• 2 Michel-Yves Perrin, Le Christ des Romains. Recherches sur l’image du Christ dans la Rome de l’Antiq (...)

2Suivant ce conseil éclairé je souhaiterais en quelques mots indiquer la genèse intellectuelle de Civitas confusionis et les nécessités scientifiques qui m’ont poussé à l’écrire. Tout est parti d’une aporie rencontrée lors de la rédaction d’une thèse achevée en 1993 et dédiée, dans une visée historique globale, à l’étude de l’ensemble des représentations du Christ, aussi bien textuelles que sensibles, attestées dans une communauté humaine bien définie dans le temps et l’espace2.

• 3 Charles Pietri, Roma Christiana. Recherches sur l’Église de Rome, son organisation, sa politique, s (...)
• 4 Ibid., p. 277‑295, 315‑356, 1413‑1466, et 1571‑1596.
• 5 M.-Y. Perrin, Le Christ des Romains, p. 246‑298.
• 6 Ibid., p. 132‑167.

3La Rome de l’Antiquité tardive entre iii^e et iv^e siècle avait paru un lieu d’observation privilégié afin de mettre en œuvre un tel projet de recherches, cela pour essentiellement trois raisons : d’abord l’abondance, sans égale pour l’orbis christianus antique, de la documentation iconographique qui y est préservée jusqu’à nos jours (fresques des catacombes, sculptures des sarcophages, mosaïques des églises, etc.) ; ensuite la très forte conscience de son identité, l’autoreprésentation singulière, que manifesta très tôt le courant chrétien majoritaire dans la Ville et qui s’exprima sous la forme d’une ecclésiologie – le mot doit être délesté de toute systématicité – de la tradition apostolique à laquelle Charles Pietri a dédié des pages décisives dans sa Roma Christiana3 ; la période considérée enfin qui fut l’une de celles, dans l’histoire du christianisme, où se sont trouvées en présence des représentations intellectuelles du Christ concurrentes – il suffit de nommer ici la crise arienne –, dont le conflit agit comme un révélateur, mais aussi un facteur capital de transformation. Des textes aux images et des images aux textes, j’escomptais mettre en évidence, par rapprochements et comparaisons, une dynamique d’échanges et d’influences, comme celle qui a pu être établie entre les représentations figurées de Pierre et les convictions ecclésiologiques de l’Église romaine4. Je dois confesser ne guère y être parvenu, ou du moins n’avoir pu saisir une telle osmose qu’en de rares cas5. Je m’étais heurté à deux obstacles : d’une part, les déséquilibres de la documentation disponible, et plus précisément l’inégale répartition dans le temps des textes et des images – l’efflorescence massive des secondes au cours de la deuxième moitié du iii^e siècle et du premier tiers du iv^e siècle correspondant à une absence presque totale de sources écrites pour l’enquête entreprise – ; d’autre part, un hiatus manifeste entre les constructions intellectuelles des clercs ou des philosophes – tel un Marius Victorinus6 – et les productions artisanales des officines en charge de la décoration des chambres des catacombes ou des parois des sarcophages. Les médiations susceptibles d’aider à combler cette distance (sermons, sources hagiographiques ou liturgiques, inscriptions évoquant le Christ) font presque irrémédiablement défaut pour les iii^e-iv^e siècles.

• 7 Sur ce terme, voir M.-Y. Perrin, Civitas confusionis, p. 55‑58.
• 8 Ibid., p. 214‑215, n. 679.

4Si la synthèse à laquelle j’aspirais se dérobait, cette recherche ne conduisit nullement à une impasse : elle me parut révéler la nécessité de s’intéresser au problème de la participation des fidèles7 aux polémiques doctrinales. En effet seule une telle recherche pouvait contribuer à lever l’hypothèque pesant sur les relations entre les textes et les images8 et tenter d’évaluer dans quelle mesure les controverses dont témoignent très directement les sources littéraires ne sont pas des phénomènes superficiels dans l’histoire du christianisme, qui ressortiraient uniquement à une histoire des idées attachée à l’analyse de schèmes abstraits, mais occupent une place centrale dans la vie des communautés chrétiennes, et plus généralement du monde romain. C’est à une semblable enquête, qui supposait nécessairement de sortir du cadre romain pour embrasser l’ensemble de l’orbis christianus antique, qu’est dédié Civitas confusionis.

• 9 Bruno Neveu, Érudition et religion aux xvii^e et xviii^e siècles, préface de Marc Fumaroli, Paris, Al (...)
• 10 Nous reprenons ici des observations initialement parues dans Michel-Yves Perrin, « Conclusions. Lat (...)
• 11 Émile Poulat, « À propos de Le Christianisme en accusation de René Rémond. Commentaire », Notes et (...)

6Avant d’appartenir en propre au territoire de l’historien, l’histoire du christianisme, et particulièrement celle du christianisme antique, a d’abord constitué, au fil des siècles, un enjeu majeur dans les controverses entre chrétiens, singulièrement depuis le temps des Réformes. Dans ces débats chaque parti recourut souvent à une argumentation d’ordre historique, en appelant aux observances et croyances présumées de l’Église primitive pour établir la légitimité des pratiques et doctrines qui étaient les siennes, et frapper du sceau de la prévarication celles de l’adversaire. Or, si au xvii^e siècle se fit jour, de plus en plus, une certaine autonomie de la critique historique à l’égard des exigences confessionnelles, comme a pu le montrer, pour les savants liés à l’Église romaine, le regretté Bruno Neveu (1936‑2004)9, un tel usage idéologique de l’histoire du christianisme resta encore très prégnant pratiquement jusqu’à l’époque qui est la nôtre. La vigilance historiographique10 s’imposait, singulièrement dans l’enquête ici entreprise : elle permet, le cas échéant, de déjouer les pièges des partages et des problématiques subrepticement hérités des controverses théologiques du passé. Loin de signifier par là une quelconque exigence de faire dès l’abord table rase de l’historiographie confessionnelle – ce serait dans bien des cas se priver de trésors d’érudition dont la transmission n’a souvent pas été d’une parfaite intégrité –, il s’agit plutôt d’une invite à faire preuve d’une inlassable lucidité critique : l’historien du christianisme peut aspirer à être, comme le définissait Émile Poulat11, tel Melchisédech selon l’Épître aux Hébreux (7,3), sine patre sine matre sine genealogia. Toutefois, une telle autonomie intellectuelle ne se conquiert qu’au travers d’une enquête sur ses origines : tel est le chemin que je me suis efforcé de parcourir de Lorenzo Valla et d’Érasme à l’historiographie la plus contemporaine, aiguillonné par l’exemple de l’historiographie italienne.

• 12 Federico Chabod, « Per la storia religiosa dello Stato di Milano durante il dominio di Carlo V. Not (...)

7Il me plaît de souligner ici la dette contractée envers les traditions intellectuelles des historiens transalpins, qui ne se limite pas à une prise de conscience de la nécessité de lier en gerbe enquête historique et enquête historiographique, mais s’étend à la définition d’un horizon des possibles pour la recherche que je menais. En effet la fréquentation assidue de l’historiographie italienne dédiée à l’histoire des Réformes en Italie au xvi^e siècle me mettait en présence d’une société tout entière traversée, du haut en bas de l’échelle sociale, clercs et laïcs tous ensemble, par des interrogations doctrinales, un spectacle singulier pour un historien plongé dans un âge de déflation dogmatique commune à la plupart des grandes confessions chrétiennes contemporaines. Je me contenterai de citer l’historien valdôtain Federico Chabod (1901‑1960) et les pages qu’il consacra en 1938 à la « Riforma dei laici » dans son grand œuvre sur l’histoire religieuse du Milanais à l’époque de Charles Quint. À défaut de pouvoir donner ici de larges extraits de cette œuvre, je me contenterai de traduire les premières lignes de ses analyses : « Vers 1541 on en était arrivé au point que même les laïcs, même les “rudes artesque mechanicas exercentes”, commençaient à discuter et à douter des articles de foi ; et le mouvement assumait un caractère populaire (popolaresco), de recherche de masse, qui signalait bien comment à cette date on se trouvait très au-delà de l’aristocratisme intolérant à l’égard de la vulgarité plébéienne qui avait marqué les préoccupations religieuses, qui étaient les mêmes, des humanistes de la fin du xv^e siècle, et comment, en revanche, on s’acheminait vers une considération beaucoup plus attentive des valeurs de la masse qui constituera, à partir de ce moment, le principe directeur des grands mouvements d’idées et d’actions, à commencer par la Contre-Réforme elle-même »12.

• 13 Nous reprenons ici M.-Y. Perrin, Civitas confusionis, p. 48‑49.
• 14 Une récente exposition vénitienne du Museo Correr a permis de poser les premiers jalons d’une grand (...)
• 15 Joseph Bingham, Origines Ecclesiasticae, or the Antiquities of the Christian Church, 10 vol., Londr (...)

8« Il ne s’agit nullement, et il me plaît de le redire ici avec force13, d’ignorer la différence des temps et des lieux, la diversité des documents et sources disponibles. L’historien de l’antiquité ne possède aucun équivalent du registre d’inquisition de Jacques Fournier, l’évêque de Pamiers entre 1317 et 1326, qui eut sous sa juridiction le village de Montaillou et qu’Emmanuel Le Roy Ladurie a rendu fameux, pour se référer à une autre œuvre inspiratrice de ce travail. Au xvi^e siècle, de plus, l’imprimerie bouleverse les conditions de la diffusion des idées et doctrines14 : les guerres de libelles, qui ne sont pas pour autant inconnues du monde antique, prennent une dimension nouvelle, même si le regretté Bob Scribner (1941‑1998) n’a eu de cesse de rappeler l’importance de l’oralité dans la dissémination des thèses des Réformateurs et de leurs adversaires. Plus fondamentalement encore, le degré de saturation en références chrétiennes des sociétés antiques et modernes ici prises en considération est à l’évidence fort inégal. Ce très succinct inventaire des différences n’a pas d’autre fonction que de servir de garde-fou dans l’usage, à visée comparative, de l’historiographie relative aux temps des Réformes […] ; utilisée avec discernement, elle permet de dessiner mutatis mutandis un horizon des possibles et de susciter des jeux d’échos et de contrastes ». Elle a permis également d’orienter la sélection des sources à dépouiller de manière prioritaire en l’absence ou presque de documents de type archivistique, en conséquence histoires ecclésiastiques, textes juridiques et conciliaires, prédications, correspondances, biographies ont été privilégiés, de même que les sources latines et grecques ; Éphrem le Syrien aurait mérité à n’en pas douter une plus grande attention. Les corpus épigraphiques et papyrologiques ont été extensivement explorés pour une moisson à vrai dire fort réduite, du moins pour la période ici considérée. En effet, il a fallu délimiter une séquence temporelle qui fût scientifiquement pertinente et humainement maîtrisable – je rappelle que le canoniste anglican Joseph Bingham (1668‑1723) dédia, au début du xviii^e siècle, vingt ans de sa vie au dépouillement des sources nécessaires à l’écriture de son monumental Origines ecclesiasticae15 ; je ne disposais pas d’une telle durée. Dès lors j’ai choisi d’examiner le plus exhaustivement possible la période qui s’étend des origines, pour l’historien contemporain, d’un « âge des masses » dans les controverses entre chrétiens, soit le début du iii^e siècle, jusqu’à une limite définie par l’achèvement de l’une des sources majeures de cette enquête, je veux dire le corpus augustinien en 430. Aller au-delà de cette borne et prendre en considération ne serait-ce que les prodromes de la crise monophysite eût conduit à l’impossibilité de mener l’enquête dans des délais raisonnables et à une très grande difficulté pour en fixer un terminus post quem non qui ne fût point absolument arbitraire. Il convenait dans un premier temps de mettre en évidence un régime de controverse et ses caractéristiques, non d’en suivre l’histoire au fil des siècles ; cela pourra être l’objet d’une autre monographie.