Navigation – Plan du site

AccueilRevue de l'histoire des religions1Comptes rendusYann Rodier, Les raisons de la ha...

Comptes rendus

Yann Rodier, Les raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier xviie siècle

Préface de Denis Crouzet, Ceyzérieu, Champ Vallon (« Époques »), 2019
Jean Sénié
p. 180-183
Référence(s) :

Yann Rodier, Les raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier xviie siècle, préface de Denis Crouzet, Ceyzérieu, Champ Vallon (« Époques »), 2019, 496 p., 24 cm, 30 €, ISBN 979‑10‑267‑0847‑6.

Texte intégral

1L’ouvrage de Yann Rodier, issu de sa thèse de doctorat, prend pour objet la haine dans la première moitié du xviie siècle, envisagée principalement à travers le prisme de l’histoire politique. Plus exactement, l’enquête s’intéresse aux discours de haine, aux discours sur la haine et aux discours contre la haine. C’est bien le discours de l’odieux, entendu comme une passion d’État, qui est analysé dans les pages de cet ouvrage. Yann Rodier s’en ouvre à la toute fin de l’ouvrage, dans une conclusion historiographique qui s’interroge sur le sens d’une démarche historienne qui prendrait la haine comme « objet d’histoire ». Il affirme notamment qu’il s’agit moins « d’une histoire de l’émotion – la haine vécue et ressentie – que de la passion de haine – la haine supposée, imaginée, rationalisée et représentée – à laquelle les sources invitent » (p. 447). Cette distinction, affirmée avec force en conclusion, demeure plus implicite dans la brève introduction qui présente le propos et la structure de l’ouvrage. La question posée par l’auteur à l’orée de sa réflexion touche, cependant, moins à la nature de la méthode adoptée pour traiter de la haine qu’aux possibilités et aux chances dont dispose une société pour sortir des haines héritées. L’enjeu est de « couper court au cercle vicieux de la vengeance et de la haine, au terme de huit guerres civiles et religieuses » (p. 17). Cette interrogation rend compte de l’organisation du livre selon un plan chronologique.

2La première partie, débutant avec la mort d’Henri IV, observe les efforts de la régence pour conjurer les tentations de la haine qui parcourent la société politique française. La manipulation de ces passions haineuses se révèle difficile et sujette à des renversements comme l’illustre l’assassinat de Concino Concini, le favori de Marie de Médicis, en 1617. Un deuxième temps de la réflexion débute avec l’exercice personnel du pouvoir de Louis XIII et poursuit l’étude des reconfigurations du discours de haine en observant le soin pris par le nouveau roi à se poser en roi de la raison, en roi qui domine les passions. Cette position du roi, souverain des passions, passe par un ensemble de stratégies discursives et de mises en scène au sein desquelles le règlement des tensions religieuses entre catholiques et protestants occupe un rôle de premier plan. La partie suivante marque une rupture dans le déroulement chronologique pour s’intéresser aux auteurs de traités sur les passions et sur ce qu’ils ont à dire de la haine en particulier. De nature plus thématique, elle se révèle particulièrement riche en suggestions, Yann Rodier traitant aussi bien du groupe social constitué par ces écrivains que des implications théologiques des réflexions sur la haine autour de la question du pur-amour de Dieu, en passant par des développements sur les manifestations de la haine dans la tragédie et dans les ouvrages d’histoire. Le récit reprend aux débuts des années 1620 pour se terminer dans les années 1650 avec la Fronde et les mazarinades. Cette dernière partie permet de montrer tous les efforts du gouvernement pour juguler les discours de haine dans cette période que l’auteur qualifie, à la suite d’Yves-Marie Bercé, de « naissance dramatique de l’absolutisme ». Elle met en évidence la mise en place d’un absolutisme des passions sous Richelieu et Mazarin. Toutefois, l’explosion des discours haineux demeure une virtualité constante de l’histoire comme le rappelle l’épisode de la Fronde, au cours duquel le gouvernement du cardinal Mazarin devient l’image même de l’odieux. Ce dernier développement montre que les discours de haine demeurent difficiles à maîtriser et susceptibles d’instrumentalisation politique et confessionnelle, même si « le pragmatisme politique l’emporte sur l’imaginaire antimazarin » (p. 430). Il permet ainsi d’infléchir toute histoire linéaire de l’absolutisme qui en ferait une irrésistible conquête de l’odieux. À côté des représentations d’un siècle cartésien, Yann Rodier explique retrouver le « rôle joué par les passions de l’âme humaine dans la fabrique tragique de l’histoire » (p. 23).

3Dans cet ouvrage à la lecture exigeante, l’historien multiplie les approches, notamment empruntées à l’histoire littéraire et à l’histoire de l’art, pour aborder son objet d’étude. Parmi les différentes lectures possibles, la présente recension soulignera les apports à l’histoire religieuse. L’auteur démontre le passage de la haine de l’hérétique à la haine de l’hérésie, qu’il interprète comme une tentative « de reconquérir et d’apaiser les esprits » (p. 146). Ce déplacement n’abolit pas l’engrenage polémique comme l’illustre la controverse entre le jésuite Jean Arnoux et le pasteur Pierre du Moulin, qui débute par un prêche du premier en juin 1617. Toutefois, même si cet affrontement s’avère d’une grande violence, au point de faire craindre la résurgence des passions, il ne débouche pas sur de nouvelles manifestations de violences. Au contraire, des auteurs comme Richelieu promeuvent une pastorale de la douceur, « sur le modèle d’un rationalisme chrétien capable de modérer les passions » (p. 157). L’accent est mis sur le contenu des prêches et les prêcheurs ne doivent pas exalter la haine de l’autre mais celle du péché. La conséquence de ce renversement est visible dans la doctrine de saint François de Sales qui défend une pastorale de la douceur dans laquelle est mise en avant une haine amoureuse et non plus une pure haine. Les derniers affrontements religieux débutant en 1621 font l’objet d’une implication ambivalente des sujets catholiques du roi de France. L’intervention royale dans le Béarn est lue comme une reprise des violences interconfessionnelles. La même année, au mois d’avril, une révolte populaire antiprotestante a lieu à Tours. Toutefois, la justice du roi intervient et condamne les émeutiers. Par cet acte, « le roi affirme la souveraineté de son autorité, impose l’obéissance à tous ses sujets, dément toute lecture confessionnelle de son action, désamorce toute velléité de violence contre ses sujets protestants et revendique l’exercice monopolistique de la violence » (p. 180). Ce monopole de la violence signe pour Yann Rodier la fin des « guerriers de Dieu » et du zélantisme religieux.

4Bien que l’auteur ne s’aventure pas dans le champ des « émotions de Dieu », qui aurait contribué utilement à son propos, il développe des réflexions sur le rôle de la haine en théologie morale. Il insiste sur le rôle de la haine chez les moralistes. Cette dernière doit permettre aux chrétiens de rejeter le mal. Sans oublier les ambivalences de la haine, « l’intentionnalité commune des théoriciens des passions se retrouve dans la quête d’un vivre vertueux grâce à l’apprentissage modéré des passions » (p. 247). Les passions ne sont pas forcément mauvaises mais dépendent de l’usage du libre arbitre du chrétien. Ainsi, la haine de soi rend possible le sacrifice de soi et le pur amour de Dieu. Ce cheminement constitue une autre issue à la violence sacrale, dans une perspective où mystiques politique et spirituelle se rejoignent.

5Yann Rodier bat en brèche l’idée d’une imposition triomphale de la raison mais il met en avant sa résistible ascension dans un univers saturé par la haine. Une telle propension au sentiment haineux constitue pour l’auteur un héritage du siècle précédent, traversé par la « violence sacrale » identifiée par Denis Crouzet dans son ouvrage Les guerriers de Dieu. Toutefois, s’il est indéniable que les hommes du premier xviie siècle sont marqués par les horreurs des guerres de Religion, il faut encore démontrer en quoi la dimension religieuse constitue la clé de voûte de leur vision du monde. À cet égard, une étude sociale plus poussée des « hommes de l’entre-deux » aurait permis d’apporter des réponses, puisque ce sont eux qui cherchent à « éviter le retour de la haine fratricide » (p. 222). En revanche, l’ouvrage n’aborde pas les formes prises par la mémoire des traumatismes des guerres de Religion au sein de la société. En faisant le choix d’étudier les discours de haine et en présupposant l’impossibilité de parvenir aux conceptions de l’odieux des groupes sociaux, Yann Rodier livre une interprétation virtuose des discours sur la haine, des stratégies haineuses, mais elle ne permet pas de porter de conclusions sur la prégnance sociale du sentiment de l’odieux. Le livre démontre ainsi que les usages discursifs de la haine dans la sphère politique et religieuse sont nombreux sans éclairer le passage des discours aux actes autrement que par une performativité de la parole. L’auteur insiste de manière convaincante tout au long de sa réflexion sur l’importance d’historiciser la haine et l’intérêt de la prendre pour objet d’étude. Il n’en demeure pas moins qu’en faisant de la haine un discours, l’auteur met de côté la question de sa réception par les groupes sociaux et, plus généralement, par la société française. L’ouvrage offre ainsi une intéressante relecture de la première partie du xviie siècle qui soulève de nombreuses interrogations dont certaines demeurent irrésolues.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Jean Sénié, « Yann Rodier, Les raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier xviie siècle »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2023, 180-183.

Référence électronique

Jean Sénié, « Yann Rodier, Les raisons de la haine. Histoire d’une passion dans la France du premier xviie siècle »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12419 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12419

Haut de page

Auteur

Jean Sénié

Université de Tours,
Centre d’études supérieures de la Renaissance.

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Tous droits réservés

Haut de page
  • Revue soutenue par l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS
    CNRS - Institut national des sciences humaines et sociales
  • OpenEdition Journals
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search