1Après avoir déjà écrit l’histoire des abbayes d’Anchin et de Denain, Jean-Pierre Gerzaguet livre une nouvelle monographie d’une abbaye du Nord de la France, en consacrant à Marchiennes, l’un des établissements bénédictins de la vallée de la Scarpe, un ouvrage qui s’impose par son érudition et le soin porté à l’étude. Le cœur du livre est consacré à une édition des actes de l’abbaye, de ses origines jusqu’au début du xiii^e siècle. Chacun des 124 actes du corpus, qui provient pour l’essentiel du chartrier de l’abbaye, aujourd’hui conservé aux Archives départementales du Nord, ainsi que des cartulaires de l’établissement, dont le premier a été composé vers 1170, fait l’objet d’une édition critique, effectuée selon les règles de l’art. La présence d’indices, mais aussi celle d’annexes développées, font de ce travail un modèle du genre et un ouvrage de référence.

2Cette édition offre un beau dossier d’actes, au sein duquel on remarquera en particulier les actes 8, 31, 82 et 83 qui constituent un intéressant dossier sur l’avouerie au xii^e siècle. La solidité de l’édition a aussi pu permettre à l’auteur de consacrer un chapitre à une étude diplomatique fouillée des actes de Marchiennes. Ce travail met en évidence l’importance des originaux (72 % des actes), mais aussi la faiblesse de la représentation du haut Moyen Âge, puisque le premier document indubitablement authentique de l’abbaye de Marchiennes ne date que de 975. Enfin, l’auteur identifie deux grands moments de confection de faux, vers 1125 et 1167, en soulignant qu’ils se situent dans un contexte marqué par les conflits avec les seigneurs de Landas, avoués de Marchiennes.

3L’auteur s’est aussi attaché à dresser une histoire de l’abbaye, qui occupe toute la première moitié du livre. Dans un premier chapitre, il étudie la fondation au vii^e siècle de l’abbaye, qui avait alors la forme d’une communauté de moniales. Si les sources hagiographiques permettent d’établir que Marchiennes constituait un « monastère patrimonial », établi par une grande famille neustrienne dans l’orbite d’Amand, ce qui la mettait en lien avec Hamage et Elnone (Saint-Amand), l’étude montre que les sources s’avèrent si limitées et tardives qu’il est difficile d’avoir beaucoup d’autres certitudes. Pour ne prendre qu’un exemple, si les Annales Marchienses affirmèrent au xii^e que le premier abbé était un certain Jonat, l’auteur souligne, après d’autres, que rien ne permet d’identifier ce personnage avec Jonas de Bobbio, comme l’historiographie a eu souvent tendance à le considérer.

4L’histoire des ix^e et x^e siècles est un petit peu mieux éclairée, la documentation donnant en tout cas à penser à l’auteur que Marchiennes était passée dans l’orbite royale aux temps carolingiens. L’abbaye a aussi pu être victime d’un raid viking, à condition du moins de suivre le récit donné par les Miracula Rictrudis, rédigés au xii^e siècle. Le premier document indiscutablement authentique, un diplôme du roi Lothaire daté de 975, montre que Marchiennes constituait alors une abbaye de femmes. Malgré la présence d’un collège de clercs, le cœur de ce monastère double était bien féminin et les deux communautés se trouvaient placées sous l’autorité d’une abbesse dénommée Judith. Un ensemble d’indices permet à l’auteur de supposer que cette Judith pourrait être liée à la famille des comtes de Flandre, peut-être à un rameau issu du lignage comtal, dont seraient ensuite issus les seigneurs de Landas. Selon un modèle assez répandu, l’abbaye serait ainsi passée d’une tutelle aristocratique aux vii^e et viii^e siècles à un patronat royal au ix^e siècle, avant de devenir un établissement princier au x^e siècle pour finalement se retrouver placée sous l’avouerie d’un lignage seigneurial au xi^e siècle.

5Le deuxième chapitre de l’histoire de l’abbaye s’ouvre sur le début du xi^e siècle marqué, ici comme ailleurs, par la réforme monastique. Comme dans le reste de la vallée de la Scarpe, ce courant réformateur fut porté à Marchiennes par Richard de Saint-Vaast. L’auteur relativise le rôle que le comte Baudoin IV de Flandre aurait pu jouer dans la réforme et souligne que les valeurs de la réforme impulsée par Richard de Saint-Vaast furent, en dernière analyse, celles d’un monachisme de tradition épiscopale. L’essentiel est en tout cas de constater qu’à Marchiennes, le processus réformateur se traduisit par l’expulsion vers 1024 des moniales et leur remplacement par une communauté masculine. L’auteur montre que cette transformation radicale de l’établissement a constitué une rupture majeure dans le fonctionnement et la mémoire de l’abbaye. Ce bouleversement a en effet entraîné une vague de réécriture hagiographique, pour mettre en adéquation le temps des fondateurs avec la nouvelle communauté monastique, ce qui a permis de valoriser ses saints (Amand, Jonat) au détriment de ses saintes (Rictrude, Eusébie).

6La mise en place de cette nouvelle communauté masculine semble aussi s’être accompagnée d’une refondation symbolique et matérielle du monastère. Celle-ci se traduisit par d’importantes constructions, avec en particulier la consécration d’une nouvelle abbatiale en 1029, mais aussi l’édification de nouveaux bâtiments conventuels. L’arrivée des moines semble aussi avoir donné lieu à la constitution d’une nouvelle bibliothèque, dont témoignerait un inventaire partiel des manuscrits de l’abbaye. Celui-ci donne une liste de trente-sept ouvrages, représentant sans doute les deux tiers de la bibliothèque du xi^e siècle, dont l’esprit était très carolingien.

7Deux chartes comtales, datées de 1038 et 1046, mais forgées vers 1125, peut-être à partir de documents authentiques, s’attachèrent à limiter les pouvoirs de la sous-avouerie de Marchiennes, que le comte de Flandre aurait originellement confiée à Hugues Havet d’Aubigny, fondateur du lignage châtelain de Douai. Ces droits d’avouerie seraient par la suite parvenus, dans des conditions obscures, entre les mains des seigneurs de Landas, qui devinrent dès lors le principal interlocuteur laïc de l’abbaye. À la fin du xi^e et au début du xii^e siècle, les sires de Landas disposaient ainsi d’une forte emprise sur le monastère, ce qui se traduisit en particulier par l’élection en 1103 de Fulcard, l’un des membres de ce lignage, comme abbé de Marchiennes.

8Dans le contexte grégorien, l’élection abbatiale de Fulcard aboutit à une crise majeure, qui finit par contraindre l’abbé à résigner en 1115 sa charge. Le conflit entre l’abbaye et ses sous-avoués favorisa une relance grégorienne du processus réformateur, qui fut marquée par une nouvelle attention à la régularité, avec en particulier l’adoption d’un coutumier d’origine clunisienne. Le nouvel esprit grégorien inspira aussi une politique de restauration du temporel, qui fut légitimée par la volonté des moines de se faire restituer les biens qu’ils définissaient comme des usurpations séculières.

9Dans un troisième et dernier chapitre, l’auteur utilise la documentation croissante de la deuxième partie du xii^e siècle pour dresser un tableau de l’abbaye. Il souligne en particulier l’importance des convers, dont la présence n’apparaît, ici comme ailleurs, que dans la seule documentation nécrologique, qui permet toutefois de constater qu’ils représentaient environ 40 % de la communauté. Lorsque, aux xiii^e et xiv^e siècles, la documentation donne des cognomina toponymiques aux frères, il est possible de constater que les moines étaient recrutés dans un périmètre très local, tandis que les abbés de la période féodale venaient de communautés extérieures, en particulier de Saint-Vaast et Anchin. Ce recrutement d’abbés étrangers constitue un trait saillant de la vie religieuse de Marchiennes, où il fallut attendre la fin du xii^e siècle pour que la communauté se décide enfin à choisir l’un des siens comme abbé.

10L’étude se termine par une analyse du temporel, qui permet à l’auteur d’évaluer le domaine propre de Marchiennes, probablement sa dotation originelle, à environ 5 000 ha. À ce premier ensemble, il faut ajouter les 1 500 ha du domaine de l’abbaye voisine d’Hamage, qui au début du xi^e siècle fut placée dans la dépendance de Marchiennes, devenant ainsi son unique prieuré. Enfin, l’abbaye acquit au fil du temps des possessions plus dispersées, qui lui permirent au xii^e siècle de disposer d’un temporel que l’auteur estime à un total de 10 à 12 000 ha. Si cet ensemble était conséquent, si Marchiennes disposait aussi d’une histoire et de reliques prestigieuses, l’abbaye n’exerça toutefois qu’un rayonnement limité, comme en témoignent sa quasi-absence de dépendances, les limites de son réseau dévotionnel et le fait qu’aucun de ses moines ne soit parvenu à obtenir dans un autre établissement une charge abbatiale. L’auteur conclut son ouvrage sur ce point en comparant l’abbaye de Marchiennes à sa voisine d’Anchin, qui semble avoir pris sous de nombreux aspects son exact contre-pied. En ce sens, la lecture de ce beau livre offre à son lecteur un nouveau témoignage de la remarquable diversité des chemins empruntés par les monastères, y compris lorsqu’ils se sont développés dans un milieu géographique, politique et spirituel tout à fait comparable.