Esther Dehoux, Caroline Galland et Catherine Vincent (dir.), Des usages de la grâce. Pratiques des indulgences du Moyen Âge à l’époque contemporaine
Esther Dehoux, Caroline Galland et Catherine Vincent (dir.), Des usages de la grâce. Pratiques des indulgences du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Lille, Presses universitaires du Septentrion (« Histoire et civilisations »), 2021, 488 p., 24 cm, 32 €, ISBN 978‑2-7574‑3291‑4.
Texte intégral
1Des indulgences, tout le monde a en mémoire l’image théâtrale d’un Martin Luther accrochant ses 95 thèses à Wittenberg, parmi lesquelles se trouveraient expressément condamnées les indulgences. Un raccourci est vite établi entre la pratique des indulgences, quelques comportements déviants dans l’Église et l’appel du moine augustin à la réformer. Dit lapidairement, les indulgences seraient la cause efficiente de la Réforme protestante. Il y a bien longtemps qu’on a fait litière de cette présentation tronquée et erronée des débuts de la Réforme. Toutefois, la place essentielle des indulgences dans la geste luthérienne demeure encore trop souvent ancrée dans les représentations comme le rappelle Yves Krumenacker dans un prologue consacré à Luther et aux indulgences. D’une part, les indulgences doivent être replacées dans les conceptions théologiques et pastorales générales de Luther. Il n’y a pas de volonté de rupture affichée en 1517 et il s’agit, avant tout, d’une discussion sur la « vraie pénitence » et le pouvoir du pape en la matière. La question n’est même pas celle de la suppression des indulgences, mais la critique d’une économie du salut récente. D’autre part, c’est l’historiographie protestante qui a instauré le rejet des indulgences comme un marqueur de la Réforme protestante ; elle laisse entendre, par la même occasion, que le sujet des indulgences aurait alors été épuisé.
2L’ouvrage dirigé par Esther Dehoux, Caroline Galland et Catherine Vincent permet de dépasser cette conception historiographique en proposant d’écrire l’histoire des indulgences sur le temps long, c’est-à-dire depuis les premiers siècles du christianisme jusqu’aux lendemains du concile de Vatican II – avec un article de David Douyère évoquant la prédication des indulgences sur les réseaux sociaux aujourd’hui. Il s’agit d’un fort volume regroupant vingt-sept contributions et faisant la synthèse de trois rencontres scientifiques qui ont eu lieu entre 2016 et 2018. La forme de l’ouvrage doit être soulignée, puisque l’économie du livre apparaît comme mûrement réfléchie. Les contributions sont organisées en trois parties – la pluralité des acteurs, les modalités et les lieux, les buts des indulgences (économiques et politiques) –, elles-mêmes structurées en sous-parties. L’ensemble, bien charpenté, confère à l’ouvrage une unité de lecture qui permet d’apprécier la diversité des questionnements, la pluralité des enjeux mais également la pertinence des hypothèses posées dans la riche introduction.
3Après plusieurs publications d’articles proposant des bilans et des perspectives, l’introduction offre un panorama historiographique sur les indulgences et évoque les enjeux liés à leur étude. Les auteures commencent par en donner une définition à la page 14 : « l’indulgence consiste en la rémission de la peine temporelle (ou peine de satisfaction) due par le fidèle pour les péchés dont la faute (ou coulpe) a été effacée par la confession » et d’ajouter « [le pénitent] doit encore purger leur dimension temporelle [des fautes] par des œuvres de réparation (dites aussi “de satisfaction”) ». Or, les indulgences s’observent sur le temps long du christianisme, d’une part, et constituent une pratique religieuse davantage marquée par les continuités que les ruptures, d’autre part. En effet, les indulgences n’apparaissent pas avec les croisades mais dès le haut Moyen Âge, comme le montrent les articles de Charles Mériaux sur les pratiques pénitentielles du haut Moyen Âge et de Matthieu Rajohnson sur les croisades et les indulgences – revenant au passage sur les incompréhensions de l’appel d’Urbain II, lancé lors du concile de Clermont. De même, cette pratique court jusqu’au xxie siècle – la bulle d’indiction Misericordia vultus y consacre tout un paragraphe en 2015 –, avec une nette embellie au xixe siècle, déjà soulignée par Philippe Boutry dans un article qui a fait date. Cela explique, sans doute, que ce dernier siècle est le moins présent parmi les contributions, avec seulement deux communications, celle de Philippe Martin sur les pèlerinages et les indulgences au xixe siècle et celle d’Olivier Rota sur les usages des indulgences dans le catholicisme anglais entre 1850 et 1967. L’intérêt, souligné par les organisatrices est de dégager des rythmes dans l’usage des indulgences, des crues et des décrues entre le xie et le xxe siècle. Finalement, c’est au xxe siècle que se produit un décrochage massif de la pratique indulgenciaire, sans que le concile de Vatican II acte cette rupture, optant pour une reconduction de la doctrine sur les indulgences. Guillaume Cuchet propose d’ailleurs, dans son épilogue sur Vatican II, de mettre le déclin des indulgences en parallèle avec ceux de la confession et du purgatoire en un mouvement d’« effacement de l’ancienne culture de la mort ». Les auteures mettent également en lumière les conflits de juridiction suscités par les indulgences ad intra entre la papauté et les évêques – la question des cas réservés en offre un exemple – son rôle dans la pastorale ou encore la dimension économique des indulgences, qui demeurent une terra incognita pour les historiens. Enfin, les indulgences témoignent de l’implication des fidèles en quête de miséricorde dans le débat que celle-ci entretient avec la justice. Les indulgences apparaissent comme un réconfort face aux angoisses du salut. L’introduction démontre ainsi que loin d’être marginales, elles occupent une place de premier plan dans le christianisme puis le catholicisme.
4Les contributions montrent que les indulgences sont liées à de multiples supports et actions comme les livres d’heures, les reliques, les pèlerinages, les jubilés, les sanctuaires, etc. Si l’on prend l’exemple des pèlerinages, plusieurs articles dessinent le cadre de fonctionnement des indulgences obtenues lors des pèlerinages. L’article de Mathieu Rajohnson évoque les pèlerinages à Jérusalem et leur rapport avec les pèlerinages romains ; ceux de Nicolas Balsamo et de Philippe Martin abordent, respectivement, la question des pèlerinages vers les sanctuaires à la fin du Moyen Âge et au xixe siècle. Les sociétés sont pénétrées par les indulgences qui constituent une pratique déterminante de la foi, d’où le besoin de les expliquer lors des prêches comme le rappellent Stefano Simiz, Isabelle Brian et David Douyère. C’est déjà le cas à la fin de la réforme protestante, mais cette dernière accentue encore l’effort pastoral de pédagogie. Les trois auteures soulignent justement dans leur introduction le levier que constituent les indulgences, ce qui explique qu’elles fassent l’objet d’appropriation par la papauté, les évêques ou par les ordres religieux, comme le démontre le chapitre de Pierre Moracchini sur la « communication » des indulgences au sein de la famille franciscaine. La dernière partie de l’ouvrage, dédiée aux fonctions économique et politique s’avère particulièrement novatrice, notamment par la réflexion proposée sur la dimension économique des indulgences. Malgré les réserves d’usage en raison de la rareté des sources et du risque de retrouver un discours éculé sur les indulgences comme symptôme d’une Église corrompue, les contributions n’esquivent pas le rôle des indulgences comme source d’argent. Marie-Madeleine de Cevins montre que les indulgences n’ont constitué qu’une ressource d’appoint dans les travaux réalisés sur les bâtiments des églises. En revanche, elle souligne que les franciscains hongrois et polonais qui ont prêché la croisade dans les années 1500‑1510 ont pu en tirer un complément de revenus pour leur communauté, même s’ils n’ont rien de commun avec les percepteurs de la papauté avec lesquels ils ont pu être assimilés. Les communications d’Étienne Hamon sur les indulgences pour la reconstruction du clocher de Sainte-Geneviève en 1483 et de Frédéric Vienne sur la basilique-cathédrale Notre-Dame de la Treille à Lille témoignent, à environ 400 ans d’écart, du rôle des indulgences dans le financement des œuvres de réfection et de construction des bâtiments de culte. Cependant, le recours aux indulgences n’apparaît pas comme une source de financement massif même si le discours critique se focalise en grande partie sur cet aspect.
5Ce livre ne se contente pas de poser les jalons d’une histoire des indulgences, il propose des postulats étayés offrant un cadre d’analyse pour les recherches ultérieures. On ne peut qu’espérer qu’elles se poursuivent dans au moins trois directions : une ouverture à d’autres espaces que l’Europe, qui interrogerait les temporalités mises en avant dans cet ouvrage ; une réflexion au long cours sur les discours éthiques suscités par la pratique des indulgences et la tension entre l’accumulation des richesses et de la pauvreté ; une mise en perspective de cette histoire des indulgences dans une histoire plus englobante du pardon sur le temps long.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean Sénié, « Esther Dehoux, Caroline Galland et Catherine Vincent (dir.), Des usages de la grâce. Pratiques des indulgences du Moyen Âge à l’époque contemporaine », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2023, 532-534.
Référence électronique
Jean Sénié, « Esther Dehoux, Caroline Galland et Catherine Vincent (dir.), Des usages de la grâce. Pratiques des indulgences du Moyen Âge à l’époque contemporaine », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12754 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12754
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