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Comptes rendus

Jacques Maritain & Louis Massignon, Correspondance, 19131962, présentée, établie et annotée par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel

Paris, Desclée de Brouwer, 2020
Pierre Lory
p. 200-204
Référence(s) :

Jacques Maritain & Louis Massignon, Correspondance, 19131962, présentée, établie et annotée par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel, Paris, Desclée de Brouwer, 2020, 897 p., 20 cm, 49 €, ISBN 978‑22‑2009‑744‑2.

Texte intégral

1Jacques Maritain et Louis Massignon sont des auteurs dont la pensée et la vie ont chacune déjà fait l’objet de nombreuses études, et elles continuent d’inspirer bien des recherches et des courants de pensée. Pour autant, la correspondance publiée dans le présent volume – 492 lettres – apporte un très riche témoignage sur la nature de la rencontre entre ces deux esprits, rapprochés par une estime et une amitié qui perdura sans faillir pendant une cinquantaine d’années. Leur échange a commencé en décembre 1913, après une visite de Jacques Maritain et d’autres amis à Louis Massignon. Ils s’écrivirent depuis des courriers très fréquents, de façon parfois hebdomadaire – et ce malgré les charges accablantes que l’un comme l’autre assumaient au quotidien. Cette correspondance traverse leurs existences pour s’arrêter en 1962, année du décès de Massignon. Une seule interruption notoire est à signaler, les cinq années du deuxième conflit mondial. Le ton cordial réciproque ne se dément jamais. Le ton des lettres est à la fois formel (« mon très cher ami… », vouvoiement constant), et très cordial, voire intimiste. L’intensité du lien amical transparaît partout et il est explicite à de nombreuses occasions. Les points de désaccord ne manquaient pourtant pas. Parmi eux, notons le rôle à attribuer à la pensée thomiste dans la vie de la foi catholique : Jacques Maritain y voyait un guide nécessaire à qui veut rester fidèle aux enseignements de l’Église (p. 286‑287), Louis Massignon se méfiait de l’abstraction théologique, et suivait spontanément une voie de silence et de ferveur contemplatifs (p. 289, 292, 585). Notons également les déconvenues de Maritain lors d’une candidature au Collège de France en 1944, où il fut déçu du manque d’empressement de Massignon et de Gilson à la soutenir (p. 668). Enfin, la question du sionisme, à laquelle les Maritain – Raïssa mais son mari tout autant – étaient fort sensibles, se posa à plusieurs reprises (p. 613, 616). À noter que Raïssa n’est pas absente de la correspondance ; mais si Louis Massignon lui adresse quelques courriers, c’était en général pour la charger d’une mission à son mari absent. Quantitativement, l’échange est inégal. Massignon est plus disert, il est l’auteur des deux tiers des lettres. En effet, une partie importante des courriers de Maritain n’a malheureusement pas été retrouvée. De plus, la tendance de Louis Massignon à s’épancher est nettement plus marquée que chez son ami philosophe, plus serein, posé, moins affectif.

2Le travail tout à fait considérable des éditeurs doit être salué ici. Tous les textes des lettres sont en effet accompagnés d’une annotation très précise et fort précieuse, indispensable au suivi des textes. Ceux-ci sont le plus souvent allusifs, comme c’est le cas de correspondances entre proches, et ce pour un nombre de domaines très divers : identité des personnages cités, repérage des événements auxquels il est fait allusion, références bibliographiques et historiques, etc. Le Liminaire de 30 pages de François Angelier et Michel Fourcade vient éclairer vivement tout le volume qui suit, lequel est suivi d’un index bien évidemment indispensable à sa consultation.

3Le contenu de la correspondance est varié. Passons sur toutes les allusions aux événements du quotidien : maladie des proches, éducation des enfants et vie de famille chez Massignon. Ce dernier se plaint souvent des réticences, voire de l’hostilité de sa famille à ses fréquentes absences et à sa piété jugée envahissante, notamment après son ordination sacerdotale en 1950. Les deux correspondants mentionnent très fréquemment leur accablement dû à l’excès de travail.

4Les échanges portent assez souvent sur des questions de publications et de vie associatives. Elle nous offre des aperçus vivants, mais le plus souvent allusifs, sur une partie de l’écosystème culturel catholique français du milieu du xxe siècle. Claudel, Mauriac, Charles Henrion, Henri Massis, Ernest Psichari sont des noms fréquemment cités, mais des centaines d’autres personnes y apparaissent. De par la nature des protagonistes du présent volume, des figures connues sont évoquées (Gilson, Blondel, etc.). Le cas de Cocteau et de sa conversion au catholicisme est commenté ; René Guénon apparaît à un détour (p. 440).

5Ceci dit, l’essentiel des échanges, et en particulier du côté de Massignon, relève du vécu de la foi. Ici, le lecteur est amené à une plongée dans une vie spirituelle explicite et sans esquive. Le contraste est saisissant entre les deux personnalités. Massignon se livre. Il témoigne de lui-même. Il exprime son sentiment d’indignité devant Dieu avec une intensité poignante, et ce depuis le début de la correspondance (p. 92) jusqu’à sa fin (p. 759). Cette indignité, cette « abjection » qu’il sent en lui-même de par ses actions passées et ses tentations présentes, il est difficile de ne pas la lier à la question de son homosexualité, qu’il assume comme un penchant condamnable qu’il doit combattre. Cette attitude s’insère dans un dolorisme plus général : la souffrance est une voie de purification envoyée par la Providence (p. 243), voire un moyen de substitution en faveur d’êtres aimés. Louis Massignon a visiblement besoin de se confier, d’être entendu. Maritain est bien moins personnel. Il conseille Massignon, jugeant que celui-ci, revenant trop sur ses propres fautes, manque la joie du croyant et renforce son « moi » au lieu de l’affaiblir (p. 50, 266, 293). Avec une sincérité désarmante, Massignon note que le même reproche lui a été adressé par Claudel (p. 192), et répond que la souffrance chez lui n’est pas une posture : elle est imposée par une réalité qui s’impose à lui (p. 56). Maritain quant à lui n’aborde jamais la question de l’homosexualité.

6Les débats d’ordre plus philosophique ou universitaire ne sont pas absents, bien évidemment. Nous avons mentionné plus haut celui concernant la théologie thomiste. La question de la lecture historico-critique de la Bible est un point sur lequel Maritain, filleul de Léon Bloy, tout comme Louis Massignon se prononcent tous les deux avec une grande circonspection, voire méfiance (p. 51‑52, 494, 794). La part de l’étude comparée des religions est quant à elle assez discrète. Elle intéresse visiblement assez peu le philosophe thomiste, centré sur la pensée gréco-latine classique. Les propositions massignoniennes sur la sainteté de Hallâj (p. 106‑108), sur la dimension spirituelle de Muhammad (p. 186), sur le rapprochement islamo-chrétien (p. 737, 809), suscitent peu d’échos chez son correspondant. Jacques Maritain demande en passant à Massignon d’éclaircir sa conception exacte de la mission prophétique de Muhammad (p. 593). Tous deux semblent bien prudents pour ce qui est du comparatisme religieux, notamment de la mystique comparée (p. 429‑430, 523).

7Les positions politiques de Massignon transparaissent souvent. Dès la Première Guerre mondiale, il exprimait sa révulsion à l’égard du fonctionnement cynique de l’armée française, envoyant des simples soldats à une mort certaine dans des opérations militaires sans espoir ni utilité (p. 116). L’indignation de Louis Massignon envers les injustices commises par les pouvoirs coloniaux s’accroît à partir de 1945 à propos des crises en Palestine, au Maroc, à Madagascar, en Afrique du Sud, mais surtout en Algérie (par exemple p. 629, 728, 735, 748, 762, 787, 812). Les courriers de Massignon font mention de nombreuses mobilisations d’intellectuels catholiques pour la libération de prisonniers politiques ou la dénonciation de la torture. Très critiqué dans les milieux de droite en France, Massignon remarque que cela n’empêche pas qu’il soit accusé d’être un espion français par des oulémas conservateurs en Égypte (p. 807, 809). Ceci dit, les conceptions politiques de Louis Massignon sont souvent étranges, outrancières, et elles varièrent d’ailleurs au fil des années. Ainsi ses jugements peu constants et parfois surprenants sur le sionisme (p. 662, 681). Dans les années 1950, il professe ainsi avec une conviction soutenue que l’État d’Israël, en alliance avec le monde musulman oriental, pourrait devenir la pierre angulaire d’un « 3e bloc » résolvant l’opposition entre l’Occident capitaliste et la Russie marxiste (p. 764, 774, 778).

8Finalement, on peut se demander ce qui a réuni à un tel degré ces deux personnalités au fond si dissemblables. On ne peut s’empêcher de remarquer au fil des pages un point focal de leurs préoccupations communes : les apparitions de La Salette, leur reconnaissance – ou non – par l’Église romaine, le sort et les textes de Mélanie Calvat. Il en est question dans leurs échanges dès 1916, et puis de façon récurrente, jusqu’à l’organisation du centenaire des apparitions en 1946, au moment où Jacques Maritain était ambassadeur près le Saint Siège (p. 641‑650). Sur ce thème, leur accord semble complet, et Maritain sort parfois de sa réserve et de sa modération pour exprimer une passion plus profonde, du moins lors des années 1916‑17. Or il ne s’agit pas là d’un détail, d’une simple étrangeté théologique de la part des deux hommes. Cet attachement aux apparitions salettines implique un penchant pour une vision catastrophiste de l’histoire, pour une eschatologie teintée d’apocalypse, de thèses joachimites et montfortaines. Massignon écrit ainsi : « La démence surnaturelle de la situation mondiale m’épouvante : c’est l’expiation de la Chrétienté, qui, depuis quatre cents ans, n’a cherché qu’à exploiter le monde entier pour embellir son corps – et avilir son âme […]. Et le monde nouveau qui se lève est encore plus vil que celui où nous sommes nés » (lettre du 5/9/1917), à quoi Jacques Maritain répond : « Combien je me sens d’accord, mon cher ami, en tout ce que vous m’écrivez ! Oui, c’est l’expiation de la chrétienté, depuis quatre cents ans adultère » (lettre du 11/11/1917). Le rôle de la France (p. 114), l’évolution de l’Église catholique sont vus par nos deux correspondants avec un regard de Fin des temps, même si l’expression s’en trouve adoucie au fil des décennies.

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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre Lory, « Jacques Maritain & Louis Massignon, Correspondance, 19131962, présentée, établie et annotée par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2023, 200-204.

Référence électronique

Pierre Lory, « Jacques Maritain & Louis Massignon, Correspondance, 19131962, présentée, établie et annotée par François Angelier, Michel Fourcade et René Mougel »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2023, mis en ligne le 20 mars 2023, consulté le 29 mai 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12485 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12485

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Auteur

Pierre Lory

École Pratique des Hautes Études (Paris Sciences Lettres),
Laboratoire d’études sur les monothéismes.

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