Nicolas Guyard, Les reliques du Christ. Une histoire du sacré en Occident
Nicolas Guyard, Les reliques du Christ. Une histoire du sacré en Occident, Paris, Les Éditions du Cerf, 2022, 307 p., 24 cm, 24 €, ISBN 978‑2-204‑13588‑7.
Texte intégral
1Dans un ouvrage synthétique, Nicolas Guyard retrace l’histoire des reliques du Christ, depuis leur « invention », au ive siècle, jusqu’à l’époque contemporaine. Le regard se porte résolument sur la société, dans ses usages et sa perception du sacré, à travers le temps. Aussi, la progression de l’analyse suit-elle la marche des siècles, découpés en trois ensembles inégaux quant à leur durée et leur longueur (quatre chapitres pour les ive-xve siècles, trois pour les xvie-xviiie siècles et deux pour les xixe-xxe siècles). Née en Orient, cette histoire quitte rapidement son berceau, pour se concentrer ensuite, exclusivement, sur l’Occident.
2La première partie, « Le temps des légendes », illustre justement ce transfert de sacralité d’un pôle vers l’autre, dans la succession de ses différents relais. Tout commence à Jérusalem, autour d’un événement fondateur – l’apparition de la Vraie Croix –, bientôt magnifié et chargé de sens par l’élaboration d’un récit d’invention polymorphe, qui attribue la découverte à Hélène, mère de l’empereur Constantin. La relique exalte et légitime le pouvoir impérial, lequel, en retour, devient garant de la puissance sacrale et symbolique du Saint Bois, susceptible de se diffuser, au gré de ses fragmentations.
3Le deuxième chapitre décrit le processus de concentration des reliques du Christ à Constantinople, dans ses temps forts, les viie et xe siècles, où les enjeux théologiques et politiques s’imbriquent pour faire de la capitale impériale une « nouvelle Jérusalem », et de l’église palatiale du Phare un réceptacle du sacré, auréolant la figure d’un « Empereur-Christ ». Pendant ce temps se dessine un autre ‘front’, en Occident, avec la constitution de trésors de reliques, en particulier autour de l’image fantasmée d’un Charlemagne émule des empereurs byzantins en sa chapelle palatine, dispensant des parcelles de divin dans diverses zones de la chrétienté. Mais ce sont les premières croisades qui ouvrent la voie au transfert massif des reliques du Christ de l’Orient vers l’Occident, en renforçant l’afflux et les pieuses convoitises des pèlerins latins à Constantinople.
4Le troisième chapitre se situe au point culminant du processus, aux xiie et xiiie siècles. Assurément, les reliques du Christ – celles de la Passion en tête – avaient déjà pris place dans les grands sanctuaires occidentaux, au cœur de rivalités et enjeux de pouvoir du temporel et du spirituel, soutenus par des récits légendaires. Le désir de possession est toutefois avivé par l’esprit des croisades et l’implantation des Latins en Orient, avant que la prise de Constantinople, en 1204, n’entraîne un « transfert de sacralité » massif vers l’Occident ; de nouveau, les établissements bénéficiaires, forts du prestige de leurs donateurs, entrent en concurrence, jusqu’à ce qu’un événement exceptionnel ne vienne bouleverser totalement le cours de ces translations. De fait, la mainmise de Louis IX sur les reliques de la Passion inaugure une nouvelle ère : le souverain, nouveau Constantin, entrepose ce trésor dans sa capitale, nouvelle Jérusalem, à l’intérieur d’un sanctuaire palatial – la Sainte-Chapelle –, nouvelle Théotokos du Phare. Toute la puissance sacrale de l’Orient a gagné l’Occident, qui se la réapproprie : au signe de la victoire constantinien, le saint roi pénitent préfère, pour l’exalter, la Couronne d’épines du Christ souffrant.
5Les nouvelles polarisations et formes dévotionnelles élaborées autour des reliques christiques, dans l’Europe des derniers siècles du Moyen Âge, font alors l’objet d’un quatrième chapitre. Louis IX devient un nouveau modèle pour rois et princes désireux, dans un souci de filiation ou de rivalité, d’ériger leur propre chapelle-reliquaire, symbole de la légitimité et du caractère sacré de leur pouvoir. Si les reliques de la Passion demeurent les plus recherchées, le poids de la liturgie – tout particulièrement le sacrement de l’Eucharistie – et l’affirmation d’une piété davantage intériorisée, aux élans « mystiques » marqués, valorisent certaines vénérations, comme celle du Saint Sang. La « tension entre matériel et spirituel » se traduit également par l’érection de nombreuses répliques du Saint-Sépulcre, qui transposent au sein des communautés, dans une dynamique religieuse civique, la Jérusalem terrestre en Jérusalem céleste. La chrétienté occidentale s’est définitivement dégagée de la tutelle de l’Orient, assez mûre désormais pour se jouer des légendes et des espaces, comme le montre encore cette étrange « épidémie de suaires », objets témoins, tout à la fois, de « l’absence et la présence du Christ », où se trouve brouillée la frontière entre « copie » et « authentique ».
6On pénètre ensuite dans « Le temps des histoires », qui modifie le rapport au sacré. Les répercussions de la Réforme sur le culte des reliques, en premier lieu du Christ, sont profondes : au désir d’une « hiérarchisation des dévotions » de plus en plus prégnant, Luther, puis Calvin, répondent par une injonction de rejet absolu des « pratiques idolâtres ». Le dernier dénonce une mystification orchestrée par le clergé et s’attache à démontrer, par la dérision, l’inauthenticité des reliques et de leurs légendes. Pourtant, l’ampleur des destructions paraît moins importante que ne le laisserait croire le discours catholique. Le sixième chapitre nous plonge dans la Contre-Réforme et sa riposte, quelque peu tardive, aux attaques protestantes. Tandis que certaines reliques du Christ sont érigées en étendards du catholicisme, la lutte se transforme en bataille d’érudits ; les reconnaissances officielles se multiplient, soutenues par le poids de la tradition et les récits de miracles. Cette « restauration sacrale » s’accompagne d’un nouveau mouvement de translations et collections de reliques aux enjeux multiples, en particulier dans les plus hautes sphères du pouvoir, comme la famille des Habsbourg. En définitive, ces élans dévotionnels ne sont pas la marque d’une reprise cultuelle, mais d’une transformation profonde et contrôlée de « l’appréhension du sacré », où les reliques du Christ jouent un rôle de premier plan dans le « renforcement d’une piété christocentrée » – transformation à la hauteur des réformes dogmatiques, pastorales et structurelles à l’œuvre dans la catholicité, sous l’aiguillon de la charge des mouvements réformés.
7Mais le temps des débats et des crises ne fait que commencer et s’articule en plusieurs phases, décrites dans un septième chapitre. Au-delà des combats confessionnels, le besoin d’authentiquer certaines reliques – notamment lorsque plusieurs sanctuaires en revendiquent la possession – donne naissance, à la fin du xvie siècle, à une véritable science, l’hagiographie, fondée sur une étude critique des sources. Or, la multiplication des enquêtes ouvre également la porte aux polémiques, tandis que les failles, les vides, les ruptures dans l’histoire des objets incitent d’aucuns à les disqualifier. Ces querelles, au cas par cas, limitées aux milieux ecclésiastiques, prennent une nouvelle tournure à l’époque des Lumières, lorsque les philosophes stigmatisent le culte des reliques comme un effet de l’obscurantisme. La Révolution française, nouveau moment critique, hérite de ces inflexions et montre, par ses actions diversifiées, le rapport complexe d’une société divisée vis-à-vis du sacré.
8C’est alors que la nouvelle « restauration sacrale », qui fait suite aux troubles révolutionnaires, inaugure le dernier « temps » de cette histoire, celui « de la science ». Le huitième chapitre détaille les étapes et les enjeux du progressif retour des reliques du Christ et de leurs cultes dans les sanctuaires. S’il n’est pas toujours aisé d’effacer les blessures récentes et de rétablir un cadre matériel et juridictionnel adéquat, les pratiques dévotionnelles demeurent vivaces auprès de ces emblèmes d’une Église triomphante. Pourtant, cette dernière voit revenir en force les controverses, issues de milieux protestants ou anticléricaux, ce qui l’entraîne bientôt sur un nouveau terrain, celui des « connaissances positives », nouvelles garantes de l’authenticité des reliques. Le dernier chapitre de l’ouvrage illustre les effets de cette ouverture au monde savant le plus large, au-delà des sphères ecclésiastiques, qui privilégie l’expertise matérielle et mobilise toutes les ressources des sciences, allant jusqu’à engendrer une nouvelle discipline dédiée à l’étude des reliques, la « lipsanographie » – bientôt remplacée par la « sindonologie », en référence au Suaire de Turin. De fait, l’image en négatif apparue sur le linge en 1898 déclenche, dans le monde catholique, une dispute, interminable et sans précédent, entre les tenants de l’authenticité et leurs opposants. Or, l’Église se retire peu à peu du champ des débats, préférant insister sur la réserve spirituelle et médiatrice de l’objet ; de la sorte, elle accepte la datation médiévale du suaire, considéré désormais comme une image du Christ, toujours propre à la vénération des fidèles. Si la plupart des reliques perdent leur puissance sacrale, elles connaissent des destins fort différents, selon les stratégies localement adoptées par les autorités religieuses dans la « valorisation du patrimoine sacré ». Nicolas Guyard a su retracer avec clarté cette longue histoire des reliques du Christ, en s’appuyant, pour chacune des périodes évoquées, sur les travaux les plus récents des spécialistes, tout en opérant une salutaire sélection des dossiers sollicités. Il est néanmoins dommage qu’une relecture serrée n’ait pas été réalisée avant publication, en vue de rectifier les quelques étourderies qui se sont glissées dans le texte.
Pour citer cet article
Référence papier
Estelle Cronnier, « Nicolas Guyard, Les reliques du Christ. Une histoire du sacré en Occident », Revue de l’histoire des religions, 1 | 2025, 106-109.
Référence électronique
Estelle Cronnier, « Nicolas Guyard, Les reliques du Christ. Une histoire du sacré en Occident », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13570 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ew7
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