Christian Albertan, Les Mémoires de Trévoux, 1751‑1762. Un moment dans l’histoire religieuse et intellectuelle de la France du xviiie siècle
Christian Albertan, Les Mémoires de Trévoux, 1751‑1762. Un moment dans l’histoire religieuse et intellectuelle de la France du xviiie siècle, Paris, 2020, Honoré Champion (« Les Dix-Huitièmes Siècles », 210), 3 vol., 1842 p., 23,5 cm, 190 €, 978‑2-7453‑5254‑5.
Texte intégral
1Les Mémoires pour l’Histoire des sciences et des beaux-arts, plus connus, de 1701 à 1767, sous le titre de Mémoires de Trévoux à cause de leur publication initiale dans la Principauté autonome de Dombes relevant du duc du Maine, fils légitimé de Louis XIV, sont l’un des périodiques qui subit les attaques les plus vives du parti philosophique au milieu du xviiie siècle. Production des membres surtout parisiens de la Compagnie de Jésus, ce mensuel avait toutes les qualités pour rendre compte de l’actualité culturelle annoncée par son titre. Il souffrit d’une conjoncture négative qui aboutit, au bannissement de la Compagnie en 1763 dans le royaume de France et, dix ans plus tard, à sa suppression universelle. Christian Albertan a entrepris d’étudier en détail une histoire complexe dont le sens a souvent été réécrit, voire perverti, par ses illustres adversaires du clan philosophique, dont Voltaire lui-même, pourtant ancien élève du collège Louis-le-Grand. Si l’auteur a choisi d’analyser dans leur détail les onze années qui marquent, de 1751 à 1762, l’acmé du conflit qui aboutit à la disparition du périodique, l’étude ne néglige par l’histoire générale d’une feuille animée par ceux que l’on nommait les « Trévousiens », que des travaux anciens comme les inventaires du P. Carlos Sommervogel et de Dante Lenardon ont amplement répertoriés, et dont la personnalité est aujourd’hui renouvelée par des enquêtes menées par l’auteur dans des fonds manuscrits scrupuleusement remis au jour.
2Les articles du périodique étant anonymes, il est d’institution que les « Trévousiens » appartiennent de fait à la Compagnie. Une étude fine indique néanmoins que certains collaborateurs ou informateurs épisodiques et inattendus peuvent être cités, comme Bayle, Leibniz, voire Diderot, pourtant futur rédacteur de l’article « Journaliste » de l’Encyclopédie où il stigmatise « l’ignorance » du journal en matière scientifique, ce qui est, comme le montre l’auteur, tout à fait inexact ; d’autant, par exemple, que les jésuites bâtirent leur réputation auprès des empereurs de Chine par des compétences astronomiques. La rédaction est composée de trois à cinq personnes, dont un rédacteur en chef nommé « agent » ; à partir de 1748, le P. Guillaume-François Berthier, largement présenté par l’auteur, assume cette fonction de contrôle de la copie, revue par le censeur spécialisé de la direction de la Librairie. Le périodique, dont le titre n’indique en rien un contenu à coloration religieuse pas plus qu’une rédaction ecclésiastique, s’adresse au public le plus large dont témoigne l’étude menée sur les abonnés pour un tirage de 2000 exemplaires dans les années 1750, chiffre néanmoins à comparer avec le dix-mille de l’Année littéraire d’Elie-Catherine Fréron, feuille contemporaine assez semblable par son contenu thématique voire idéologique. La contrefaçon réalisée à Amsterdam par Marc-Michel Rey, célèbre éditeur de Rousseau et de la « coterie » matérialiste, prouve sa présence internationale, même si Rey apporte au texte quelques corrections intempestives…
3L’esprit de la Compagnie colore évidemment l’ensemble des livraisons. On y retrouve de rares grands principes de la pédagogie jésuite : la défense des langues anciennes – bannies par la modernité vicieuse des « Philosophes » – et les éléments culturels les plus nécessaires à la bonne société contemporaine, comme la littérature théâtrale ou romanesque, et les beaux-arts – rares malgré le titre du périodique –, dans un ensemble où les questions religieuses ne dominent nullement, autre pratique sociétale de la Compagnie. D’ailleurs la « loi du silence » de 1754 publiée par l’Administration royale du Livre, qui interdisait les querelles religieuses au nom de l’Ordre public y fut respectée, d’autant que les Trévousiens étaient conscients depuis longtemps que la publicité des conflits avec les réformés, les jansénistes, les déistes et autre « coterie » matérialiste était un exercice largement négatif qui ne manquait pas d’en amplifier l’écho. L’habileté des journalistes fut d’utiliser des pratiques critiques parallèles, souvent diverses selon la personnalité des rédacteurs qui s’y distinguaient assez librement, mais toujours dans la droite ligne de la Compagnie. En matière politique, le périodique émit de vifs jugements patriotiques au moment du « régicide » de Damiens et de la guerre de Sept Ans, ce qui ne suffit pas à sauver la Compagnie quelques années plus tard.
4Il n’en demeure pas moins que les Mémoires de Trévoux ne purent échapper à quelques grandes querelles plus ou moins développées par la presse du temps et aux conflits médiatisés par le monde intellectuel à la mode. L’exemple de la bataille de l’Encyclopédie est un cas d’école que l’auteur analyse et corrige pour partie de la vulgate de la recherche. L’interdiction en 1752 de cette entreprise dirigée par Diderot et D’Alembert, où l’on retrouvait une bonne partie de l’intelligentsia française, a souvent été attribuée, pour partie, aux offensives de la Compagnie et de leurs amis. L’idée que les Trévousiens virent dans de nombreux articles de l’Encyclopédie une sorte de contrefaçon du Dictionnaire universel publié à partir de 1704 et réédité sous la protection du prince souverain de Dombes n’a pas manqué à cause de son origine trévousienne d’inviter à ce sentiment, alors que ce dernier s’inspire de près du Dictionnaire de Furetière et que les jésuites n’y ont nullement participé au moment où ils créaient leur périodique sous la même égide. L’auteur démêle avec brio une autre affaire dont le périodique passa pour être complice de la responsabilité, l’interdiction en 1758 de De l’Esprit d’Helvétius, un autre scandale de la littérature philosophique : il montre que certains Trévousiens pouvaient avoir des positions nuancées liées, sans doute, à leurs relations personnelles. Le périodique annonça d’abord l’ouvrage et, après l’interdiction, Helvétius s’en défendit par un imprimé auprès d’un des responsables des Mémoires, son ami, le P. Pierre-Joseph Plesse. C’est alors que le P. Berthier, lui-même, dut renverser cette tendance en octobre et novembre 1758 par une analyse critique de l’ouvrage qui rétablissait la saine orthodoxie. Cela montre, une fois de plus, que l’unité idéologique ne régnait pas totalement dans l’ensemble des Trévousiens sensibles à l’air du temps.
5Ce très copieux ouvrage en trois volumes est un monument savant nourri de toutes les sources les plus utiles et les plus rares où chacun trouvera son butin. Parfois, cette variété éloigne de la ligne éditoriale, mais on ne saurait s’en plaindre. Outre une bibliographie exhaustive, on appréciera des annexes très utiles : des « Notices biographiques », un « Glossaire » des vocables et notions propres à la Compagnie et des « Abréviations et petit vocabulaire latin de la Compagnie ».
Pour citer cet article
Référence papier
François Moureau, « Christian Albertan, Les Mémoires de Trévoux, 1751‑1762. Un moment dans l’histoire religieuse et intellectuelle de la France du xviiie siècle », Revue de l’histoire des religions, 1 | 2023, 184-186.
Référence électronique
François Moureau, « Christian Albertan, Les Mémoires de Trévoux, 1751‑1762. Un moment dans l’histoire religieuse et intellectuelle de la France du xviiie siècle », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12425 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12425
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