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Comptes rendus

Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, Rome, Europe, États-Unis, 1918‑1934

Paris, CNRS éditions, 2020
Emmanuel Kreis
p. 195-199
Référence(s) :

Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, Rome, Europe, États-Unis, 1918‑1934, Paris, CNRS éditions, 2020, 336 p., 23 cm, 25 €, ISBN 978‑2-271‑11695‑6.

Texte intégral

1Homme environné de mythes et de légendes, Umberto Benigni n’a que peu suscité l’intérêt des historiens depuis les deux beaux ouvrages d’Émile Poulat, Intégrisme et catholicisme intégral. Un réseau secret international antimoderniste : « La Sapinière » (1909‑1921) et Catholicisme, démocratie et socialisme. Le mouvement catholique et Mgr Benigni de la naissance du socialisme à la victoire du fascisme, parus en 1969 et 1977, qui restituent « dans sa vérité sa figure complexe et tourmentée ». Sous-secrétaire de la Congrégation des affaires extraordinaires du Saint-Siège (1906‑1911), passé du catholicisme social à l’intégralisme le plus dur, Umberto Benigni est connu pour son rôle d’organisateur de 1909 à 1914 du réseau antimoderniste le Sodalitium Pianum, sa carrière de journaliste dirigeant ou influençant des publications bien au-delà de l’Italie et son rôle d’informateur du régime fasciste. Avec Catholique et antisémitisme : le réseau de Mgr Benigni, 1918‑1934, Nina Valbousquet rouvre le dossier Benigni. Consacré plus particulièrement à la question de la relation du prélat à l’antisémitisme, le présent ouvrage reprend le travail de thèse de doctorat en Histoire soutenue en 2016 par l’auteur. En se focalisant sur la période post-Sapinière, N. Valbousquet entend réévaluer l’hostilité antijuive du groupe intégral de Benigni, « souvent relégué à un simple antijudaïsme ». Elle propose, pour ce faire, de s’interroger sur le rôle des réseaux du catholicisme intégral dans la structuration internationale de l’antisémitisme durant les années 1920.

2Après une introduction exposant la carrière de Benigni ainsi que les grandes lignes historiographiques relatives au personnage et plus généralement à la question de l’hostilité antijuive des milieux intégraux, N. Valbousquet présente dans un premier chapitre « l’articulation entre antimodernisme et antisémitisme » en retraçant l’itinéraire de l’ecclésiastique et de son réseau avant 1918. Adoptant une approche diachronique, l’historienne ouvre son étude sur la période de l’après-guerre avec les Protocoles des Sages de Sion et le rôle structurant du faux dans la construction transnationale de l’antisémitisme dans les années 1920. Elle expose, d’une manière vivante, la participation catholique à la diffusion du texte en se focalisant habilement sur des publications, mouvements et propagandistes jusqu’alors peu étudiés en France. Les pages consacrées à la revue Fede e Ragione et les développements sur les milieux russes en exil et leur relation avec le monde anglo-saxon autour du personnage de Boris Brazol sont à noter. L’effervescence causée par la diffusion internationale des Protocoles conduit Benigni à envisager de donner une suite laïcisée et politique à la Sapinière avec l’« Entente romaine de défense sociale » fondée en 1923, objet du troisième chapitre de l’ouvrage. Privé de moyens d’action institutionnelle au sein de l’Église, l’ecclésiastique « place tous ses espoirs dans la formation de réseaux informels élargis à la contre-révolution où l’antisémitisme se décline en trois volets : la mise en place d’un circuit d’information, la formation d’une entente transnationale et la politisation du réseau ». L’auteur détaille le rôle central que jouent pour l’Entente romaine ses différentes agences de presse et feuilles plus ou moins confidentielles ainsi que son réseau international en France, en Angleterre, en Roumanie, au Québec, etc. Les dernières parties du chapitre abordent la fascination de Benigni pour le fascisme.

3Dans le chapitre suivant, N. Valbousquet s’intéresse à la participation de l’Entente à l’internationalisation de l’antisémitisme et notamment aux rencontres antisémites de Paris (1924), Salzbourg et Budapest (1925). Si ces manifestations étaient pour une part connues, grâce aux notes présentes dans le fonds de la Revue Internationale des Sociétés Secrètes, les archives de Benigni apportent des renseignements supplémentaires, notamment sur les congrès de 1925, mettant en valeur des personnages comme Maria Bogdanova ou Thaddée de Wiltchinsky. Les interrelations entre antisémites et milieux intégraux ne sont pas sans soulever plusieurs difficultés pour les acteurs et de nombreux questionnements pour l’historien. L’auteur se penche donc, dans un cinquième chapitre, sur la question de l’« antisémitisme chrétien » et de ses relations à l’Église. Si les considérations relatives à la « stratégie de distinction des catholiques autour du label “antisémite” », à la « racialisation des préjugés sans théorie raciale » ou encore à « l’enseignement du mépris et ses résonances contemporaines » peuvent pour une part laisser sceptique et ne sont pas sans poser certains problèmes théoriques, les deux derniers sous-chapitres consacrés à l’affaire des Amis d’Israël et aux limites de la condamnation ecclésiastique de l’antisémitisme ne sont pas, pour leur part, dénués d’intérêt. Le dernier chapitre, « Nationalisme catholique et antisémitisme latin jusqu’aux années 1930 », évoque fort bien les conflits posés par la question du fascisme au sein du camp intégral – l’adhésion de Benigni au régime n’étant pas partagée par l’ensemble de son entourage – et la politisation des milieux intégraux, notamment autour de la condamnation de l’Action française. L’historienne se penche sur l’héritage de Benigni et sur ce qu’elle qualifie, assez judicieusement, d’un « infléchissement plus général des réactionnaires catholiques vers un nationalisme antisémite et anticommuniste ».

4Grâce à un travail d’archive méticuleux, N. Valbousquet met en lumière la prégnance de l’hostilité antijuive dans des milieux catholiques intégraux qui perçoivent la « judaïsation » de l’Église comme l’aboutissement logique de ses dérives modernistes. L’historienne croise adroitement les archives de divers pays – notamment les fonds du Vatican et les fonds antimaçonniques de la Bibliothèque nationale de France – permettant de dévoiler certains aspects de la personnalité du sulfureux prélat, mais surtout de mettre en lumière son réseau. Grâce à sa maîtrise archivistique, l’auteur dresse un tableau international de l’hostilité antijuive allant de la Roumanie aux États-Unis. Bien qu’un certain nombre de mouvements et personnalités aient suscité diverses études, N. Valbousquet réussit néanmoins à offrir des développements importants sur des acteurs peu connus. L’étude des différents fils de la toile tissée par Benigni montre, d’une manière convaincante, que la lutte antijuive est à la fois pour les catholiques intégraux un marqueur identitaire, une arme utilisée contre le modernisme et un biais permettant un engagement politique aux côtés de non-catholiques. Plus formellement, il convient de souligner que ce travail de qualité est soutenu par une lecture agréable et un choix judicieux de citations.

5Si Catholique et antisémitisme mérite indéniablement des éloges, l’approche de l’« antisémitisme » qu’adopte l’historienne n’est pourtant pas sans poser problème. N. Valbousquet conteste, à juste titre sans doute, le choix d’É. Poulat de qualifier l’hostilité antijuive de Benigni d’« antijudaïsme chrétien moderne », ce dernier soulignant, selon le paradigme poliakovien, que celle-ci « ne doit rien au mythe aryen ». Elle propose de substituer à cette expression celle d’« antisémitisme catholique ». Si ce choix peut se justifier, il n’est, hélas, que peu explicité. Cela est d’autant plus regrettable que la question de la qualification d’« antisémitisme » pour l’hostilité antijuive de Benigni est l’un des enjeux de l’ouvrage. L’auteur, insérant son travail dans une approche historiographique qui « affirme non seulement la transformation historique de l’antijudaïsme en antisémitisme, mais aussi la participation de certains représentants de l’Église catholique à la formation de l’antisémitisme moderne, notamment le discours de déshumanisation des Juifs et le “racisme catholique” » (p. 20), entend défendre que l’hostilité antijuive de Benigni présente des discontinuités par rapport au legs des préjugés religieux en intégrant des vues antijuives de son temps et relèverait ainsi plus de l’« antisémitisme » que de l’« antijudaïsme ». Au-delà du fait que cette vision des phénomènes étudiés nous semble à bien des égards discutable, il convient de souligner que les termes d’antijudaïsme et d’antisémitisme ne sont jamais réellement définis et leur emploi semble plus relever d’une construction abstraite que de la réalité du temps. La multiplication des adjectifs accolés aux notions donne l’illusion que nous avons à faire à des catégories bien établies ; elle masque pourtant mal une grande confusion. Ainsi, l’antisémitisme se voit tour à tour qualifié de « conspirationniste », « économique », « racial », « moderne et séculier », « catholique », « traditionnel », « nationaliste et sécularisé », etc. Malgré cela, N. Valbousquet montre avec justesse dans certains passages que l’antisémitisme ne peut se résumer à un simple degré dans l’hostilité antijuive et que certains acteurs catholiques, dont elle constate la virulence des positions, refusent cette étiquette, voire la condamnent. La partie du chapitre V relative aux attaques du père jésuite Enrico Rosa à l’encontre de Mgr Benigni l’illustre fort bien. Il est dommage que les sources mises au jour, dont nous noterons les citations judicieuses, ne poussent pas l’historienne à questionner ses propres catégories d’analyse. Au regard de la qualité du travail et des recherches, il semble difficile de voir ici la paresse des historiens dénoncée par David Engel (« Away from a Definition of Antisemitism : An Essay in the Semantics of Historical Description », in Rethinking Modern Jewish History, éd. Jeremy Cohen and Moshe Rosman, Oxford, Littman, 2009, p. 30‑53). L’ouvrage de N. Valbousquet illustre néanmoins la tendance de certains historiens à adopter l’usage courant qui est aujourd’hui fait du mot « antisémitisme » – une expression généralisatrice et libre de toute définition –, s’en servant pour qualifier quasiment n’importe quelle forme d’hostilité antijuive.

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Pour citer cet article

Référence papier

Emmanuel Kreis, « Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, Rome, Europe, États-Unis, 1918‑1934 »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2023, 195-199.

Référence électronique

Emmanuel Kreis, « Nina Valbousquet, Catholique et antisémite. Le réseau de Mgr Benigni, Rome, Europe, États-Unis, 1918‑1934 »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12474 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12474

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Auteur

Emmanuel Kreis

Groupe Sociétés, Religions, Laïcités
(CNRS-EPHE).

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