1Si les années 1990 furent celle des histoires du christianisme, les années 2000‑2010 versent plus volontiers dans les histoires de la papauté : en 2000 avec l’Enciclopedia dei Papi de Simonetti ; en 2003, Yves-Marie Hilaire, Histoire de la papauté. 2000 ans de missions et de tribulations ; encore en 2003, Philippe Levillain avec le Dictionnaire historique de la papauté ; en 2008, Yves Bruley, Histoire de la papauté : Rome et le monde depuis deux mille ans ; en 2009, John O’Malley, A History of the Popes from Peter to the Present, traduit en français en 2016 ; en 2017, Reinhardt Volker, Pontifex. Die Geschichte des Päpste : von Petrus bis Franziskus. Comme si l’historiographie occidentale au tournant du millénaire éprouvait le besoin de faire le point sur une des pierres fondatrices – voire d’achoppement – de son histoire : le phénomène imposant de la papauté. En 2019, l’ouvrage de Thomas Tanase vient ainsi couronner une saison historiographique autant qu’il fait le point sur la situation géo-politique d’une papauté en crise dans le monde d’aujourd’hui.

2Dans son ensemble, l’ouvrage dont on notera qu’il n’est écrit que par un seul auteur (à la différence des grandes fresques dirigées par Simonetti, Hilaire ou Levillain) s’offre comme un manuel de vulgarisation, de bonne tenue, érudit tout en restant simple d’accès, clair, précis et néanmoins objet de réflexion et de considérations. L’auteur y fait le pari de la synthèse, didactique et enlevée. Sans note de bas de page, sans illustration, sans détail inutile, l’ouvrage se lit comme un roman. En quelque cinq cents pages et quatorze chapitres distribués en quatre parties chronologiques (i^er-vi^e siècle ; vii^e-xv^e siècle ; xvi^e-xx^e siècle ; Monde globalisé), l’essentiel est dit. L’auteur n’a ni le temps, ni le goût d’entrer dans la complexité des débats historiographiques et scientifiques des faits qu’il retrace. Il se contente de déployer une narration, et il le fait avec un égal brio dans toutes les périodes qu’il traverse. L’Antiquité et le Moyen Âge sont l’occasion de retracer les mutations des cultures et leur fusion : la culture antique et le christianisme fusionnent et Rome devenant chrétienne est encore la Rome des empereurs. Il fallait alors montrer comment la papauté très en retrait dans la géo-ecclésiologie des premiers siècles (terme de Philippe Blaudeau que n’évoque pas Thomas Tanase) évolue sensiblement à partir de Léon I^er pour devenir de plus en plus présente comme instance de pouvoir. C’est ensuite la lente mais implacable montée en puissance de l’institution qui, de la Réforme grégorienne au Grand Schisme, devient la puissante machine monarchique que l’on sait. Le cheminement s’offre parfois comme une visite guidée des lieux, des objets, des hommes. Au fil des pages et des siècles, l’occasion se présente souvent de visiter Rome : la basilique Saint-Pierre, celle de Saint-Paul hors-les-Murs, notamment au moment de la Renaissance et des grands chantiers du palais du Vatican et de la basilique Saint-Pierre. De la place, le guide nous conduit vers le Corso, l’ancienne via Lata antique ; le pont Sisto, note-t-il, est construit par Francesco Della Rovere (Sixte IV) qui construit aussi la chapelle Sixtine où affluent les peintres du temps. Jules II, quant à lui, trace les grandes percées qui vont permettre aux pèlerins de parcourir Rome le long de la rive droite du Tibre, avec la via Lungara, du Borgo au Trastevere, et le long de la rive gauche avec la via Giulia. Et Giordano Bruno est brûlé vif pour hérésie sur le Campo dei Fiori en 1600, comme en témoigne l’actuelle statue. Les fontaines de la splendeur baroque sont énumérées : sur le champ de Mars, en face du Panthéon, sur la place Navone, l’une des grandes scènes de la Rome des papes, sur la Piazza del Popolo, à l’entrée nord de la ville. La réinvention romantique du Colisée et des catacombes correspond au goût archéologique et muséologique du xix^e siècle. Impeccable et amoureuse, telle est la connaissance des lieux chez notre guide, aucunement pris en défaut. De belles Promenades dans Rome toutes stendhaliennes. Manuel d’histoire, guide touristique, l’ouvrage se veut aussi catéchisme au sens d’un enseignement kérygmatique, précieux pour les étudiants en histoire de notre temps : au détour d’une phrase, une définition (le pallium, l’apostolicité, le cardinal, le népotisme etc.), là un détail historique (les Borghèse, une famille de marchands siennois montés à Rome et qui triomphe sous Paul V), ici les indispensables en histoire de l’art (L’extase de sainte Thérèse d’Avila par Le Bernin, le pont Saint-Ange réaménagé en 1669, la fontaine des Quatre-Fleuves de la place Navone avec le nom des quatre fleuves, la Vocation de saint Matthieu à Saint-Louis-des-Français, etc.). Au fil des pages et de l’avancée en contemporanéité, les figures des papes se font plus saillantes : Pie VI et Pie VII, les papes de l’impuissance politique pendant les tourmentes révolutionnaires ; Pie IX et ses crispations face au libéralisme et au progrès des temps ; Léon XIII et ses réponses aux défis de la modernité par le renouveau des études « aquinistes » et sa doctrine sociale ; Pie X et sa condamnation du modernisme ; Benoît XV, « pape de la paix » ; Pie XI et la protestation contre le nazisme ; Pie XII et la politique de la neutralité. Puis ce sont les années conciliaires avec Jean XXIII et Paul VI. Doit-on ensuite s’étonner que le pontificat de Jean-Paul II compte à lui seul trente pages de l’ouvrage ? Ce fut, on le sait, un long et dense pontificat. L’auteur en discute les apports et les biais. Outre les enjeux géopolitiques de ce pontificat, la multiplication des canonisations pour resacraliser un monde globalisé, les rencontres planétaires (journées d’Assise et JMJ), les gestes de repentance, l’auteur disserte sur l’omniprésence médiatique du pontife de ses vigoureux débuts aux dernières années de l’affaiblissement physique. Il évoque la figure d’un commandeur : ne faudrait-il pas y lire une recharge contemporaine et exacerbée, de ce que Congar appelait la papolâtrie, terme qui n’apparaît pas ici ? Les années de Benoît XVI sont ensuite relatées comme la chronique d’un désastre annoncé. L’on pourra regretter que dans ces pages, les affaires de pédophilie et les scandales sexuels ne soient qu’effleurés tant il est vrai qu’ils reformulent d’une manière nouvelle les apories anciennes de l’institution ecclésiale concernant la question des femmes dans l’Église, du mariage et du célibat des prêtres, etc.

3Parce qu’il appartient à l’exercice de pointer les coquilles et les erreurs, rarissimes ici disons-le, l’on notera bien quelques imprécisions : « minuscule carolingienne » au lieu de « minuscule caroline » (p. 117) ; il semble légèrement discutable de parler des Dictatus papae comme d’une « confiscation de l’infaillibilité » (p. 149) ; certes, la couleur du « manteau rouge » (p. 149) est liée au modèle byzantin mais également et au-delà au porphyre des empereurs du Bas-Empire ; par ailleurs, Sigismond ne convoque pas le concile de Constance pour 1417 mais pour 1414 (p. 223) ; il faudrait nuancer l’affirmation selon laquelle Pie II refermerait la parenthèse conciliaire, « désormais passée de mode » (p. 225) ; une coquille sur Gaudium et spes (p. 431). Dans le fond, nous tenons donc là un ouvrage très utile dans sa clarté ainsi que dans sa pédagogie et non moins intéressant dans ses interprétations synthétiques, signes d’un long mûrissement des problématiques et d’une parfaite connaissance du sujet. Pour autant, la discussion reste ouverte de savoir comment penser le départ entre le genre de l’Histoire de la papauté – distinct d’ailleurs de celui de l’Histoire des Papes – et celui de l’Histoire de l’Église, voire de l’Histoire du christianisme, de l’Histoire du catholicisme ou encore de l’Histoire de la ville de Rome. De l’époque tardomédiévale jusqu’au xix^e siècle, les De Ecclesia intègrent le De papatu. Les imagines papae sont en lien avec les imagines ecclesiae dans les représentations. Boniface VIII l’énonçait : papa potest dici ecclesia. La fusion entre le corps du pape et le corps de l’Église relève du discours théologique, et précisément les positions conciliaires à Constance essaient de dissocier les deux termes : les Pères entendent libérer l’Église de son assimilation au pontife. Ils cherchent à fonctionnariser le pape tout en constitutionnalisant son pouvoir. L’instance conciliaire seule pouvait défusionner le dualisme institutionnel. A-t-elle réussi ? Église et papauté, le couple est décidément complexe, problématique. Certes, l’ambition du livre, didactique, est atteinte, mais comment disserter sur la papauté, catégorie éminemment critique, sans rendre compte de la complexité de ses connotations politiques et de l’ampleur de son champ sémantique lié à l’apostolicité, à la pétrinité, à la primauté, à l’unité, à l’universalité, à la catholicité, à l’impérialité, à la romanité, à l’ecclésialité, au magistère ?