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Comptes rendus

Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésies, athéisme et hédonisme au Moyen Âge

Paris, Fayard (« Histoire »), 2021
Richard Figuier
p. 144-147
Référence(s) :

Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésies, athéisme et hédonisme au Moyen Âge, Paris, Fayard (« Histoire »), 2021, 24 cm, 368 p, 24 €, ISBN 978‑2-213‑71174‑4.

Texte intégral

1Ce n’est pas tant le soldat Épicure qu’il faut sauver, que l’histoire de la philosophie et singulièrement celle de la postérité de l’épicurisme. Il devenait urgent de montrer que la legenda major de la défiguration médiévale, équivalant à une disparition de l’épicurisme historique et sa redécouverte triomphale à la Renaissance, véritable acte de naissance de la Modernité, était sinon fausse, du moins partielle – alors même que cette légende est encore entretenue récemment par un des historiens les plus reconnus, Stephen Greenblatt, à qui l’on doit l’important Shakespearean Negotiations (Berkeley, 1989). Cette légende est sans cesse maintenue parce que, sauf peut-être pour les logiciens, l’on considère encore, malgré les efforts sans précédents des médiévistes historiens de la philosophie, qu’entre les Grecs et les Modernes, il n’y a rien de sérieux. Et même Michel Foucault, comme le souligne Aurélien Robert, dans son enquête sur la sexualité, oublie largement le Moyen Âge ou le réduit à la question de la pénitence. D’autre part, l’on s’est laissé trop abasourdir par le vacarme de la construction (dès l’Antiquité) d’un Épicure négatif. Dans ce contexte, le grand mérite du livre d’A. Robert, qui nous occupe ici, est de révéler en en relevant les enjeux, après d’autres, le continent médiéval d’un alter Epicurus, dans lequel chaque auteur qui s’y réfère établit son propre dosage entre condamnation et reconnaissance.

2L’auteur d’Épicure aux enfers nous oblige à nous poser une question capitale : la concurrence entre la secte chrétienne, dans les premiers siècles de notre ère, et la secte épicurienne, au-delà de sa propre extinction en tant que telle, ne se fonde-t-elle pas sur un statut d’horizon existentiel exactement antagonique ? Ce presque double inquiétant, il faut aussi bien le caricaturer, jusqu’à en faire un repoussoir, que le discuter sur le plan intellectuel. L’opposition entre christianisme et épicurisme ne se fait-elle pas terme à terme ? Il s’agit d’être sauvé du péché dans un cas, de la souffrance et du trouble de l’âme dans l’autre ; dans les deux un « opérateur » de salut agit, un sôter, par sa parole (Érasme encore écrira que le Christ est le véritable Épicure, le véritable sauveur, sôter étant une interprétation possible du nom du philosophe), tous les deux sont des eudémonismes et supposent une vie vertueuse : spiritualisation du corps préparant l’état de la vision béatifique chez l’un, synesthésie heureuse du corps et contemplation de la beauté des dieux chez l’autre, retrait parallèle du politique de la part des deux mouvements, horizon d’attente eschatologique d’un côté, pure immanence terrestre de l’autre. Ce n’est sans doute pas un hasard si le livre d’A. Robert commence par les philosophes et les théologiens pour se terminer avec les médecins du xive siècle.

3De ce point de vue, ce ne serait pas tant la négation de l’immortalité de l’âme et celle de la providence qui seraient les marqueurs de la Modernité ou alors celle-ci commencerait dès l’Antiquité, tant ces deux sujets ont fait débat et l’on se rappelle que les spécialistes ne sont toujours pas d’accord pour savoir si oui ou non Aristote concevait l’âme humaine comme étant immortelle. Ce qui sera décisif est à chercher plutôt du côté de l’éthique de l’immanence encore aimantée par l’imitation de dieux qui peu à peu va virer à l’hédonisme (au stade esthétique aurait dit Kierkegaard) d’une forme de vie qui n’aura plus qu’une obsession : retarder l’échéance mortelle en créant des dispositifs ad hoc.

4La première scène du livre se passe à Rome un peu avant notre ère et durant ce qu’il est convenu de nommer l’Antiquité tardive. L’épicurisme y a déjà mauvaise presse. Cicéron ira jusqu’à dire qu’Épicure est tout droit « sorti de l’étable » et qu’il ajoute à la grossièreté l’hypocrisie, lui qui malgré sa conception des dieux, n’hésite pas à porter des torches aux processions (ce en quoi Cicéron montrait le peu de connaissance réelle qu’il avait de sa pensée). Plus tard, l’empereur Julien s’est réjoui de ce que les dieux aient presque anéanti les ouvrages du philosophe. Le judaïsme est à l’unisson, de Philon aux rabbins du Talmud qui critiquent sévèrement les apikorsim négateurs de l’immortalité de l’âme et de la providence. Pour ce qui concerne le christianisme en train de croître, c’est bien le constat d’une relation concurrentielle et d’une ambivalence de longue durée à l’égard de l’épicurisme. Le débat commence avec Paul discutant avec des sages épicuriens à Athènes ; il continue avec le sévère Tertullien utilisant sa classification des plaisirs ; Augustin a, un temps, été séduit ; les Pères de l’Église n’hésitent pas à se servir d’arguments épicuriens pour lutter contre la superstition ; saint Jérôme approuve sa diète – et l’on sait que la diète dans l’Antiquité manifeste plus qu’un régime au sens banal mais la détermination d’une finalité existentielle (voir l’article « Épicure, épicurisme » dans l’Encyclopedia of early Christianity, Londres, 1999). Mais l’on pourrait penser qu’à ce stade cette ambivalence n’est que l’écho d’une autre, plus vaste : celle du christianisme avec la philosophie. Condamnée par saint Paul, elle est sauvée par les Pères qui y voient une propédeutique à la Révélation, « la première marche » écrira Clément d’Alexandrie (Stromates, 1, XX). Les Pères alexandrins ont même recours à une sorte de télescopage temporel et spatial, les philosophes sont en réalité des disciples de Moïse ! L’épicurisme en régime chrétien, bien que reconnu comme une des sectes importantes avec le stoïcisme, le péripatétisme, le platonisme occupant une place privilégiée, semblait partir avec un lourd handicap : négation de la providence et de l’immortalité de l’âme, ces deux points doctrinaux suffisant à le classer parmi les hérésies philosophiques des païens, l’épicurisme a bénéficié d’une sorte d’écran de protection offert à la sagesse des Anciens. Une grande enquête sur l’épicurisme des Pères grecs et latins, à l’instar de celle sur le stoïcisme de saint Paul aux Alexandrins par Michel Spanneut en 1957, serait la bienvenue.

5C’est cette même ambivalence, ce « double discours », qu’A. Robert repère donc au Moyen Âge dans la mesure où deux Épicure se détachent. L’un, façonné de longue date dans un « portrait biblique » à la fois par le judaïsme, le christianisme et même l’islam, qui servira de repoussoir de la pastorale, par l’un des contresens à la peau la plus dure de l’histoire, celle des « pourceaux » d’Épicure, de « l’insensé » (Ps. 14, 1), du « mangeons et buvons car demain nous mourrons » (Is. 22,13), l’autre, celui des savants, dès le xiie siècle, Abélard et Jean de Salisbury notamment, qui reconnaissent le fondateur du jardin comme sage et, allant même plus loin, lui accordent une part de vérité : s’il voit bien la fin eudémonique de l’homme et le système des vertus qui doit l’y mener, il se trompe en le plaçant dans une immanence totale. Si la physique d’Épicure est rejetée, son éthique le sauve, du moins en fait un interlocuteur digne si l’on accepte de « neutraliser » en quelque sorte la théologie. À partir du xiie siècle « il devient plus facile de lire Épicure », car des auteurs, comme Guillaume de Malmesbury, compilent de plus en plus de données sur les philosophes de l’Antiquité.

6Au xiiie siècle se produit un événement qui a eu une portée considérable : la traduction de l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. Étrangement, l’enseignement de l’éthique n’occupe qu’une place marginale dans les facultés des arts. La réception latine du texte aristotélicien va entraîner d’abord une institutionnalisation plus ferme de l’enseignement de la discipline et des divergences d’inflexions, pour ne pas dire des interprétations rivales dont dépend l’extension de leurs sphères d’influence, entre maîtres artiens et théologiens. C’est un point du livre capital, auquel A. Robert avait déjà consacré des travaux, qui touche à l’évolution médiévale de l’organisation sociale du savoir. L’Éthique et ses commentaires seront les vecteurs de la transmission de l’enseignement épicurien – inaugurée par Jean de Salisbury bien avant la redécouverte des textes –, ainsi que la renaissance au même moment d’un genre, bien connu de l’Antiquité, les vies des philosophes, instruments efficaces d’une réhabilitation. Les thèses sont rapprochées par les commentateurs, Albert le Grand étant celui qui ira le plus loin sur cette piste, et conduira peu à peu, notamment chez les médecins, à une réévaluation de la place du corps et de la nature du plaisir dans la vie vertueuse. L’autorité d’Aristote arrache Épicure à sa légende noire, du moins favorise une lecture plus bienveillante.

7« C’est bien une longue tradition médiévale qui a engendré un horizon d’attente philosophique parmi les lettrés, au point de pousser les humanistes de la Renaissance à chercher de nouveaux témoignages sur Épicure », conclut A. Robert. Mais loin de porter le sage grec comme l’étendard de la Modernité, ils seront presque plus frileux que leurs prédécesseurs, et Gassendi est encore loin…

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Pour citer cet article

Référence papier

Richard Figuier, « Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésies, athéisme et hédonisme au Moyen Âge »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2022, 144-147.

Référence électronique

Richard Figuier, « Aurélien Robert, Épicure aux enfers. Hérésies, athéisme et hédonisme au Moyen Âge »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/11755 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.11755

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Auteur

Richard Figuier

École française de Rome.

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