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Comptes rendus

Éric Thoreau-Girault, Une société chrétienne : Naples, Amalfi, Gaète (vie-xiie siècle)

Leuven/Paris/Bristol, Peeters, 2022
Alain Rauwel
p. 123-125
Référence(s) :

Éric Thoreau-Girault, Une société chrétienne : Naples, Amalfi, Gaète (vie-xiie siècle), Leuven/Paris/Bristol, Peeters, 2022 (« Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance, Monographies », 56), vi-588 p., 24 cm, 72 €, ISBN 978‑90‑429‑4810‑5.

Texte intégral

1La Campanie pré-normande constitue une curieuse zone blanche sur la carte des travaux italiens de médiévistes français. Certes, les pages d’Émile Bertaux demeurent admirables à cent-vingt ans de leur publication, et les grands travaux d’Huguette Taviani-Carozzi sur la principauté de Salerne et de Thomas Granier sur l’hagiographie napolitaine ont été justement salués. Reste que la région de Naples ne bénéficiait pas jusqu’à aujourd’hui d’une de ces grandes monographies « à la Toubert » qui honorent de longue date l’historiographie francophone, tant pour l’Italie du nord et du centre que pour le « grand sud » (Pouilles ou Calabre). C’est dire si le beau livre d’Éric Thoreau-Girault est une manière d’événement : en étudiant la vie religieuse des clercs et des laïcs campaniens de Grégoire le Grand à Roger II, il jette de vives et précieuses lumières sur toutes sortes d’aspects de la société des duchés tyrrhéniens au fil d’un long haut Moyen Âge.

2Le résultat de l’enquête appelle d’autant plus l’admiration que l’auteur a dû composer avec une documentation très inégale dans sa forme et dans son abondance. Pour le dire vite, les années 600 bénéficient d’un puissant coup de projecteur grâce à la correspondance du pape Grégoire – avec les effets de tout coup de projecteur, aveuglant autant que révélateur. Il faut attendre ensuite le ixe siècle pour que les Gesta episcoporum Neapolitanorum multiplient les données sur le clergé campanien, dans une perspective évidemment hagiographique. Enfin, la situation des xe et xie siècles est vue sous un angle bien différent, au moyen d’actes de la pratique désormais plus largement disponibles. Une telle diversité exige beaucoup d’acribie dans la mise en série d’informations souvent hétéroclites, surtout lorsque le plan retenu est franchement thématique. Ce faisant, É. Thoreau-Girault revendique de se livrer pour l’essentiel à un travail de philologue, ne regardant pas l’archéologie comme une interlocutrice de premier plan, même s’il a recours à l’occasion aux travaux assez abondants menés sur les anciens monuments chrétiens de la région. Il en va de même pour l’iconographie : à lire les excellents commentaires dont bénéficient les mosaïques absidiales perdues, on regrette un peu que n’aient pas été évoquées les peintures murales de la catacombe de San Gennaro, qui contribuent puissamment à construire la mémoire chrétienne de Naples.

3Jouer sur la mémoire pour forger une identité ecclésiale : tel est l’un des grands enjeux du livre d’É. Thoreau-Girault, qui soulève la question du qualificatif « byzantin » sous le signe duquel se place, à tout le moins éditorialement, la recherche. La conclusion très ferme de l’auteur est qu’on ne saurait parler d’une Église mixte, helléno-latine, en Campanie médiévale. Certes, Naples a servi de refuge à des iconoclastes persécutés. Certes, on relève l’existence pérenne de monastères grecs, avec leurs higoumènes. Certes, la documentation fait connaître des souscriptions d’actes en caractères grecs – mais sur ce dernier point, l’historien a mille fois raison de parler de « marques de distinction » : souscrire en langue latine, mais en utilisant l’alphabet grec, est un acte de snobisme, semblable à ce qu’on rencontre dans plusieurs grands monastères de l’Europe carolingienne, nullement une manifestation d’adhésion aux valeurs culturelles et religieuses de Byzance. Bonne justice est ainsi faite d’un hypothétique « hellénisme napolitain », et le pendule oscille résolument en direction de Rome (et aussi de grands pôles monastiques, à commencer par le Cassin, dont l’ombre s’étend par intermittence sur les diocèses campaniens).

4C’est en effet la profonde romanité des Églises de Naples, Amalfi et Gaète qu’Une société chrétienne met constamment en avant. Les deux premières cités ne deviennent capitales d’archidiocèses que dans la seconde moitié du xe siècle et Gaète, trop proche de l’Urbs, ne reçoit pas cette dignité. Toute la zone appartient donc durablement au ressort de la métropole romaine, dans laquelle la primauté directe du pape se manifeste par des règles comme l’obligation d’aller recevoir le sacre épiscopal au Latran. Topographiquement, Naples est organisée autour de « basiliques majeures », de diaconies et de cimetières suburbains, comme Rome. Les évêques sont célébrés dans des Gesta structurés sur le modèle du Liber pontificalis. Plus déterminante encore, et fort bien montrée par É. Thoreau-Girault, est la relative banalité du sanctoral napolitain : une belle lignée d’évêques, sans doute, qu’on s’acharne à faire remonter aux temps apostoliques, mais aucun grand martyr indigène susceptible d’attirer les foules comme Laurent, Agnès ou Sébastien. Janvier, évêque supposé de Bénévent, est un martyr de Pouzzoles, non de Naples, et s’il est dûment honoré dans le haut Moyen Âge, son culte ne suscite nullement les démonstrations d’enthousiasme bien connues pour l’époque moderne. Ce déficit hagiographique empêche Naples de jouer jeu égal avec sa puissante voisine – et explique sans doute la faible originalité de la liturgie napolitaine, étudiée jadis par Dom Morin.

5Et pourtant ! En lisant É. Thoreau-Girault, on mesure combien Naples s’inscrit, aux côtés de Milan, Ravenne ou Aquilée, parmi les très grandes cités chrétiennes du premier millénaire. Probablement même l’équipement religieux campanien est-il supérieur à celui des métropoles septentrionales ; les 90 églises qui auraient existé en ville avant l’an mil ne sont comparables qu’à la densité romaine. Les monastères ne sont pas en reste, accueillant tant des moines que des moniales, qui semblent nombreuses. (Peut-être un développement sur les origines campaniennes prêtées par Adalbert de Voguë à l’auteur de la Règle du Maître n’eût-il pas été ici superflu.) L’échelle régionale permet d’ailleurs à l’enquête de s’élargir aux campagnes, peu éclairées par la documentation et mises en péril, après la crise lombarde, par les incursions sarrasines du ixe siècle, et surtout aux îles, dans lesquelles on repère, aussi bien pour les îles pontiennes que pour le Golfe de Naples, une assez forte présence monastique, poursuivant la tendance des premiers ascètes latins, bien mise en valeur par Laurent Ripart, à chercher au large l’équivalent des déserts orientaux. Ce sont ainsi tous les ordres de la société chrétienne méridionale dont la connaissance bénéficie du labeur d’É. Thoreau-Girault. On ne court aucun risque d’erreur en affirmant que sa belle étude rejoint d’emblée le rayon des travaux indispensables aussi bien à l’histoire de l’Italie qu’à celle de la chrétienté médiévale.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Rauwel, « Éric Thoreau-Girault, Une société chrétienne : Naples, Amalfi, Gaète (vie-xiie siècle) »Revue de l’histoire des religions, 1 | 2025, 123-125.

Référence électronique

Alain Rauwel, « Éric Thoreau-Girault, Une société chrétienne : Naples, Amalfi, Gaète (vie-xiie siècle) »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 1 | 2025, mis en ligne le 01 mars 2025, consulté le 25 avril 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13626 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13ewc

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Auteur

Alain Rauwel

Université de Bourgogne.

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