1Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’École normale supérieure de Pise, ainsi que membre du Conseil scientifique de l’Institut de l’Enciclopedia italiana et socio corrispondente de l’Accademia dei Lincei, Daniele Menozzi est sans aucun doute l’un des plus importants historiens du catholicisme contemporain, non seulement en Italie mais aussi au niveau international. À partir de la seconde moitié des années soixante-dix, il a publié des travaux fondamentaux sur le rapport entre « philosophie » et christianisme à la fin du xviii^e siècle ; l’idéologie de « chrétienté » ; le Sacré-Cœur de Jésus et, en général, la politisation des cultes à l’époque contemporaine ; l’évolution de la doctrine ecclésiastique sur la guerre et la paix au xx^e siècle ; la confrontation de l’Église catholique aux droits de l’homme ; l’antisémitisme, notamment dans la liturgie ; et, tout récemment, la croisade.

2Parmi toutes ces études, les plus novatrices sont probablement celles sur la politisation des cultes, surtout sur le plan méthodologique. Dans Il potere delle devozioni, Menozzi reprend – et retravaille – certaines des plus importantes, tout en ajoutant un chapitre inédit sur Fatima et le Cœur Immaculé de Marie. Dans l’ensemble, ce livre éclaire les multiples significations politiques attribuées au xix^e et au xx^e siècle à certains des cultes catholiques les plus populaires, en insistant tout particulièrement sur le rôle joué par la papauté.

3Dans le premier chapitre, « Contro la modernità liberale : l’Immacolata Concezione di Maria » (p. 27‑61), Menozzi met en relief la dimension contre-révolutionnaire, puis antilibérale qui marque le développement de la dévotion à Marie en tant que l’« Immaculée » dans la première moitié du xix^e siècle. En particulier, il retrace la tentative (qui a échoué) de la part de Pie IX de lier la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception de Marie à une condamnation solennelle du monde moderne (le futur Syllabus). Derrière cette démarche, il y a l’idée – que le pape emprunte au comte italien Emiliano Avogadro della Motta (1798‑1865) – que la proclamation du dogme montrerait aux hommes, par différence, leur « culpabilité » et, par conséquent, leur incapacité à ériger une société autonome, « indépendante » par rapport à Dieu et à son Église.

4Le deuxième chapitre, « Un patrono per la Chiesa aggredita dalla rivoluzione : il culto a san Giuseppe » (p. 63‑99), suit les nombreuses significations politiques attribuées au culte de saint Joseph au xix^e et au xx^e siècle. C’est encore Pie IX qui, en 1862, au lendemain de l’unification italienne, lance le processus de politisation de la dévotion au « saint époux de la Vierge », dans le but de renforcer la guerre spirituelle menée par cette dernière contre la menace révolutionnaire. Ensuite, le 8 décembre 1870, dans le contexte apocalyptique (pour le pape et beaucoup de catholiques) qui suit la prise de Rome par l’armée italienne (20 septembre 1870), Pie IX proclame saint Joseph patron de l’Église universelle. Sans cesser d’être le défenseur céleste de l’Église, saint Joseph sera aussi, dans les décennies suivantes : le symbole de la doctrine sociale de l’Église, sous Léon XIII ; le « tuteur de la famille catholique » (p. 89), toujours sous Léon XIII ; et, enfin, l’« ouvrier de Nazareth », modèle de soumission sociale et d’obéissance religieuse, sous Léon XIII et surtout Pie X. Comme le souligne Daniele Menozzi, « le culte de saint Joseph révèle ainsi une remarquable malléabilité politique vis-à-vis du cours de l’histoire » (p. 90).

5Le troisième chapitre, « Restaurare la società cristiana : l’intronizzazione del Sacro Cuore nelle famiglie » (p. 101‑138), porte sur une pratique aujourd’hui presque oubliée, mais qui connaît un grand succès dans les premières décennies du xx^e siècle. Née des cendres de deux pratiques précédentes – la consécration des familles et le couronnement des images – l’intronisation du Sacré-Cœur dans les familles est le produit de l’imagination religieuse d’un prêtre péruvien (mais établi au Chili) de la Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, le P. Mateo Crawley-Boevey. Après avoir été approuvée par le Saint-Siège en 1907, cette pratique se répand d’abord en Amérique Latine, puis dans le monde entier, en « restaurant » le « règne social » du Christ dans les familles, et, par les biais des familles, dans la société.

6Dans le quatrième chapitre, « “Il più italiano dei santi” : la nazionalizzazione di san Francesco » (p. 139‑187), Menozzi retrace la construction de François d’Assise comme saint national : une construction qui dans les années 1920 et 1930 constitue un terrain de rencontre entre l’Église et le fascisme, et partant un vecteur de fascisation du catholicisme italien. C’est Mussolini lui-même qui, en 1925, présente saint François comme « une figure sublime dans laquelle brillent les caractéristiques typiques de la race italienne » (p. 162). L’année suivante, Pie XI offre une lecture alternative du saint comme « héraut du Grand Roi » (le Christ), mais – comme le montre bien l’auteur – c’est l’interprétation fasciste proposée par Mussolini qui prévaut jusqu’à la chute du régime. En 1939, le pape essaie d’exploiter la proclamation de François d’Assise comme saint patron de l’Italie pour soutenir ses efforts diplomatiques visant à maintenir l’Italie en dehors du conflit. À cette fin, il reprend sa lecture du saint comme symbole de l’Italie catholique (et donc d’une Italie obéissant au pape). Cependant, l’entrée en guerre du pays relance l’interprétation fasciste – et impérialiste – de saint François. Une interprétation qui ne sera effacée que par la défaite militaire.

7Le cinquième chapitre, « Sconfiggere il comunismo : Fatima e il Cuore immacolato di Maria » (p. 189‑226), décrit la redéfinition progressive de la signification politique attribuée aux révélations de Fátima, de la Première Guerre mondiale à la guerre froide. Dans le Portugal des années 1920‑1940 (et après), elles fournissent une sanction divine au régime national-catholique et anticommuniste d’António de Oliveira Salazar. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elles soutiennent la lutte à la fois antinazie et anticommuniste de Pie XII, avant de devenir une icône anticommuniste mondiale à l’époque de la guerre froide.

8Fondé sur une analyse minutieuse d’un large éventail de sources imprimées (discours, livrets, manuels, mais aussi prières et autres textes liturgiques), ce livre offre un large aperçu de la politisation des cultes catholiques aux xix^e et xx^e siècles. Dans ce cadre, une attention particulière est portée aux papes, ainsi qu’à leurs relations avec le catholicisme mondial. Ce dernier apparaît comme un champ transnational complexe, animé par plusieurs acteurs, à la fois producteurs et destinataires de pratiques et de discours. C’est un champ dominé par la papauté, qui est la seule à pouvoir assurer le succès global d’une pratique ou d’un discours, mais qui en même temps ne parvient jamais à imposer universellement ses messages politiques et religieux.

9Publié à une époque de grand essor de la piété populaire, ce livre se propose de rappeler aux lecteurs le passé politique de cette piété, et contribuer ainsi à la « libérer » d’un héritage en contradiction avec le projet réformateur du pape François (cf. p. 24). Dans ce sens, le « lecteur modèle » de Menozzi ne serait autre que le pape, qui, dans sa réinterprétation des principaux cultes catholiques, n’a jusqu’à présent pas prêté beaucoup d’attention aux significations politiques qui leur ont été attribuées dans le passé. On ne sait pas si Il potere delle devozioni atteindra son but. Il est certain, toutefois, qu’il montre, d’une part, la capacité du « catholicisme intransigeant » à façonner les formes de la piété catholique, et, d’autre part, l’importance de ces mêmes formes dans les processus de politisation des masses qui marquent l’époque contemporaine à partir de la fin du xviii^e siècle.