Mark Greengrass et Lana Martysheva (dir.), Jacques Davy Du Perron (1556‑1618) : Figures oubliées d’un passeur de son temps
Mark Greengrass et Lana Martysheva (dir.), Jacques Davy Du Perron (1556‑1618) : Figures oubliées d’un passeur de son temps, Rennes, Presses universitaires de Rennes (« Histoire »), 2023, 312 p., 24 cm, 25 €, ISBN 978‑2-7535‑8785‑4.
Texte intégral
1Dans ce volume collectif qui rassemble les actes d’un colloque tenu à Sorbonne Université en 2019, les différents contributeurs font sortir la figure du cardinal Du Perron du clair-obscur historiographique où elle se trouvait quelque peu cantonnée. Célébré en son temps pour son érudition exceptionnelle, Jacques Davy, sieur du Perron, a connu une trajectoire remarquable par son ascension sociale, que Joseph Bergin retrace dans le propos liminaire de l’ouvrage : né fils d’un médecin normand huguenot exilé à Genève, il meurt à soixante-deux ans grand aumônier de France et prince de l’Église, un prince bien proche de l’oreille des rois. Cette ascension, Jacques Davy la dut pour une bonne part à ses talents intellectuels personnels, ce que souligne J. Bergin, en interrogeant le rôle du corps ecclésial comme tremplin social pour un autodidacte dans une société d’ordres, tout en laissant sa part au hasard des bonnes rencontres. Pour autant, la personne de Du Perron, de même que ses champs d’activité, servent aussi de révélateurs à nombre de phénomènes sociaux de son époque, qu’ils aident à mettre en lumière : c’est le sens du sous-titre de « passeur de son temps » qui définit en quelque sorte l’angle d’approche choisi, bien explicité par L. Martysheva en introduction. Esprit extrêmement étendu, curieux et actif, Du Perron devait nécessairement avoir des domaines d’activité multiformes, qui se reflètent bien dans la grande variété des quatorze contributions de l’ouvrage. Ces dernières ont été regroupées par commodité en cinq parties chronologiques, même si les coordinateurs du volume sont bien conscients des nombreux recoupements thématiques qui peuvent faire circuler de l’une à l’autre.
2Est étudiée d’abord la figure de « l’intellectuel » conseiller du prince, qui entre au service d’Henri III dès 1578, se montrant à la fois professeur particulier de rhétorique, poète de cour et ghostwriter (ainsi pour la fameuse harangue du monarque aux états généraux de Blois de 1588, étudiée par Alexandre Goderniaux). La seconde partie se penche sur son activité de convertisseur et de controversiste : lui-même converti au catholicisme à la sortie de l’adolescence, Du Perron fait bientôt figure de spécialiste des disputes confessionnelles savantes auprès de ses anciens coreligionnaires, qu’il se fait fort de ramener à la « vraie foi », et engrange d’éclatants succès en cette matière, au point d’être choisi par Henri IV pour l’instruire dans la religion catholique. Aumônier du roi puis évêque d’Évreux en 1591, Du Perron devient mûr pour de plus hautes missions : c’est lui qui négocie l’absolution du monarque Bourbon auprès de Clément VIII à Rome, ce qui lui vaut la pourpre cardinalice en 1604, et une nouvelle et très fructueuse ambassade romaine de 1604 à 1607, qui font l’objet de la troisième partie, centrée sur l’activité du diplomate. Les deux dernières parties se concentrent davantage sur les écrits du cardinal, désormais archevêque de Sens, et leur réception, en observant successivement les rapports entre la parole et l’écriture, puis le passage de cette dernière à l’œuvre publiée, en grande partie posthume (les Œuvres de 1622, puis les Ambassades de 1624), qui achève de statufier l’homme, Nicolas Schapira montrant à cet égard que son capital symbolique d’auteur est capté par différents groupes d’héritiers (son frère puis son neveu, ses secrétaires ou d’autres domestiques…) qui tentent tous de se l’approprier pour le faire fructifier.
3Certaines contributions rappellent opportunément la haute considération dont a été très tôt entouré Du Perron dans la République des Lettres : ainsi de Béatrice Brottier, qui étudie les œuvres à sujet politique dans sa poésie d’homme de cour, laquelle était donc loin de constituer pour lui un simple délassement, ou de Miriam Speyer, qui montre sa place de choix dans les recueils poétiques collectifs du début du xviie siècle ; d’autres rappellent sa contribution de parole et de plume à l’œuvre henricienne de réforme politique et morale du royaume (Alexandre Goderniaux), qui manifeste les liens intrinsèques entre l’orateur, l’épistolier et le publiciste (Dinah Ribard). Toutefois, dans une France troublée par les guerres de religion, il apparaît bientôt que c’est sur le terrain confessionnel que l’érudit donne sa pleine mesure. Lana Martysheva étudie la construction de la figure d’un « expert ès [sic] conversion », en montrant que si cette dernière reste bien sûr un acte individuel et intime, elle ne peut s’abstraire entièrement de son contexte social ; Du Perron met en œuvre à cet égard un véritable travail d’équipe, qui passe par l’accompagnement clientélaire des convertis, dans une démarche consciente de reconquête catholique. Les échecs du convertisseur en paraissent d’autant plus significatifs : en étudiant la conversion manquée d’Isaac Casaubon, après la conférence de Fontainebleau (1600) qui représente l’acmè de la carrière du controversiste, Jean-Louis Quantin démontre du même coup les limites du genre de la dispute confessionnelle ; si la théologie positive et le savoir philologique paraissent impuissants à emporter le trophée que représenterait l’abjuration du grand grammairien réformé, c’est là le signe que Du Perron manque les raisons proprement religieuses ou identitaires de l’attachement au protestantisme.
4Dans ce terrain controversial, une place de choix est laissée aux questions ecclésiologiques, à l’égard desquelles Du Perron est reconnu comme spécialiste, et qui peuvent servir de fil directeur à son engagement confessionnel. Ainsi de ses positions vis-à-vis de l’autorité pontificale, étudiées par Olivier Poncet : avant tout homme de confiance d’Henri IV à Rome, Du Perron, une fois créé cardinal de l’Église romaine, devient à son retour en France un défenseur convaincu et raisonné de la primauté pontificale, qui approuve l’ecclésiologie bellarminienne contre le gallicanisme parlementaire et le richerisme – il fait condamner celui-ci par un concile provincial à Sens. De même, face à Jacques Ier d’Angleterre, Du Perron se fait-il l’apologiste de la potestas indirecta du souverain pontife : alors que le monarque britannique descend lui-même dans l’arène controversiste pour récuser la primauté pontificale et défendre l’oath of allegiance qu’il exige de ses sujets, le cardinal lui réplique que l’on ne peut se prétendre catholique – quand bien même l’on alléguerait la même foi chalcédonienne – tant que l’on n’est pas soumis au pontife romain, fixant de ce fait une des constantes de l’ecclésiologie post-tridentine (Sylvio De Franceschi). Au fond, les autres grandes crises auxquelles Du Perron est mêlé, l’Interdeto vénitien (1606‑1607), et l’affaire de l’article gallican du Tiers-État aux états généraux de 1614 (étudié par James Collins et Mark Greengrass), ne sont que diverses déclinaisons nationales du même problème ecclésial ou théologico-politique : foi et discipline sont pour lui inextricablement liées, et le pape a donc le pouvoir de déposer les rois, même s’il doit bien reconnaître que cette dernière thèse n’est pas de fide credenda, d’où une forme d’échec à convaincre le Tiers, qui reçoit le renfort du Parlement. Toutefois, au siècle suivant, comme le retrace Mark Greengrass à propos de la publication des Perroniana en grande part apocryphes dans les années 1660, le souvenir posthume laissé par Du Perron n’est pas tant celui d’un papalin ultra que celui d’un plaisant prélat mondain et humaniste critique, en somme presque un annonciateur du libertinage érudit.
5En de multiples points, l’action du diplomate se situe bien dans la continuité de celle du convertisseur et controversiste, puisqu’elle sollicite dans les deux cas les qualités négociatrices d’un homme de débats et de réseaux : pourtant, le choix de lui confier les négociations de l’absolution d’Henri IV comme ambassadeur extraordinaire en 1595 pouvait à première vue apparaître comme un pari audacieux, car Du Perron n’avait aucune expérience diplomatique ; de fait, à Rome, il fait ses classes auprès du cardinal d’Ossat, ambassadeur ordinaire de France et autre négociateur hors-pair, avec qui l’entente est cordiale malgré leurs positionnements divergents, D’Ossat étant de tradition bien plus gallicane. Jean Sénié montre bien que c’est le partage pragmatique des rôles établi entre les deux savants prélats qui permet le succès décisif de la mission. Et de même, au temps de sa seconde ambassade, Du Perron travaille-t-il en bonne intelligence avec le successeur de D’Ossat, Charles de Neufville d’Halincourt, l’initiant aux arcanes des intrigues en cour de Rome (Marie-Cécile Pineau).
6Comme le rappelle M. Greengrass en conclusion, la technicité de ces controverses confessionnelles, fondées sur une gigantesque érudition scripturaire et patristique, nous est désormais bien étrangère ; et cependant, c’est précisément par elles que Du Perron a pu donner toute la mesure de ses ressources, et ainsi asseoir son rayonnement d’auteur et de prélat engagé dans la reconquête catholique, tout en sculptant consciencieusement sa propre statue pour la postérité : c’est à partir de la solitude de son cabinet d’étude ou de sa maison des champs à Bagnolet qu’il a pu assurer sa brillante position d’homme de cour écouté, en France et à Rome. Que ce beau volume constitue désormais, et pour longtemps, l’ouvrage de référence sur le docte cardinal, cela est encore corroboré par l’indispensable tableau récapitulatif des 62 dates importantes de sa vie, mises en regard du contexte général, par le très utile index (mais il est dommage d’en avoir exclu les notes infrapaginales), et par les indications où trouver la bibliographie générale de son œuvre foisonnante.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Benoît Poulle, « Mark Greengrass et Lana Martysheva (dir.), Jacques Davy Du Perron (1556‑1618) : Figures oubliées d’un passeur de son temps », Revue de l’histoire des religions, 2 | 2025, 269-272.
Référence électronique
Jean-Benoît Poulle, « Mark Greengrass et Lana Martysheva (dir.), Jacques Davy Du Perron (1556‑1618) : Figures oubliées d’un passeur de son temps », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 2 | 2025, mis en ligne le 01 juin 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13786 ; DOI : https://doi.org/10.4000/141vf
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