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Comptes rendus

Christian Jouhaud, Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l’expérience au xviie siècle

Paris, Éditions du Seuil (« L’univers historique »), 2022
Sophie Houdard
p. 546-548
Référence(s) :

Christian Jouhaud, Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l’expérience au xviie siècle, Paris, Éditions du Seuil (« L’univers historique »), 2022, 377 p., 24 cm, 25 €, ISBN 978‑2-02149202‑6.

Texte intégral

1Pourquoi Christian Jouhaud, spécialiste reconnu du xviie siècle, s’empare-t-il du manuscrit d’un valet de chambre du roi, Marie Du Bois, pas assez ordinaire pour une histoire du commun, pas assez extraordinaire pour une histoire de l’exception ? Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l’expérience au xviie siècle répond de deux manières à cette question. D’abord, en analysant la façon dont un sujet et officier du roi (né en 1601 et mort en 1679) pris « dans l’ordinaire des contraintes » du temps intériorise des normes et des conduites sociales. Ensuite, en voulant mettre au jour l’expérience passée d’un homme, non tant ce qu’il a vécu, que ce qu’il en a écrit pendant une trentaine d’années. Cette saisie de l’expérience vécue et ressaisie par l’écriture, les précédents ouvrages de Ch. Jouhaud ne l’ont jamais à ce point construite comme un objet d’histoire. Le manuscrit commencé en 1647 et achevé en 1676 y est dès lors proposé comme un « “terrain” à observer, à arpenter et à comprendre » (p. 9). La métaphore territoriale n’est pas fortuite ici : suivre l’écriture de Marie Du Bois comme le fait Ch. Jouhaud c’est se situer dans la « transmission » que le manuscrit (Du Bois l’appelle son « livre ») a voulu opérer à l’intention de ses descendants, s’y inscrire à son tour, en être un dépositaire par effraction jusqu’à se rendre sur les lieux habités jadis par Marie Du Bois comme y invite un cahier de photographies prises tout récemment à Couture-sur-Loir et à Montoire. Il s’agit donc de deux expériences d’écriture nouées et distinctes, celle de Marie Du Bois et celle de l’historien, « altérées » par l’expérience vécue et restituée. Ch. Jouhaud mesure la force et la fragilité des effets de présence et de trouble qu’il y décèle, il mesure le risque que court tout historien qui connaît très bien le xviie siècle et qui peut cependant (ou par là même ?) se laisser piéger par la perception illusoire d’un passé qui reviendrait avec l’évidence d’un « c’était cela ». Suivre les « fissures » du texte (p. 304), ses « micro-craquelures » (p. 346), lui permet cependant d’entrer dans les moments d’inquiétude, de tristesse, de peur, d’angoisse (au moment du vol dans la chambre du roi, devant le dauphin battu comme plâtre, ou devant son fils, enfant tremblant de froid), qui zèbrent le ciel de la monarchie et ouvrent vers des interprétations peut-être anachroniques, mais qu’il convient d’assumer dans le risque pris de voir ce qu’autrement on ne saurait peut-être accueillir du passé. Tel est le beau projet de ce livre. Nous nous arrêterons seulement sur la dévotion de l’officier Marie Du Bois et l’expérience écrite et transmise du zèle catholique.

2Marie Du Bois vit dans le Vendômois, à Montoire, puis à Couture-sur-Loir à partir de 1649, il y est propriétaire, marié, père de famille et y meurt en 1669. Officier de la Maison du roi, il sert à la cour les trois quarts de son temps. Le prénom de Marie est le résultat du vœu formulé par son père pour assurer la survie de l’enfant à sa naissance. Par la promesse du vœu s’engage alors pour Du Bois une affiliation forte et durable à la Vierge, que ses activités dans les confréries du Rosaire et de saint Joseph prolongeront avec les nombreuses pratiques spirituelles de la Contre-Réforme. L’une des grandes réussites de ce livre est d’avoir su montrer comment le zèle de Marie Du Bois est à la fois reconnu comme un « talisman immatériel » (p. 10) et comme un engagement quotidien (messes, fêtes), pratique (entretien de l’église de Saint-Oustrille à Montoire) et régulier (prières), parfois intense aussi et saisissable dans ce que Ch. Jouhaud appelle des « lignes de fuite », comme cette visite de Du Bois au père reclus du mont Valérien, qui voit se confondre dans l’écriture le temps de la représentation, celui de la Passion et « l’instant fugitif » où l’historien aperçoit Du Bois qui se représente lui-même dans le tableau du calvaire (p. 185). Le zèle de Du Bois ne fait donc pas irruption dans sa vie ordinaire et dans le temps de l’officier du roi à la cour, il est d’abord, comme le montre Ch. Jouhaud, une expérience scripturaire. On peut l’entendre de deux manières, comme savoir des Écritures dont Du Bois mobilise aisément des mots, des personnages, des situations qu’il « applique » aux événements, et comme la lecture tous azimuts des signes de la protection divine (tel l’épisode de son fils Joseph, sur lequel veille Marie, le jour de la Purification de la Vierge, comme elle veille sur le serment qu’il faut prêter devant le marquis de Souvré) ou ceux plus angoissants de leur opacité. La religion de Du Bois n’est pas flamboyante comme celle des « saints » du xviie siècle, d’une certaine manière sa pratique spirituelle, dévote, se rapproche des cas relevés par les études récentes consacrées à la religion vécue (lived religion). Le « livre » donne à lire quantité de pratiques religieuses matérielles autant que spirituelles qui appartiennent à un catholicisme intransigeant, mais qu’on peut dire ordinaire. Ce ne sont pas les pratiques qui comptent ici (objets d’une sociologie religieuse) dans leur repérage du côté de formes populaires ou savantes, mais toute une vie qui, dans sa plus banale matérialité sociale comme dans ses moments de rêve ou d’inspiration, est traversée par une nébuleuse de signes et d’images qui (r)assurent Du Bois du manteau bienveillant de la Vierge. C’est Marie qui doit favoriser le destin social de son fils Joseph tandis que Du Bois s’occupe aussi ou en même temps de la survivance de l’office de valet de chambre. Les prénoms ne sont pas choisis en dehors d’une chaîne d’engagements (spirituels et sociaux) et d’une réciprocité d’actions. Il n’y a pas deux logiques à l’œuvre, l’une qui consisterait à demander une faveur ou à obtenir une charge, l’autre à s’assurer de la bienveillance de la Vierge ou de saint Joseph. La prière et la sollicitation sont deux actions dans l’ordre social et l’ordre surnaturel, et les exemples de leur emboîtement au chapitre 5 sont de ce point de vue fort éclairants. Dans les « registres d’expériences » que l’historien tâche de ne pas dénaturer en opérant le montage de séquences distinctes – Du Bois officier de la maison du roi, père de famille, solliciteur, quémandeur, valet du lit, dévot –, la dévotion tient une place qu’on peut dire traversante, comme la poutre d’un bâtiment qui relie les territoires de vie qu’organise le manuscrit : si deux chapitres (chapitre 4 et chapitre 5) sont consacrés à la dévotion et à la symbolique des signes et des nombres chrétiens chez Du Bois, la construction de la chapelle royale dans l’église de Couture est l’« une des grandes affaires » de la vie de Du Bois dont l’historien suit à la fin du livre (chapitre 8) la construction avec une grande virtuosité. Il révèle alors la densité d’un « chantier » qui tente d’articuler le rêve d’un territoire qui relierait la famille curiale, celle de Du Bois « notable » à Couture-sur-Loir et la Sainte Famille de Jésus, Marie et Joseph, idéal qui révèle la grandeur (et l’utopie) d’un « dessein » théologico-politique aux dimensions d’un valet de chambre du roi. Le catholicisme zélé et le service inconditionnel de Du Bois pour le roi Louis XIII, puis pour son fils et pour le Dauphin, sont un même tissu de gestes, de sollicitations, une poussière de savoirs tactiques, et autant de stratégies transmises aux descendants pour faire tenir le monde social de « l’ici » (Montoire et Couture-sur-Loir) et de la cour grâce à la Providence, et où Du Bois se forge sa « personnalité sociale » (p. 15). Dans son manuscrit il écrit aussi son testament, raconte les nombreux deuils familiaux, les cérémonies d’enterrement, les rivalités, les violences avec les voisins « hérétiques », les catastrophes, comme la grande disette de 1662 qui met en évidence son statut d’officier, ses valeurs spirituelles et ses devoirs de charité envers les pauvres. Le « siècle » de Marie Du Bois est, comme le propose le titre, la restitution et la transmission d’une époque vue depuis une disparate d’expériences et d’événements que rapporte un officier du roi (la Fronde, la mort de Louis XIII, mais aussi la mort de sa propre mère et celle de sa femme). Lire Le Siècle de Marie Du Bois, c’est voir le siècle de Louis XIV depuis des « séquences de vie » que l’appropriation historienne restitue dans le troublant effet de présence de leur expérience.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Houdard, « Christian Jouhaud, Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l’expérience au xviie siècle »Revue de l’histoire des religions, 3 | 2023, 546-548.

Référence électronique

Sophie Houdard, « Christian Jouhaud, Le Siècle de Marie Du Bois. Écrire l’expérience au xviie siècle »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12795 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12795

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Auteur

Sophie Houdard

Université Sorbonne nouvelle (FIRL-GRIHL).

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