1Issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université Marquette (Milwaukee), écrit avec l’art de dire tout ce qui est nécessaire et de ne dire que ce qui est nécessaire, ce livre étudie les racines du concile Vatican II, en les prolongeant, au-delà du xix^e siècle, jusqu’au synode qui s’est tenu à Pistoia en 1786, sous l’autorité de l’évêque Scipione de’ Ricci, avec le soutien du Grand-duc de Toscane Léopold I^er. Avec nuance et une grande attention à la différence des contextes, des parallèles sont dressés entre ces deux assemblées réformatrices sur des sujets d’importance : le rôle des évêques et des laïcs, l’autorité dans l’Église, la liberté religieuse, la liturgie, la lecture de la Bible et la centralité du Christ dans les dévotions. Cette comparaison s’inscrit dans une enquête résolument historique : à partir du deuxième chapitre, le plan suit une perspective chronologique et propose un parcours allant des origines du synode de Pistoia jusqu’aux débats ecclésiologiques lors de la deuxième session du concile Vatican II.

2Il peut paraître étonnant de mettre en relation un concile œcuménique avec un synode diocésain réputé janséniste, dont les actes ont été visés par la bulle Auctorem fidei en 1794. Comme il est rappelé en introduction (p. 9), ce rapprochement fait précisément partie des accusations lancées par des théologiens traditionnalistes contre le concile Vatican II : faisant fi de la condamnation du synode de Pistoia par Pie VI, les pères conciliaires et les papes à partir de Jean XXIII auraient mis en œuvre le programme de réforme voulu par les jansénistes. En s’appuyant sur des travaux de théologiens favorables au concile Vatican II, auquel ils ont d’ailleurs participé comme experts, Shaun Blanchard défend une thèse toute différente. D’une part, il considère que le synode de Pistoia a échoué car il ne remplissait pas trois des critères établis par Yves Congar pour définir une vraie réforme dans l’Église. D’autre part, empruntant à Joseph Ratzinger l’idée d’une herméneutique de la réforme, il estime que le concile Vatican II a associé continuité et discontinuité dans sa recherche d’un retour aux sources, d’un aggiornamento et d’un développement de la doctrine. Le titre du premier chapitre, consacré à l’interprétation de ce concile, synthétise en une formule les concepts repris à Congar et à Ratzinger : « Une herméneutique de la vraie réforme ». En quelque sorte, l’ouvrage étudie la lente décantation, le travail de discernement doctrinal et la patience pastorale qui ont été nécessaires pour que l’héritage du synode de Pistoia puisse être assumé dans l’Église catholique, la bulle Auctorem fidei conservant sa fonction de contrôle jusque dans les discussions conciliaires.

3Shaun Blanchard souhaiterait que les théologiens catholiques reconnaissent l’acceptation par l’Église de points importants de l’agenda pistoien et que les jansénistes bénéficient d’un regard critique nuancé, irénique et aussi généreux que possible, semblable à celui porté sur l’héritage du protestantisme à l’âge de l’œcuménisme (p. 304‑305). Si l’on ne peut que saluer la volonté de faire du jansénisme un authentique objet d’étude historique pour les théologiens, et non un simple épouvantail, l’ouvrage soulève toutefois une question : qu’y a-t-il de spécifiquement janséniste dans les points de réforme que le concile Vatican II a assumés ? On n’y retrouve ni la théologie de la grâce fondée sur l’interprétation d’Augustin par Jansénius, ni la doctrine de l’obscurcissement général de la vérité dans l’Église à l’approche de la fin des temps, doctrine visée dans la première proposition condamnée dans Auctorem fidei et qui est paradoxalement défendue, avec certaines différences, par des théologiens traditionnalistes qui se présentent pourtant comme anti-jansénistes. Or, la théologie de la grâce et la croyance en l’obscurcissement général de la vérité dans l’Église constituent deux fils rouges du jansénisme, de ses origines à ses dernières manifestations (voir Simon Icard, L’Apocalypse janséniste, Paris, Cerf, 2023 et Le Jansénisme, une théologie, à paraître). Les points de réforme défendus par les acteurs du synode de Pistoia l’étaient aussi par les alliés objectifs des jansénistes, qui ne partageaient pourtant pas leurs vues sur la grâce ou leur conception apocalyptique de la défense de la vérité. On peut donc se demander si le terme janséniste est pleinement satisfaisant pour qualifier l’héritage du synode de Pistoia à Vatican II.

4Par une heureuse coïncidence éditoriale, le passionnant ouvrage de Shaun Blanchard est paru la même année qu’un ouvrage collectif consacré à l’histoire longue de la bulle Auctorem fidei (Jean-Baptiste Amadieu et Simon Icard [dir.], Du Jansénisme au modernisme. La bulle Auctorem fidei, 1794, pivot du magistère romain, Paris, Beauchesne, 2020). Une lecture conjointe des deux livres peut s’avérer intéressante, notamment si l’on prête attention à l’article « Constitution dogmatique et contexte historique : regards croisés sur Auctorem fidei », où Gérard Pelletier adopte successivement le regard de l’historien sur la rédaction de la bulle, puis celui du théologien sur son devenir au-delà du contexte de sa fulmination, en se référant lui aussi à l’ouvrage d’Yves Congar, Vraie et fausse réforme dans l’Église.