Pierre Janet, Les Formes de la croyance, établissement des textes, annotations, présentation et postface de Stéphane Gumpper et Florent Serina
Pierre Janet, Les Formes de la croyance, établissement des textes, annotations, présentation et postface de Stéphane Gumpper et Florent Serina, Paris, Les Belles Lettres, 2021, 698 p., 24 cm, 35 €, ISBN 978‑2-251‑45195‑4.
Texte intégral
1Le présent ouvrage est l’édition posthume d’un travail considérable rédigé par le médecin, psychologue et philosophe Pierre Janet (1859‑1947) vers la fin de sa vie. Janet entendait y donner la synthèse de ses dernières recherches et réflexions, qui furent l’objet de ses ultimes cours donnés au Collège de France (1932‑1934), et d’autres publications ultérieures dans lesquels il abordait la question de la croyance. Les deux éditeurs, Stéphane Gumpper – psychanalyste et chercheur à l’Université de Strasbourg – et Florent Serina – historien de la psychologie à l’Université de Lausanne – ont accompli un travail remarquable dans sa rigueur et dans sa complétude. Ils ont travaillé sur un manuscrit qui n’était pas encore achevé pour la publication. Le détail de l’historique des documents, de ce qui était rédigé et de ce qui manquait, est donné. Les innombrables citations ou allusions incluses dans le texte de Janet y sont intégralement référencées en note, accompagnées de commentaires et de renseignements précis. Un index complet des noms propres fait de cet ouvrage un outil de travail approprié à la recherche. Surtout, l’ouvrage lui-même est précédé par une ample et fort utile présentation de cent quatre pages. Celle-ci détaille la biographie de Janet, son parcours intellectuel et l’évolution de sa pensée.
2Nous apprenons ainsi que Janet, d’origine catholique, fut toute sa vie préoccupé par la question de la croyance, et singulièrement de l’interprétation de la mystique. La présentation de l’ouvrage détaille les multiples influences reçues par Janet et ses fréquentations intellectuelles. Janet avait suivi un double cursus, en médecine et en philosophie. Il fut élève à l’École normale supérieure à partir de 1879 (Philosophie), et y connut notamment Bergson et Durkheim. Il s’intéressa aux travaux de Charcot, dont il fut le disciple, et à l’hypnose. Plus généralement, son intérêt se porta sur les phénomènes limites de la conscience (rêves, sommeil, fatigue, catalepsie, actes subconscients, écriture automatique, possession). Il n’hésita pas à fréquenter – dans ses jeunes années – des magnétiseurs ou des spirites. Il consacra sa thèse de Lettres à l’automatisme psychologique (1889), sa thèse de médecine à l’hystérie (1893). Élu au Collège de France en 1902, il y enseignera jusqu’en 1934 sous l’intitulé « Psychologie expérimentale et comparée », en côtoyant maints collègues, parmi lesquels Loisy, Baruzi ou encore Massignon. Dès les années 1890, il avait pris ses distances avec les recherches en métapsychique et adopté une posture très scientiste. Les mystiques sont vus comme des malades mentaux en « besoin de direction » (p. 43), que le médecin doit guider vers une délivrance. En 1913, lors d’un Congrès international de médecine à Londres, Janet critique violemment la psychanalyse ; il est aussitôt réfuté par Carl G. Jung et Ernest Jones. Ses jugements et heurts avec les surréalistes sont également mentionnés, sans omettre les controverses récurrentes avec des théologiens catholiques, ou encore ses rapports avec Georges Bataille et Jacques Lacan. Plus généralement, sa vie sociale, ses fréquentations, sa vie quotidienne sont évoquées dès lors qu’elles interfèrent avec le développement de sa pensée.
3À partir de ses derniers cours au Collège de France toutefois, Janet se met à donner de la mystique une interprétation moins réductrice. Les mystiques ne sont plus assimilés à des malades mentaux, mais à des individus insatisfaits des formes courantes des croyances imposées, et cherchant à les transcender par un nouveau discours. S. Gumpper souligne l’empreinte particulièrement profonde de Bergson dans l’évolution de la pensée de P. Janet. La vision de Janet est psychologique et évolutionniste. Psychologique, parce qu’il situe la naissance de la croyance dans des mobiles constants du psychisme des humains (l’inquiétude notamment), et en parallèle avec les comportements délirants. Elle est évolutionniste, car il trace un progrès depuis les croyances primitives, « délirantes », qui se transforment progressivement en pensée religieuse. Ces croyances, de tendance polythéiste chez le peuple, deviennent monothéistes auprès des élites. À ce stade, les hommes adhèrent à des idées nullement vérifiées par la perception. L’évolution se poursuit jusqu’aux croyances philosophiques et scientifiques. Ces dernières ne se situent pas en dehors du cadre des croyances, au contraire.
4Le processus de la croyance commence donc dans le « délire » – à savoir, dans la foi mise dans la réalité d’êtres non perçus par les sens – et dans la religion. Cela dit, les sentiments religieux ne sont en rien différents des sentiments humains ordinaires ; en particulier l’amour, chez les mystiques. Janet distingue toutefois une différence fondamentale entre le délirant et le religieux. Les croyances « délirantes » seraient le fait de personnes isolées, coupées de liens sociaux. Le délirant pathologique croit percevoir l’objet de son délire – par exemple, un défunt comme s’il était vivant. Alors que les croyants religieux resteraient dans le cadre de la normalité psychique, dans un ensemble social cohérent et vaste. L’objet des cultes et des croyances est certes « délirant », mais les comportements sont encadrés. Au fil des siècles, la religion fonde la pensée logique et la morale.
5Janet s’attarde beaucoup sur les phénomènes qualifiés de mystiques. La palette des « mystiques » mentionnés ici par Janet est large et déborde le champ du religieux. Elle inclut Plotin, les grands mystiques chrétiens (Jean de la Croix, Thérèse d’Avila), mais aussi des philosophes comme Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson, des poètes comme André Breton. Sa définition du terme « mystique » est nuancée à plusieurs reprises. Les mystiques jouent pour lui un rôle d’innovateurs, voire de révolutionnaires parfois.
6L’intérêt de la pensée de Janet pour l’histoire des religions réside dans l’élargissement du propos à la clinique comme une des références principales. Le cas de sa patiente Madeleine Lebouc, qu’il étudia et suivit depuis 1896 jusqu’à sa mort en 1918, est particulièrement connu. La mise en regard de ces cas cliniques avec une vision plus générale entre religion et pathologie, mystique et religion, fait tout l’intérêt de l’ouvrage. Cette mise en parallèle permet une vision critique, distanciée et originale du fait religieux. La croyance est indispensable à la vie humaine, tant individuelle que sociale ; nous ne pouvons appuyer notre jugement que sur des croyances, non sur des certitudes absolues.
7Le présent ouvrage est un apport important à l’histoire de la science des religions, dont Janet constitue un des jalons au xxe siècle. Cependant l’œuvre de Janet ne fut finalement qu’une étape. Nombre de ses affirmations paraissent à l’heure actuelle des généralisations bien hâtives, voire naïves, devenues très datées. L’enseignement de la psychologie dans les institutions scientifiques fit de moins en moins référence à ses idées, alors que la fécondité de la doctrine de Freud, rejetée par Janet, prenait les proportions mondiales que nous connaissons. Par ailleurs, le cadre de références de Janet demeure assez étroit. Ses exemples sont puisés dans la mythologie antique et dans la mystique exclusivement chrétienne. Des allusions sont faites à l’occasion au bouddhisme, à Confucius ou à l’islam, mais elles ne sont nullement approfondies. Les patients de Janet étaient tous de culture française ; or une réflexion sur les religions d’Asie aurait infléchi bien des jugements généraux et catégoriques sur « la » religion ou « la » mystique. Quant aux religions « primitives », elles sont vues à travers le prisme des études ethnographiques d’alors, voire de simples clichés, et sont ramenées à des formes de croyances élémentaires et enfantines. Les éditeurs font mention de la survie discrète et paradoxale de l’œuvre de Janet, pour conclure que ce dernier n’a finalement pas fait école. L’importante Postface (p. 571‑605) consacrée au devenir de la bibliothèque de Janet prend toutefois l’allure inattendue d’une enquête « policière » : la découverte du commerce de volumes ayant soi-disant appartenu à Janet sur la foi de (faux) ex-libris à son nom aboutit à rejoindre une stupéfiante affaire de trafic de livres spécialisés en psychologie et psychiatrie et fondée sur de multiples réseaux d’escroqueries. Vendre au plus cher des livres ayant faussement appartenu à Janet, c’était au fond une manière d’hommage à la figure du célèbre psychologue.
8Quoi qu’il en soit, la mise à la disposition de ce bel essai est un apport de taille à la connaissance de l’évolution de la pensée scientifique sur les religions, évolution qui, nous le savons tous, est loin d’être achevée.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Lory, « Pierre Janet, Les Formes de la croyance, établissement des textes, annotations, présentation et postface de Stéphane Gumpper et Florent Serina », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2023, 557-559.
Référence électronique
Pierre Lory, « Pierre Janet, Les Formes de la croyance, établissement des textes, annotations, présentation et postface de Stéphane Gumpper et Florent Serina », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2023, mis en ligne le 01 septembre 2023, consulté le 30 novembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/rhr/12828 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.12828
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