Claire Soussen, La pureté en question : exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens
Claire Soussen, La pureté en question : exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens, Madrid, Casa de Velázquez (« Bibliothèque de la Casa de Velázquez », 79), 2020, 24 cm, xviii+362 p., 28 €, ISBN 978‑84‑9096‑248‑0.
Texte intégral
1Tiré du mémoire inédit d’une « habilitation à diriger des recherches » soutenue en 2016 par l’historienne médiéviste Claire Soussen (parmi ses nombreux travaux, signalons Judei Nostri. Juifs et chrétiens dans la Couronne d’Aragon à la fin du Moyen Âge, Toulouse, 2011, ainsi qu’un article sur le « Juif intouchable » publié dans la présente revue en 2017), La pureté en question prolonge, d’une certaine manière, la réflexion qu’elle a entamée, tout à la fois en l’élargissant et en la passant « au prisme » d’une notion : la pureté, ou, mieux, le « système pureté / impureté ». C’est à travers ce « système », posé comme central dans les croyances et le système sociopolitique ibérique du bas Moyen Âge (la pureté est « un élément majeur de structuration des relations entre majoritaires et minoritaires dans la société ibérique de la fin du Moyen Âge », lit-on p. 10), qu’une bonne partie de l’histoire des interactions entre Juifs et chrétiens dans la péninsule Ibérique à la fin du Moyen Âge est parcourue et mise en perspective par ce livre ambitieux et riche.
2Central, ce système serait aussi décisif pour comprendre l’évolution tragique de ces interactions, qui, rappelons-le ici brièvement, sont marquées par les massacres et les conversions de 1391 (le livre commence avec l’évocation de ces événements dans Lumière de l’Éternel, de Ḥasdai Crescas), l’augmentation de la méfiance à l’égard des convertis (années 1410‑1440) et, bien sûr, l’expulsion, aux termes du décret promulgué par les Rois catholiques (31 mars 1492). L’enjeu assigné par l’auteure à cette question de la pureté est d’importance : il s’agit de savoir pourquoi la présence juive cesse d’être tolérable entre 1391 et 1492 (p. 2).
3Un des mérites de l’ouvrage est de tenir ensemble, tout au long des quatre parties, sources théoriques et sources « de la pratique » (sources d’archives, produites par les administrations), sources juives et sources chrétiennes : équilibre difficile mais nécessaire dans un livre concernant à la fois l’histoire des Juifs et celle des chrétiens, envisageant leurs systèmes de pensée et de croyance tout comme l’évolution réelle de leurs positions dans la société. Le lecteur dispose ainsi d’un grand nombre de citations d’auteurs chrétiens (beaucoup de polémistes en pointe dans les discussions sur le statut des conversos) et d’auteurs juifs (Maïmonide et Crescas, mais encore Gerondi, Profiat Duran, etc., sans oublier de nombreux responsa rabbiniques, de Salomon ben Adret et d’autres), cités en français dans le texte (mais, apparemment, le plus souvent d’après les traductions espagnoles ou anglaises de l’hébreu, du latin ou de l’arabe). Quant aux sources d’archives, que l’auteure connaît fort bien, conservées dans les archives de la Couronne d’Aragon à Barcelone ou ailleurs, elles donnent à l’ouvrage une grande richesse et, surtout, elles forment le contrepoint indispensable à l’exposé d’une théorie juive et chrétienne de la pureté.
4Dans la première partie du livre (« La pureté en question : une mise au point historiographique »), assez brève (p. 11‑54), l’auteure revient d’abord sur la notion de pureté, en s’inscrivant dans la filiation des travaux de l’anthropologue Mary Douglas (1921‑2007), puis envisage successivement, non sans un tour parfois doxographique, les positions des historiens sur les questions de la conversion et de l’expulsion. Toute réflexion rapprochant la pureté juive et la pureté chrétienne court un risque : celui de poser des transferts, des équivalences et des symétries conduisant à des erreurs. Le cas emblématique est celui de l’historien Américo Castro (1885‑1972), qui soutint que l’obsession espagnole du sang et de la race venait d’abord des Juifs et se retourna contre eux (voir p. 39), inversant ainsi la culpabilité. L’auteure rend compte de ces débats complexes sans prendre fermement position, ce que l’on peut regretter, mais avec une érudition et une limpidité remarquables.
5La deuxième partie pose un autre cadre, non plus historiographique, mais exégétique : il s’agit, dans « La pureté idéalisée : les fondements exégétiques d’une préoccupation partagée », de présenter les fondements de cette préoccupation commune aux Juifs et aux chrétiens. L’auteure affirme que la pureté est au cœur de l’autodéfinition des groupes et offre un tableau remarquablement détaillé et nuancé, appuyé sur une lecture attentive de textes permettant de prendre à bras-le-corps d’importantes questions comme celle de l’apparition d’un « discours racial en péninsule Ibérique à la fin du Moyen Âge » (p. 135‑147), avec de fines analyses textuelles – voir les pages consacrées à Alonso de Cartagena (1384‑1456), évêque issu d’une famille de rabbins, ou celles qui présentent la pensée kabbalistique dans ce qu’elle a d’insultant à l’égard des non-Juifs, tributaires d’une impureté essentielle.
6Les deux dernières parties s’inscrivent véritablement dans le déroulement historique : il s’agit d’abord de « La pureté appliquée : l’instrumentalisation d’un concept au service de la distinction juifs / non-juifs » puis de « La pureté dévoyée : les impasses de l’exigence d’absolu ». On observe maintenant l’application de la pureté dans l’espace social et, en particulier, la façon dont cette notion de pureté « imprègne les dispositions prises sur les juifs » (p. 151). L’auteure est parfaitement convaincante et subtile quand, à la p. 168, elle propose de distinguer entre les conversions forcées de 1391 et celles, contraintes, des années 1410. Peu à peu, la mise à l’écart va s’imposant, mais, ici, le livre pèche peut-être par pessimisme : crée-t-on vraiment un espace public « étanche » aux juifs ? Réduit-on vraiment leur marge de manœuvre à néant (p. 182) ? Entre un programme antisémite et sa pleine réalisation, il y a parfois de l’écart, que permettent mille choses – comme les ratés de la persécution, le caractère non monolithique du camp majoritaire ou l’agentivité des minoritaires.
7« Appliquée », cette pureté est aussi, selon le mot de l’auteure, « dévoyée » : les politiques de conversion, plus ou moins imposées, témoignent d’une volonté de purifier le corps social en en faisant disparaître la présence juive mais, et c’est là une des leçons magistrales du livre, ces conversions sont la cause même d’un problème plus massif encore et ont donc partie liée avec le traumatisme de 1492 : l’expulsion. En effet, voilà que, de façon aberrante, la puissance purifiante du baptême se trouve mise en question et voilà que les conditions même dans lesquelles on a obtenu les conversions disqualifient ces dernières. Ainsi, les convertis, qui étaient une victoire, deviennent la source d’une terreur. La terreur qu’ils soient mal convertis ; que ces « nouveaux-chrétiens », conversos, marranes, demeurent liés à la religion de leurs pères ; bref, qu’ils « judaïsent », pratique hérétique à laquelle s’intéresse l’Inquisition (tandis que, des Juifs mêmes, l’Inquisition ne se soucie pas). L’auteure date le changement de regard sur les conversions au christianisme des années 1430‑1440 mais démontre que l’histoire s’inscrit sur une longue durée, du moment fondateur de 1391 à l’expulsion de 1492, en passant par l’« invention » de la « pureté de sang » en 1449.
8Au terme d’une démonstration dense, mais toujours parfaitement claire, l’auteure donne à son lecteur l’impression d’avoir mieux compris cette histoire dramatique. Il nous semble donc que le livre atteint ses objectifs ambitieux – définir en quoi la présence juive devient intolérable dans la péninsule Ibérique des xive-xve siècles et le rôle que joue la pureté dans cette évolution –, non sans susciter quelques questions.
9La première est celle d’une forme de prudence ou de neutralité. Les discussions polémiques accouchent parfois de conclusions très mesurées : après avoir évoqué l’article magistral et très discuté de Maurice Kriegel de 1976, l’auteure arrive à l’idée que, « si ‘‘intouchabilité” il y avait, elle était au moins réciproque » et que « selon les cas et les époques la pertinence du concept se pose de façon plus ou moins claire ». La vision est souvent tempérée, avec une tendance à diminuer l’impact réel des persécutions ou à leur donner un équivalent côté juif : est-il certain que « la sentencia-estatuto promulguée à Tolède en 1449 n’est pas suivie d’effet, car elle est dénoncée par le pape et par le souverain » ? Et ne vaut-il pas de rappeler que, quand bien même les calomnies juives sur Jésus et les Gentils seraient attestées et les systèmes de pureté symétriques, les persécutions et les violences réelles, elles, ont été univoques ?
10La deuxième question concerne la notion même de pureté, qui est ce qui fait l’intérêt mais aussi ce qui pose problème. Est-on face à une catégorie émique ou étique ? Face à une qualité existant réellement dans les sociétés observées ou une notion savante agrégeant des réalités changeantes et très différentes ? L’auteure connaît bien sûr ces questions. Mais une attention plus grande encore au lexique, dans plusieurs langues (latin, vernaculaire, hébreu, voire arabe), aurait été utile. Non que la question soit absente : mais elle arrive tardivement (p. 61) et ne fait pas l’objet d’une prise de position claire. Le livre assume de regrouper, sous une même dénomination exogène, diverses notions : intégrité, santé, propreté, conformité, en hébreu kasher et tahor, etc., qui font l’objet d’un rapprochement « délibérément effectué dans le développement de ce travail » (p. 24 ; et encore, p. 232 : « les registres de la maladie de la contagion, de la souillure, de la pureté et de l’impureté peuvent être mêlés »). Pour être consciente, l’opération est-elle légitime ? Sans compter que la pureté juive et la pureté chrétienne (pour autant qu’il y ait du sens à parler d’elles uniment) sont très différentes : l’auteure elle-même rappelle que, pour les Juifs, la pureté est le moyen d’accéder au divin tandis que, pour les chrétiens, elle est plutôt une qualité du divin.
11Tout cela conduit parfois à mettre, non sans fonctionnalisme, sur un niveau commun de comparabilité des choses différentes : on rapproche le mikve du baptême, car ces deux immersions permettent de mériter le qualificatif d’« hommes justes ». On rappelle « l’importance de la circoncision dans le judaïsme », p. 89, ou le fait que le baptême soit un « rite de passage chrétien », p. 95 : mais ne court-on pas un risque, à estomper ainsi la dissymétrie et l’incomparabilité ? À force de chercher la symétrie, certaines interprétations sont discutables : dénoncer la sodomie et l’onanisme comme « bestiales », cela revient-il vraiment à déshumaniser les Gentils ? On ne sache pas que le judaïsme soit particulièrement indulgent à l’égard du Juif sodomite… Quant à Maïmonide qui manquerait de « subtilité » (p. 122), comme en témoignerait son usage de stéréotypes sur la sexualité des non-juifs, cela mérite sans doute une discussion plus approfondie : que ces passages soient réalistes ne suffit pas à assurer qu’il parlait bien des habitants de l’Espagne de son temps, plutôt que des païens ; en tout cas, pour comprendre ces propos outranciers, l’hypothèse d’une visée éducative (la halakhah construit des barrières protectrices) doit être retenue, plus peut-être que celle qui conduirait à estimer que Maïmonide croyait vraiment que les Gentils devaient être soupçonnés de bestialité.
12Ce ne sont là que des pistes de réflexion ouvertes par un ouvrage stimulant. Au fond, peut-être que la pureté n’est pas vraiment « au centre » : mais le livre démontre de façon savante et convaincante que l’on peut s’appuyer sur elle comme critère ordonnateur et explicatif d’un phénomène historique d’une grande ampleur.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Savy, « Claire Soussen, La pureté en question : exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2023, 542-545.
Référence électronique
Pierre Savy, « Claire Soussen, La pureté en question : exaltation et dévoiement d’un idéal entre juifs et chrétiens », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 02 décembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12789 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12789
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