Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (xviie-xviiie siècles)
Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (xviie-xviiie siècles), Paris, Honoré Champion (« Lumière Classique », 126), 2023, 562 p., 23,5 cm, 88 €, ISBN 978‑2-7453‑5927‑8.
Texte intégral
1La prédestination des élus est-elle décrétée par Dieu selon ses sciences de simple intelligence et de vision portant respectivement sur les possibles et les futurs absolus, ou encore selon sa science moyenne concernant les futurs contingents ? La grâce suffisante distribuée à chaque homme ne reste-t-elle qu’un pouvoir qui ne passe pas à l’acte ou, au contraire, voit-elle sa réalisation en fonction du consentement libre de l’arbitre ? La grâce efficace par elle-même, si on l’admet, intervient-elle physiquement entre la puissance et l’acte, ou bien moralement dès le premier instant de la puissance dans l’état post-lapsaire ?
2Tels sont les principaux paramètres qui définissent les périmètres des écoles théologiques catholiques après le concile de Trente. Sylvio Hermann De Franceschi a déjà publié deux volumes consacrés à la querelle française de la grâce entre 1653 et 1724, puis un recueil d’articles qui interrogeait d’un point de vue plus théorique les usages complexes que ses protagonistes avaient faits de Thomas et d’Augustin (Thomisme et théologie moderne, Paris/Perpignan, Artège-Lethielleux, 2018). Il nous présente maintenant un deuxième volet qui réunit dix-huit articles publiés depuis 2013 et un inédit concernant la théologie de Bossuet, accompagnés d’une conclusion générale, ainsi que d’une riche introduction sur laquelle il convient de s’attarder d’abord.
3Il existait de nombreuses synthèses théologiques des opinions sur la grâce. La conviction méthodologique de l’auteur est que la théologie ou plutôt les théologies au pluriel peuvent être abordées par l’historien, car elles constituent un ensemble de discours écrits à un moment précis. Il lui importe d’observer sous cet angle le point d’arrivée du débat, série de documents romains publiés par Benoît XIV au milieu du xviiie siècle, période beaucoup plus négligée par l’historiographie que les deux siècles précédents marqués par les congrégations de auxiliis et la campagne des Provinciales. Le chevalier des Grieux de Manon Lescaut – qui s’est « converti » par un sentiment de délectation après de longues années d’étude à Saint-Sulpice – est convoqué comme témoin de la culture théologique du temps (p. 35‑36). Et, en effet, on trouve un long processus de systématisation qui a réduit une dizaine d’opinions à trois écoles : le molinisme, le thomisme et l’augustinianisme ou augustinisme non janséniste. Chacune de ces écoles a eu au moins deux branches, rigide ou mitigée, auxquelles il faut ajouter d’autres écoles à part comme celles du sorbonniste Martin Grandin ou de l’oratorien Louis Thomassin. Toutes ces écoles sont énumérées et expliquées dans des manuels de théologie utilisés dans les séminaires diocésains, comme celui, publié en 1751, des sulpiciens Simon-Pierre de La Fosse de Champdorat et Louis Legrand.
4Pour S. H. De Franceschi, il s’agit donc de reconstituer ce qui a été systématisé, voire simplifié, tant sur le plan historique que théologico-philosophique – les deux plans sont inséparables pour comprendre un débat aussi complexe que celui de la grâce. Un des meilleurs exemples de cette reconstitution se trouve dès la première partie intitulée « La concurrence des écoles théologiques », dont le centre semble constitué par le molinisme considéré en rapport avec le thomisme. La caractéristique du premier est l’absence de « caution d’un docteur particulier » (p. 41), qui lui permet d’acquérir une certaine plasticité susceptible d’attirer d’autres écoles. Conformément aux premiers jésuites qui accordaient à l’Aquinate une place primordiale, Molina a créé la notion de science moyenne pour mieux l’expliquer ; mais les dominicains, tel Báñez, l’ont réfuté et même accusé de pélagianisme. Ainsi, au temps du généralat d’Acquaviva, un syncrétisme – que l’on appellera congruisme – a été adopté par des théologiens jésuites comme Suárez et Bellarmin. L’auteur explique d’une manière détaillée que ce sont chez ces derniers qu’ont puisé la plupart des professeurs de la Sorbonne – qui seront pourtant classés comme augustinianistes mitigés dans les manuels de théologie : ils ont en commun de prendre leurs distances avec le thomisme par leur rejet de la prémotion physique aussi bien que par l’importance plus grande qu’ils accordent à la grâce suffisante, mais en même temps ils s’approchent des courants augustiniens en expliquant l’efficacité de la grâce par une congruité purement intrinsèque entre le secours et la volonté, et non par l’adaptation aux circonstances (p. 114‑116).
5Or, et c’est l’enjeu non seulement historique mais aussi littéraire du livre, ces écoles de théologiens, notamment les molinistes français face aux augustiniens, ont évolué selon de multiples types de lectorat et sous diverses formes de transmission, ainsi que le montre la deuxième partie « La théologie à l’épreuve de la polémique ». L’entretien théologique qui avait été oralement pratiqué dans des milieux mondains devient un genre littéraire indépendant et, par sa mise en scène dramatique, s’écarte de la forme traditionnelle de la conférence, adoptée aussi dans la controverse entre catholiques et protestants (p. 232). Si les Provinciales – dans la lignée de l’Apologie de Jansénius d’Arnauld et des ouvrages dialogués de Bourzeis – ont frayé la voie de démonstration théologique en quête de suffrages publics, les jésuites n’ont pu faire triompher ni l’autorité singulière d’Annat ni la plume notoire de Le Moyne (p. 313). Un demi-siècle plus tard, pourtant, grâce à des réflexions rhétoriques autour de la notion-clé d’aptum qui servait à régler la forme de l’entretien (la vraisemblance) et la morale des personnages (la raillerie), Gabriel Daniel, Jacques-Philippe Lallemant et Fénelon ont brillé dans l’entretien théologique. À ce propos, l’auteur apporte du reste deux témoignages peu connus mais importants : les Entretiens du jésuite Yves Valois qui manifestent, en 1747, sa dette envers ses prédécesseurs ; et surtout le texte fictif, publié en 1761, des Consultes tenues au Collège de Louis-le-Grand pour la réformation de la maison de Clermont en l’année 1708 qui opposaient le provincial de France Charles de Laître et le rédacteur des Mémoires de Trévoux René-Joseph de Tournemine dans leur jugement des ouvrages de Lallemant.
6Avant que le débat théologique soit devenu ainsi littéraire, des théologiens de profession comme les carmes déchaux de Salamanque avaient pris soin de se dissocier des congruistes par leur commentaire de Thomas au miroir des écrits antipélagiens d’Augustin. Rien d’étonnant s’il y a autant d’augustinismes que d’écrivains – sans parler de l’Augustinus de Jansénius –, ce qui fait l’objet de la troisième et dernière partie « Augustinisme et revifs du pélagianisme ». S. H. De Franceschi montre que, insatisfait de la thèse traditionnelle des thomistes, Bossuet s’oppose à sa façon à la fois au jansénisme et au molinisme. L’auteur développe d’ailleurs son analyse de la délectation victorieuse au service de l’explication de la grâce efficace : alors même que Jansénius y recourt explicitement, Arnauld et son successeur Quesnel ne la reprennent guère (p. 426) ; et c’est encore le camp des molinistes qui donne des contours à la notion de délectation victorieuse. En accentuant la position d’Annat, mais en se réclamant lui aussi d’Augustin à sa manière, Fénelon considère la délectation victorieuse comme le marqueur du « jansénisme ». Sa cible est néanmoins légèrement déplacée par rapport aux molinistes de la période précédente : ses véritables antagonistes sont désormais moins les jansénistes polémistes que les théologiens qui écrivent des manuels pour les séminaires, tels Juénin, Habert et L’Herminier.
7Ces perspectives originales de l’auteur s’appuient aussi sur son ample connaissance des débats postérieurs. La 76e proposition condamnée dans la bulle Auctorem fidei de 1794, sortant du contexte de la polémique janséniste, a servi de point de départ pour l’interrogation du statut de la scolastique en rapport avec la positive dans la théologie catholique. Du reste, la querelle entre le thomisme et le molinisme resurgissant vers 1880, les deux camps ont recouru à un Cursus theologiæ (1746‑1751), manuel réédité encore à cette période du dominicain Charles-René Billuart, qui traitait non seulement des principales notions mais aussi de l’histoire de cette querelle depuis les congrégations de auxiliis. L’auteur fait remarquer que ce conflit s’est poursuivi en parallèle – et même au sein – du Dictionnaire de théologie catholique, jusqu’à ses « Tables générales » composées durant les années 1960. On est tenté de voir dans cet ouvrage l’aboutissement du projet de Billuart, porté à sa perfection. Car, outre que l’auteur se débarrasse des a priori théologiques et institutionnels, il interroge les rapports entre la production théologienne du dogme et la littérature polémique le traitant, ce que n’ont pas su faire les manuels de théologie. Nous ne pouvons que saluer ce travail très clair et documenté.
Pour citer cet article
Référence papier
Norihiro Morimoto, « Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (xviie-xviiie siècles) », Revue de l’histoire des religions, 2 | 2025, 275-277.
Référence électronique
Norihiro Morimoto, « Sylvio Hermann De Franceschi, Théologies en débat. L’Église catholique posttridentine au risque du pluralisme doctrinal dans la querelle de la grâce (xviie-xviiie siècles) », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 2 | 2025, mis en ligne le 01 juin 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13807 ; DOI : https://doi.org/10.4000/141vh
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