leur plaisent pas, uniquement pour satisfaire au regard inquisiteur de leurs camarades.

  • 23 Savigny, Martial, 1965.

18Martial, seize ans, connaît « des gars très bien qui se promènent avec de vrais boudins » : « Je me demande où ils ont pu trouver ça23 ».

  • 24 Savigny, Jules, 1964.

19L’intérêt de celles que les garçons désignent comme des gravats, des ragoûts ou encore des tas de boue, c’est d’être moins difficiles, moins regardantes sur les qualités physiques et morales des garçons avec qui elles flirtent. Pour autant, si les « moches » cèdent plus facilement, elles ne sont guère valorisantes du fait même qu’elles ne nécessitent pas une conquête de haute lutte. Jules, un lycéen de seize ans, plaît beaucoup « à la gent féminine » et déclare à qui veut l’entendre qu’il n’est « intéressé que par les souris et le fric ». Sur ce « personnage donjuanesque qui semble réussir auprès de maintes jeunes filles », l’assistante sociale note : « Quant aux demoiselles, c’est le Don Juan incontestable qu’on s’arrache à coups d’ongles. Son carnet intime de visites est d’ailleurs des plus chargés ». Et elle donne au hasard l’emploi du temps du garçon, en date du vendredi 13 mars 1964 : « Sylvie : une heure. Catherine : deux heures à la gare. Françoise : deux heures et demie place de l’église. Marie-Annick à six heures ». De plus, Jules ne cache pas qu’il aime « se faire entretenir » par les unes et les autres – situation que la mère de l’une de ses nombreuses « conquêtes » commente ainsi : « Belle mentalité24 ! » C’est que « les filles sont pour nous une fierté qui est assez justifiée », confie Louis, quinze ans :

  • 25 Savigny, Louis, 1962.

« Nous commençons à penser aux filles à l’âge de douze ans. D’abord, quand nous en voyons une, nous devenons tout rouge quand il s’agit de lui dire bonjour. Après, ça va mieux, nous devenons moins timides et après on emballe. Si la fille vous plaît, vous la gardez un mois au plus. Sinon juste le temps de vous amuser. Puis beaucoup plus tard, on veut se marier. Il vous faudra d’abord étudier les goûts et les couleurs de votre future moitié, et surtout son caractère. Cela vous demandera des mois avant de pouvoir en juger25. »

« Filles bien » vs « filles faciles »

  • 26 Savigny, Marc, 1967.

20À l’inverse, cette liberté que certaines jeunes filles s’octroient également ne plaît pas à tous les garçons. Marc, seize ans, dénonce les « filles faciles », celles qui « se laissent faire » et qui « devraient se défendre quand on leur fait ça », car on « fait ça quand on est marié ou quand on est fiancé ou presque marié ». Dans le même temps, comme nombre de ses pairs, il confesse aimer « tripoter les parties et les nichons des filles bien formées », et non pas « ces filles qui sont tout cons et qui ne se laissent pas faire » : « [Les filles] qui se laissent faire, j’aime mieux ça26 ».

  • 27 Revenin Régis, « Sexualité juvénile dans le Paris populaire. De la Libération à la “libération sexu (...)

21Les garçons reprochent ainsi aux jeunes filles d’être à la fois des « salopes » qui se donnent trop vite, trop facilement et à tout le monde, mais aussi des « allumeuses » qui ne se donnent pas, pas assez et pas assez vite. La drague masculine, souvent insistante, est rarement initiée par les jeunes filles, et la frontière avec le harcèlement, voire la violence sexuelle, est alors bien ténue. Selon le script de la drague hétérosexuelle, les femmes, dans un premier temps, doivent se refuser, par éducation et pour leur réputation, et l’homme se doit d’insister. Car cette résistance féminine n’en serait pas une : la valeur des jeunes filles se mesurerait à la durée pendant laquelle elles ne cèdent pas aux assauts masculins. Un accord arraché de longue lutte, ou de guerre lasse, vaut donc bien souvent consentement27.

22Dès l’adolescence, les garçons apprennent ainsi à classer les jeunes filles selon l’usage qu’ils peuvent en avoir : les « filles bien », sérieuses, celles qui restent chastes et que l’on a envie de voir devenir la mère de ses enfants, avec qui l’on est éventuellement tendre, avec qui l’on discute ; et les autres, les allumeuses, les « filles faciles », les filles légères, les pouffiasses, les putes, les salopes – la liste est sans fin –, celles que l’on méprise mais que l’on « consomme », souvent collectivement. Ces jeunes filles-là sont précisément perçues comme des proies à l’égard desquelles les garçons ont une attitude d’attraction-répulsion. Pour Bruno, quinze ans, « les filles, il y en a deux sortes » :

  • 28 Savigny, Bruno, 1964.

« La première sorte sont les filles de voyous, sales, crasseuses, et qui couchent avec tous les gars (en Levi’s et en blouson). La deuxième sorte, ce sont les filles snobs, propres, la plupart gentilles, mais d’autres un peu dures de caractère. Forcément, je prends la deuxième sorte, la plupart de ces filles sont étudiantes, comme celle que je fréquentais28. »

  • 29 Savigny, Gilles, 1965.

23Gilles, un adolescent de seize ans, distingue, lui, trois types de jeunes filles : « Les filles, c’est bon pour baiser, se faire plutôt faire l’amour ou alors tout le contraire, elles sont pucelles ou alors g[o]uines [sic]29. »

24Les classifications sexuelles masculines sont tout autres : point de garçon facile, léger ou baiseur. Car en réalité, devenir un homme, c’est précisément être facile, léger et baiseur. Les termes péjoratifs ou dévalorisants pour les jeunes filles caractérisent positivement la virilité.

La « première fois »

25Après le flirt, vient le temps des premières expériences sexuelles, aussi attendues que redoutées. Car il ne s’agit de rien moins que du rituel de passage de l’enfance au monde des hommes, que les pairs doivent cautionner et valider. Filles et garçons ne partagent pas la même définition de ce que recouvre la « première fois » : premier contact sexuel ? Première masturbation non-solitaire ? Première pénétration vaginale ?

  • 30 Savigny, Serge, 1960.

26Serge confie se faire masturber par des filles plus âgées depuis qu’il a quatorze ans, mais l’adolescent ne considère pas ces premiers contacts sexuels comme sa « première fois » : « J’avais quinze ans la première fois que j’ai couché avec une femme. C’était une jeune fille de dix-huit ans que j’avais connue dans un groupement israélite30. » Comme la plupart des garçons hétérosexuels, sa « première fois » coïncide avec la première pénétration vaginale. C’est elle qui, dans le script hétérosexuel, définit et circonscrit l’acte sexuel. La sexualité anale chez les hétérosexuels est toujours considérée comme transgressive.

  • 31 Savigny, Anatole, 1967.
  • 32 Savigny, Christophe, 1960.

27Nombreux sont ceux qui ont eu, au cours de leur enfance ou de leur adolescence, des contacts sexuels avec d’autres garçons. Ce phénomène, certes délicat à quantifier et qui ne dit rien de l’identité sexuelle future des garçons concernés, révèle que l’intimité masculine entre pairs correspond souvent au premier chapitre de l’éducation sentimentale et sexuelle masculine. Initié par des camarades alors qu’il était interne dans un pensionnat catholique de l’âge de sept à treize ans, Anatole, dix-sept ans, considère ses pratiques homosexuelles passées « comme un jeu31 ». Christophe, dix-sept ans, évoque ses fréquentes aventures homosexuelles, notamment son premier contact avec un homme plus âgé. Mais pour lui, sa « première fois » a bien eu lieu avec une femme : « J’avais quatorze ans et demi quand j’ai couché pour la première fois. C’était [avec] une prostituée32. »

28À partir de ce que les garçons de Savigny indiquent comme étant leur « première fois », en comparant avec les données des enquêtes démographiques, on note dans les années 1960 la plus grande précocité sexuelle des jeunes urbains de classes populaires, « en avance » d’un à trois ans selon les générations. La masturbation solitaire ou entre garçons et les contacts homosexuels cèdent rapidement la place aux expériences hétérosexuelles.

29On a coutume de dire qu’on se souvient de sa « première fois ». En réalité, pour beaucoup de garçons, la « première fois » vise à prouver sa virilité, et son corollaire, l’hétérosexualité, non pas tant aux jeunes filles qu’à leurs pairs. Ce sont eux qui valident la première expérience sexuelle. Cette reconnaissance sociale est d’autant plus importante qu’il n’y a pas, pour les garçons, de marqueur anatomique, et donc de preuve de la perte de virginité, à l’inverse des jeunes filles. Le premier rapport sexuel et sa publicisation confèrent dès lors au garçon concerné une plus-value : il marque son passage du statut d’enfant à celui d’homme. Aussi faut-il l’avoir fait, même sans désir, même sans attache sentimentale. Alors que la pureté féminine est sacralisée, être « puceau » est ridicule, surtout lorsque l’on atteint un certain âge. Pour ce premier rapport sexuel – et à bien d’autres moments du parcours adolescent –, le groupe joue le rôle d’un jury qui entérine ou non l’entrée dans le monde des hommes. Philippe, quinze ans, confie :

  • 33 Savigny, Philippe, 1960.

« Dimanche après-midi, je m’étais rendu dans un square. Là j’y ai rencontré Alexandre et Christian. À un moment donné, Alexandre a suggéré d’aller rendre visite à une jeune fille qu’il connaissait. Personnellement, je ne la connaissais pas […]. Nous nous sommes présentés à la chambre de Brigitte. J’ai trouvé une jeune fille vêtue seulement d’un slip. Voyant Christian qui se déshabillait, j’en ai fait autant […]. Comme c’était la première fois que j’avais des relations avec une femme, j’étais ému et je n’avais pas suffisamment d’érection pour aboutir. Je me suis alors masturbé pour avoir de l’érection, mais avant d’arriver jusqu’à Brigitte, j’avais éjaculé33 ».

  • 34 Simon Pierre (dir.), Rapport sur le comportement sexuel des Français, Paris, éd. Julliard, 1972, p. (...)

30Dans l’après-guerre, bien qu’en net déclin, le recours à la prostitution pouvait encore limiter le devoir d’être entreprenant avec les filles. Les formes traditionnelles de l’initiation masculine sont alors en perte de vitesse : alors qu’un peu plus de 20 % des garçons de dix-huit ans étaient initiés par une prostituée au début des années 1940, à la fin des années 1960, parmi les hommes de moins de trente ans, 4 % disent avoir été dépucelés par une prostituée, 7 % par une femme mariée, divorcée ou séparée34.

Les rapports hétérosexuels intergénérationnels

  • 35 Savigny, Baptiste, 1968.
  • 36 S’est amourachée.
  • 37 Savigny, Pierre, 1965.

31Les femmes mariées, divorcées ou veuves sont traditionnellement des initiatrices. Il y a là une inversion temporaire des hiérarchies de genre. Un certain nombre de ces rapports hétérosexuels intergénérationnels revêtent un caractère vénal et s’insèrent dans le cadre d’échanges économico-sexuels qui dépassent la simple relation tarifée. Sentiments, désirs et intérêts se mêlent alors, à des degrés divers, selon l’histoire singulière de chacun. En 1968, Baptiste, un lycéen de dix-sept ans qui désire « faire du cinéma » ou bien devenir « écrivain ou poète », entretient « une liaison très libre » avec une journaliste, ce qui lui permet de participer à des émissions de télévision. Mais il fréquente également la « directrice d’une revue littéraire » ainsi qu’une amie de sa mère, une actrice avec qui il « aurait couché35 ». Chez d’autres garçons de classes populaires, l’expérience d’une certaine précarité économique, comme le montrent les enquêtes sociales, les pousse à adopter et à assumer une position d’entretenu à l’égard de filles ou de femmes bénéficiant d’une position financière ou sociale plus avantageuse que la leur. Toutefois, à l’inverse des garçons entretenus par des hommes, les jeunes hétérosexuels échappent très souvent au stigmate de prostitué. Pierre, dix-sept ans, « trouve que les filles c’est très bien », car « avec elles, on s’amuse bien » : « Quand une fille est emmouragée36 [sic] de nous, cela est impeccable car on peut se faire engraisser, c’est-à-dire elle paye le cinéma, quand on veut une chemise elle nous la paye, si on a envie de faire l’amour on peut le faire comme on veut, car cela fait du bien, voici ce que je pense des filles37 ».

Initiations violentes

  • 38 Yves Charrier et Jacques Ellul, Jeunesse délinquante. Des blousons noirs aux hippies, Nantes, éd. d (...)

32L’après-guerre marque aussi l’aube de la « première fois » entre jeunes. Les garçons sont de plus en plus nombreux à vivre leur première expérience avec une fille de leur âge. À mesure que l’initiation classique par des prostituées ou des femmes plus âgées disparaît, la pression des pairs à franchir le pas avec une jeune fille désignée comme « facile » est de plus en plus forte. Facile et gratuite, celle-ci est censée, selon un certain imaginaire masculin, consentir à tout et avec tous. Dans la France des « Trente Glorieuses », un certain nombre de jeunes entrent ainsi en sexualité par le biais du viol collectif, comme l’ont montré les travaux pionniers d’Yves Charrier, éducateur de rue, et Jacques Ellul, sociologue38.

33La jeune fille ainsi désignée par une bande de garçons n’a souvent pas les moyens de (se) refuser. S’il n’y a pas de profil type de la victime, lors de cette première expérience sexuelle masculine, les filles sont choisies, repérées. La plupart d’entre elles sont jeunes – le plus souvent du même âge que les auteurs du viol. Elles connaissent au moins l’un de leurs agresseurs, qui peut parfois être leur petit ami. Elles sont souvent issues du même milieu social – les classes populaires. Et surtout, les garçons se sont chargés en amont de leur forger une réputation, censée justifier le fait qu’elles doivent « s’offrir ». Les « filles faciles » ne sont pas seulement celles qui ne sont plus vierges, ce sont aussi celles qui répondent trop vite au désir masculin, ou le suscitent trop. Le simple fait pour une jeune fille de suivre un garçon, ou un groupe de garçons dans une voiture, chez l’un d’eux, ou dans une chambre lors d’une surprise-partie, ou plus simplement d’avoir accepté un rendez-vous, vaut, dans le code sexuel masculin, consentement de sa part. Le viol collectif juvénile a ceci de spécifique qu’il n’est jamais perçu comme tel par les agresseurs, ni même par les adultes, et qu’il revêt une dimension de bizutage permettant de fédérer le groupe des hommes et d’y réaffirmer que la virilité est la valeur centrale.

  • 39 Savigny, Nicolas, 1965.
  • 40 Savigny, Bertrand, 1965.

34Nicolas, quatorze ans, a violé Bénédicte « pour faire comme tout le monde », d’autant que c’était sa « première fois39 ». Bertrand, seize ans, alors même qu’il a un travail, une petite amie, une famille attentive, est impliqué dans un viol collectif sur deux jeunes filles « par une quinzaine de garçons dans une cave » d’une cité HLM. Encore vierge, ce garçon « sans histoire » prétend avoir « été entraîné » par ses camarades qui lui ont dit : « “Viens si tu n’es pas une gonzesse […]. Allez, vas-y, à toi40.” »

  • 41 Michard Henri, « La délinquance des jeunes en France », Notes et études documentaires, no 3987-3988 (...)

35Henri Michard, directeur du Centre de recherches sur la délinquance juvénile de Vaucresson, insiste sur le fait que les garçons des années 1960 impliqués dans des affaires de viols collectifs sont (presque) tous scolarisés ou apprentis, qu’ils ont souvent une petite amie avec qui ils entretiennent des relations normales, que certains parmi eux connaissent certes des problèmes familiaux, mais pas plus que l’ensemble des garçons des classes populaires. Il ajoute que très peu ont eu affaire à la justice, et jamais pour des délits graves ou des crimes. Michard y décèle un « processus pathologique permettant de franchir une étape normale de la socialisation ». En somme, sans le mentionner clairement, le viol collectif adolescent serait devenu l’un des rites initiatiques masculins, d’autant que pour « beaucoup d’entre eux, c’est l’occasion de la première relation hétérosexuelle41 ».

Les relations hétérosexuelles interraciales

  • 42 Savigny, Élie, 1967.
  • 43 Bilé Serge, La légende du sexe surdimensionné des Noirs, Paris, éd. Rocher, 2005.

36Peu de parents acceptent une relation entre leur fille blanche et un garçon « de couleur ». En 1967, sur fond de guerre des Six Jours, Élie, un jeune juif de quinze ans, confie que « les relations sont mauvaises » entre son père et sa sœur aînée, « en raison de ses fréquentations ». Cette dernière, âgée de vingt-deux ans, sort avec un « jeune homme musulman », confie Élie qui décrit son père comme « brutal, fruste, rigide, austère, sans discernement42 ». Si des mariages ou concubinages mixtes existent toutefois dans les classes populaires, particulièrement avec des Nord-Africains, les jeunes filles blanches semblent plus réticentes à sortir avec les jeunes Noirs, sans doute en raison du stéréotype de bestialité qu’ils incarnent43, incompatible avec les canons de la virilité blanche.

37En 1968, Claudine, quatorze ans, a des relations sexuelles avec quatre jeunes ouvriers qui ont entre quinze et dix-huit ans, parmi lesquels deux « Israélites d’Afrique du Nord », Maurice et Simon, un Maghrébin, Mehdi, et un jeune Blanc, Daniel, mais elle refuse d’en avoir avec le cinquième garçon de la bande, un Antillais de dix-huit ans de « race noire ». Maurice confie :

  • 44 Savigny, Maurice, 1968.

« Lorsque Mehdi est sorti de la chambre, Victor le Noir est entré aussitôt. Immédiatement après, il est venu nous voir en nous indiquant que Claudine ne voulait absolument pas le voir […]. Victor avait enlevé son pantalon. Devant nous, il a essayé d’avoir des rapports avec Claudine, mais nous avons bien vu qu’elle le repoussait d’une manière catégorique. Nous avons essayé de raisonner Claudine en lui faisant remarquer que c’était un garçon comme les autres, malgré la couleur de sa peau. Elle nous a répondu qu’elle ne voulait pas44. »

  • 45 Schor Ralph, L’Opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, éd. de la Sorbonne, 1985, p. 1 (...)

38Il en est de même pour les Asiatiques, qui, eux, à l’inverse, ne seraient pas assez virils45. En 1965, Nabil, quinze ans, rapporte :

  • 46 Savigny, Nabil, 1965.

« Nous sommes allés à une surboum chez une copine […]. On était dix gars et quatre filles au début, puis on est resté cinq gars et trois filles […]. Michèle est passée d’abord avec son fiancé Omar, puis Jacky a voulu y passer ensuite, puis Gégé [Gérard] a essayé […]. Elle m’a dit de venir sur elle. Elle voulait que tout le monde y passe, sauf un, un Chinois46. »

Révolution sexuelle ?

39Travailler sur cette période, en particulier sur la sexualité, c’est nécessairement se retrouver confronté à toute la mythologie liée aux évènements de 1968, notamment la « révolution sexuelle ». Comment y croire encore après avoir lu ces quelques lignes, ou consulté dans le cadre de mes recherches toutes ces archives ?

40En caricaturant à peine, avant « mai », tout n’aurait été que puritanisme, refoulement, répression. À partir de « mai », comme par enchantement, tout aurait changé vers un progrès immédiat et durable – quel progrès et pour qui ? Beaucoup de nos contemporains ont adopté une vision linéaire de ce qu’ils considèrent comme une « libération sexuelle ». Mais ne sont-ce pas là pour l’essentiel des productions discursives, des inventions a posteriori de ceux qui avaient – et depuis – monopolisé la parole ? Sans doute les adolescents d’alors n’ont rien vu, rien senti de tout cela. S’il est indéniable que les « années 68 » sont celles de l’accès à la contraception moderne, de la dépénalisation de l’avortement, du développement de l’union libre et de la parenté en dehors du mariage, ainsi que des luttes des mouvements féministes, lesbiens et gays, la modernisation de la sexualité, c’est-à-dire la revendication du bien-fondé des désirs sexuels et de la variété de leur mode de satisfaction, est en germe depuis bien plus longtemps. Parler de « desserrement » serait sans doute plus exact, car il en aura fallu du temps – est-ce fini d’ailleurs ? – pour que l’amour s’impose dans les imaginaires sociaux, pour que sexualité, procréation et parentalité se dissocient, ainsi que l’entrée en sexualité et l’entrée en conjugalité, pour qu’enfin la recherche du plaisir devienne le but principal de l’acte sexuel. « 68 » ne saurait incarner à lui seul toutes les évolutions sexuelles d’un long xxe siècle. C’est là le résultat d’un processus de transformation de la morale sexuelle traditionnelle, de conquête de possibilités de vie sexuelle non reproductive et de satisfaction qui y sont associés, que l’après-guerre serait venu achever. Ne faut-il pas voir une énième recomposition des normes qui s’imposent aux un.e.s et aux autres ? Car, sur fond de déclin des valeurs religieuses et de montée des prescriptions médicales et psychiques, les trajectoires sexuelles s’individualisent, participent de la subjectivité, mais restent dépendantes de scenarii qui circonscrivent fortement le champ des possibles et au sein desquels les normes de genre, fruits de la socialisation et de l’éducation familiale, scolaire, entre pairs, occupent encore et toujours une place prépondérante. Avec ou sans « révolution sexuelle », les jeunes hétérosexuels de classes populaires restent très libres de mener leurs expérimentations sexuelles, consenties… ou non. Et c’est bien en cela que la révolution sexuelle, dont le corollaire aurait pu être le consentement, explicite, éclairé, libre, n’est pour l’heure encore qu’un leurre.

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Notas

1 C’est l’hypothèse que nous faisions, Véronique Blanchard et moi-même, dans un dossier consacré à la sexualité des jeunes : Blanchard Véronique et Revenin Régis (dir.), introduction du dossier « Sexualités juvéniles », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 20, Rennes, PUR, 2018, p. 27-37, https://journals.openedition.org/rhei/4170.

2 Ariès Philippe, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Seuil, 1960, rééd. 1973 ; Foucault Michel, Histoire de la sexualité, tome 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Luc Jean-Noël, L’invention du jeune enfant au xixe siècle. De la salle d'asile à l'école maternelle, Paris, Belin, 1997 ; Thiercé Agnès, Histoire de l'adolescence, 1850-1914, Paris, Belin, 1999.

3 Bantigny Ludivine, Le plus bel âge ? Jeunes et jeunesse en France de l'aube des Trente Glorieuses à la guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 2007.

4 Gardet Mathias (dir.), dossier « Paroles libres, paroles captives. Lectures des dossiers de jeunes placés », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 11, Rennes, PUR, 2009, p. 9-191.

5 Je les cite ainsi : Savigny, prénom modifié du garçon, année d’arrivée au COPES. Lorsque je les ai consultés sur place en 2006 et 2007, les dossiers individuels nominatifs du COPES de Savigny-sur-Orge n’étaient ni cotés ni versés aux Archives départementales de l’Essonne. L’intégralité du fonds a depuis lors intégré les collections départementales, en 2017 pour les derniers versements. J’ai dépouillé la moitié des dossiers alors stockés sur le site de l’ancien COPES, soient environ 13 000 dossiers individuels nominatifs, dont 2 500 de manière beaucoup plus attentive et poussée car plus précisément centrés sur les questions de genre et de sexualité.

6 Gardet Mathias, présentation du dossier « Paroles libres, paroles captives. Lectures des dossiers de jeunes placés », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 11, Rennes PUR, 2009, p. 14.

7 Les expressions « jeunesse qui va bien » et « jeunesse qui va mal », très mobilisées par l’historienne Françoise Tétard, proviennent d’une déclaration en 1959 de Maurice Herzog, haut-commissaire à la Jeunesse et aux Sports, dans laquelle il se revendique alors « ministre de toute la jeunesse ».

8 Blanchard Véronique et Gardet Mathias, La parole est aux accusés. Histoires d'une jeunesse sous surveillance, 1950-1960, Paris, Textuel, 2020.

9 Gardet Mathias, « Pâtés et tâches à la plume sergent-major. Les trésors enfouis des cahiers d’écoliers de jeunes délinquants », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », no 11, Rennes, PUR, 2009, p. 123.

10 Surkis Judith, Sexing the Citizen. Morality and Masculinity in France, 1870-1920, New York, Cornell University Press, 2006.

11 Mosse Georges, L’Image de l’homme. L’invention de la virilité moderne, Paris, Pocket, 1996, rééd. 1999.

12 Savigny, Lionel, 1965.

13 Sauf mention contraire, toutes les citations de cette partie sont des extraits de paroles de garçons de Savigny, de 1963 à 1967. Tous les chiffres cités dans cette même partie sont extraits de Revenin Régis, Une histoire des garçons et des filles. Amour, genre et sexualité dans la France d’après-guerre, Paris, éd. Vendémiaire, 2015.

14 Savigny, François, 1965.

15 Gracieux Christophe, « Le crépuscule du “bon pour les filles”. La sexualité des conscrits dans les années 1960 et 1970 », dans Blanchard Véronique et al. (dir.), Les jeunes et la sexualité. Initiations, interdits, identités (xixe-xxie siècle), Paris, éd. Autrement, 2010, p. 311-320.

16 Ibid.

17 Savigny, Pierre, 1965.

18 Sur l’éducation sexuelle à l’école, lire Revenin Régis, Une histoire des garçons et des filles, op. cit., particulièrement le chapitre « La sexualité à l’école ? », p. 57-100 ; Revenin Régis, « De l’éducation sexuelle. Le rapport de 1948 », dans Martin Jean-Paul et Palluau Nicolas (dir.), Louis François et les frontières scolaires. Itinéraire pédagogique d'un inspecteur général, 1904-2002, Rennes, PUR, 2014, p. 125-131.

19 Savigny, Jean, 1962.

20 Le Pajolec Sébastien, « Les amours juvéniles dans le cinéma des Trente Glorieuses », dans Blanchard Véronique et al. (dir.), Les jeunes et la sexualité, op. cit., p. 129-143.

21 Savigny, Hakim, 1962.

22 Savigny, Hervé, 1960.

23 Savigny, Martial, 1965.

24 Savigny, Jules, 1964.

25 Savigny, Louis, 1962.

26 Savigny, Marc, 1967.

27 Revenin Régis, « Sexualité juvénile dans le Paris populaire. De la Libération à la “libération sexuelle” », Ornicar ? Revue du champ freudien, dossier “Consentir”, no 54, 2020, p. 75-88.

28 Savigny, Bruno, 1964.

29 Savigny, Gilles, 1965.

30 Savigny, Serge, 1960.

31 Savigny, Anatole, 1967.

32 Savigny, Christophe, 1960.

33 Savigny, Philippe, 1960.

34 Simon Pierre (dir.), Rapport sur le comportement sexuel des Français, Paris, éd. Julliard, 1972, p. 652-654.

35 Savigny, Baptiste, 1968.

36 S’est amourachée.

37 Savigny, Pierre, 1965.

38 Yves Charrier et Jacques Ellul, Jeunesse délinquante. Des blousons noirs aux hippies, Nantes, éd. de l’Arefppi, 1985, p. 196-203.

39 Savigny, Nicolas, 1965.

40 Savigny, Bertrand, 1965.

41 Michard Henri, « La délinquance des jeunes en France », Notes et études documentaires, no 3987-3988, 1973, p. 24-25.

42 Savigny, Élie, 1967.

43 Bilé Serge, La légende du sexe surdimensionné des Noirs, Paris, éd. Rocher, 2005.

44 Savigny, Maurice, 1968.

45 Schor Ralph, L’Opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, éd. de la Sorbonne, 1985, p. 168-170.

46 Savigny, Nabil, 1965.

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Para citar este artículo

Referencia en papel

Régis Revenin, «La « fabrique » des garçons»Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », 23 | 2021, 223-240.

Referencia electrónica

Régis Revenin, «La « fabrique » des garçons»Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En línea], 23 | 2021, Publicado el 09 septiembre 2023, consultado el 29 marzo 2024. URL: http://journals.openedition.org/rhei/5958; DOI: https://doi.org/10.4000/rhei.5958

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Autor

Régis Revenin

Historien, maître de conférences en sciences de l'éducation à Université de Paris. Membre du Centre de recherche sur les liens sociaux (CERLIS) et du Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CHS)

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