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Comptes rendus

Jean-Claude Picot, Empédocle. Sur le chemin des dieux

Paris, Les Belles Lettres, (« Anagôgê »), 2022
Izabela Jurasz
p. 109-112
Référence(s) :

Jean-Claude Picot, Empédocle. Sur le chemin des dieux, Paris, Les Belles Lettres, (« Anagôgê »), 2022, 24 cm, 748 p., 69 €, ISBN 978‑2-251‑45257.

Texte intégral

1Le recueil de travaux de Jean-Claude Picot [JCP] est – de son propre aveu – destiné aux lecteurs ayant déjà une certaine connaissance de la pensée d’Empédocle. Cet avertissement aide à comprendre pourquoi un imposant volume de sept cents pages n’est consacré qu’à une seule problématique, à savoir le rapport d’Empédocle avec les dieux. Bien que le sujet paraisse très vaste, JCP procède avec une grande rigueur. Les questions religieuses ne constituent pas pour lui un domaine séparé de la cosmologie ou de l’anthropologie. Il consacre son impressionnant travail à la manière dont Empédocle fait appel au divin pour assurer la cohérence de son univers.

2Ceux qui connaissent un peu la pensée d’Empédocle ont de quoi s’étonner, car ce philosophe est connu pour le peu d’intérêt qu’il accorde aux révélations divines dans ses recherches sur le fonctionnement de l’univers. Dans les fragments conservés de ses poèmes, on peut lire néanmoins les noms de Zeus, Héra, Apollon, Aphrodite et Cronos, sans qu’ils soient accompagnés d’une réflexion théologique approfondie. On peut s’étonner d’y trouver aussi des divinités peu connues comme une néréide Némertès, une Muse nommée Kalliopeia, mais surtout des personnages énigmatiques nommés Aïdôneus, Nestis, Philotès, Neikos ou Sphaïros. Ces derniers figurent cependant parmi les principaux acteurs de l’univers d’Empédocle. Les dieux d’Empédocle forment un groupe hétérogène qu’il n’est pas évident d’étudier.

3Le livre de JCP est composé de quinze études dont chacune peut être lue séparément. Les dix premières sont, en fait, des articles publiés entre 1998 et 2018 (p. 15‑336). Ils sont suivis de cinq études inédites (p. 337‑694) dont quatre traitent des dieux et la cinquième des daimones. Bien que cette seconde partie soit particulièrement importante, consacrons quelques mots aux articles réédités qui montrent le chemin parcouru par l’auteur. Ils donnent d’abord un aperçu de la méthode de travail de JCP. Dans chaque article, le chercheur se focalise sur un fragment d’Empédocle (édition Diels-Kranz), un vers, voire une expression, qu’il soumet à un minutieux examen philologique. Pourquoi Empédocle appelle-t-il l’oreille « rameau de chair » (Fragment 99) ? Pourquoi veut-il que la purification se fasse en puisant à « cinq sources » (Fr. 143) ? Qu’entend-il par la « brillance » de Nestis (Fr. 96) ? Quel rapport établit-il entre les « choses immortelles » (ambrota) et l’air (Fr. 21) ? Pour trouver des réponses, JCP tisse un vaste réseau de références et poursuit sa réflexion au travers des textes parmi lesquels une place de choix est toujours réservée aux poètes : Homère, Hésiode, Pindare. Car – n’en déplaise à Aristote – Empédocle est poète, tout autant qu’il est philosophe.

4La dimension poétique de l’œuvre d’Empédocle est ici particulièrement importante. Certes, les fragments conservés de ses écrits sont pleins de métaphores, de synecdoques, de jeux de mots, d’allusions et d’images. Or, ces figures littéraires sont constitutives de la pensée et renvoient à l’univers intellectuel d’Empédocle. Ce constat pousse JCP à la recherche d’une « matrice poétique » (p. 12‑11) pour chaque thème qu’il aborde. Il préfère un « Empédocle poétique » à un « Empédocle magique » (voir l’étude critique du livre de P. Kingsley, p. 33‑79). Les conséquences de ce choix se manifestent aussi dans la manière dont il tient compte de la réception de la pensée d’Empédocle. Celle-ci devient essentielle pour distiller les malentendus concernant les dieux d’Empédocle. JCP étudie soigneusement le contexte philosophique et historique dans lequel les paroles d’Empédocle ont été lues et commentées.

5Le premier des textes inédits (« Sphairos, ou le Dieu caché (Sur le Fr. 29 DK d’Empédocle) », p. 337‑375) concerne une des figures clés de l’univers d’Empédocle : Sphairos. Ce puissant dieu serait l’ultime et la plus belle forme que le cosmos prend sous l’action de l’Amour. Mais à quoi ressemblerait-il ? Selon les deux descriptions conservées (Fr. 29 et 134), Sphairos ne possède aucun membre humain, bien que « deux rameaux » jaillissent de son « dos » (Fr. 29). JCP soumet cette expression à une enquête poussée, tout en discutant deux identifications possibles de Sphairos : avec Éros ou avec l’Apollon cosmique. Certaines observations formulées à cette occasion sont développées dans la seconde étude, consacrée à Apollon (« Apollon chez Empédocle », p. 377‑418). Cette fois-ci, l’étude prend en compte une dizaine de fragments (DK), dans le but de mettre à l’épreuve l’ancienne thèse qui faisait d’Empédocle un « prophète d’Apollon ». Cet ensemble de références à Apollon est soumis à une analyse rigoureuse, autant lexicale et grammaticale qu’historique. Car JCP tient compte de l’histoire de la réception de ces textes ainsi que des débats contemporains les concernant. Et il le fait dans un style simple, vif et agréable à lire qui donne l’impression d’assister au dialogue entre Empédocle et ses lecteurs. L’étude de la réception des paroles d’Empédocle se prolonge dans l’étude suivante. Cette troisième étude est particulièrement importante, bien que modestement intitulée : « Petite histoire d’une marginalisation (Empédocle, Fr. 6 DK, les racines de toutes choses) » (p. 419‑495). Elle porte sur le point fondamental de l’enseignement d’Empédocle, où les quatre éléments sont assimilés à quatre dieux : « Zeus brillant et Héra porte-vie et Aïdôneus et Nestis » (Fr. 6). L’histoire de la réception de ces vers fait découvrir un singulier processus de marginalisation auquel ils ont été soumis. JCP énumère plusieurs stratégies de cette marginalisation : « l’ornement poétique, l’habillage, le déni de l’importance, la banalisation, le silence, la substitution, l’affabulation » (p. 420). La démonstration qui s’ensuit revêt une grande importance méthodologique. Il est vrai que la tradition philosophique ne manque pas de critiques plus ou moins explicites formulées à l’encontre des idées d’Empédocle (cf. Aristote, De gen. et corr. 315a3‑19 ; De caelo 295a29-b3 ; Cicéron, Luc. 2,14 ; Plutarque, Adv. Col. 10‑11). Or, dans le cas du verset concernant les quatre divinités, ces critiques sont plus subtiles, souvent déguisées en malentendus. Avec patience et rigueur, JCP interroge des textes anciens et des études modernes afin de démontrer que l’attribution des éléments aux dieux constitue le fondement même de l’enseignement d’Empédocle. Cette conclusion l’amène encore plus loin. Une lecture cohérente de la mention des « quatre racines » dévoile un projet de déification de la nature, dans lequel les rôles et les attributions des divinités sont redéfinis. Empédocle pense une tétrade divine dans laquelle les divinités sont identiques aux éléments. En faisant ainsi, il abolit la traditionnelle répartition des régions du monde entre trois dieux olympiens (Zeus, Poséidon, Hadès), flanqués de leurs ancêtres (Ouranos et Gaïa). Cet ordre classique – consacré par Homère et Hésiode ! – n’est pas simplement supprimé, mais redéfini et incorporé dans l’organisation du cosmos élaborée par Empédocle. Ainsi, Zeus est identifié au feu, Héra à l’air, Aïdôneus à la terre et Nestis à l’eau. On remarque avant tout la présence d’un second couple divin qui reprend, grosso modo, les attributions d’Hadès et de Perséphone, mais qui également transforme le couple olympien. Les métamorphoses des dieux traditionnels sont étudiées dans le texte suivant, intitulé « Héra aux deux visages » (p. 497‑533). Le point de départ de cette étude est l’adjectif « porte-vie » (pheresbios) qui caractérise Héra dans le Fr. 6. Joignant l’analyse philologique à la lecture critique des textes anciens, JCP décrit les métamorphoses des dieux traditionnels. Dans ce processus, l’identification de chaque divinité à un élément est certes un moment déterminant, mais pas le seul qui mérite l’attention. En fait, les personnalités des dieux d’Empédocle doivent correspondre à toutes les manifestations possibles de chacun des éléments. Ils doivent représenter le feu, l’air, l’eau et la terre, sans aucune limitation. Dans ce sens, JCP montre qu’Héra–air possède « deux visages », qu’elle est bonne et mauvaise. Tout comme l’air qui tantôt fait vivre et soulage, tantôt se transforme en ouragan meurtrier. En fait, le double visage des dieux empédocléens est celui des affinités des éléments par rapport aux deux puissances – Amour et Haine, Philotès et Neikos. Voici la clé de voûte du temple des dieux empédocléens, savamment reconstruit par le chercheur.

6Pour terminer, JCP ajoute une cinquième étude intitulée « Empédocle et le spectacle divin de la réincarnation » (p. 535‑694). Le sujet abordé est délicat, car, malgré l’absence de témoignages permettant de dire qu’Empédocle croyait à la métempsychose, de nombreux commentateurs anciens le supposaient. Quel sens aurait pu alors avoir cette métempsychose, pour un philosophe qui nie la survie de l’âme individuelle après la mort (cf. Fr. A 85) ? La réponse à cette question aux allures anthropologiques et cosmologiques est étroitement liée à la place qu’Empédocle accorde aux daimones. Il s’agit là d’une de nombreuses surprises qu’Empédocle – avec l’aide de JCP – réserve à ses lecteurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Izabela Jurasz, « Jean-Claude Picot, Empédocle. Sur le chemin des dieux »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2025, 109-112.

Référence électronique

Izabela Jurasz, « Jean-Claude Picot, Empédocle. Sur le chemin des dieux »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 26 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13585 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ew8

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Auteur

Izabela Jurasz

Humboldt-Universität, Berlin.

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