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Comptes rendus

Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et Arianna Sforzini (dir.), Foucault, les Pères, le sexe. Autour des Aveux de la chair

Paris, Éditions de la Sorbonne (« La philosophie à l’œuvre »), 2021
Niki Kasumi Clements
p. 281-285
Référence(s) :

Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et Arianna Sforzini (dir.), Foucault, les Pères, le sexe. Autour des Aveux de la chair. Paris, Éditions de la Sorbonne (« La philosophie à l’œuvre »), 2021, 285 p., 24 cm, 22 €, ISBN 979‑10‑351‑0640‑9.

Texte intégral

1En 2018, Les Aveux de la chair, quatrième et dernier volume de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault, paraît à titre posthume. Du 1er au 3 février de cette même année, un grand colloque présentant ce volume est accueilli à la Bibliothèque nationale de France et à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, organisé par Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo, Frédéric Gros, Laurence Le Bras, Bernard Meunier, François Nida, Judith Revel, Philippe Sabot, Michel Senellart et Arianna Sforzini. Les fruits de ce colloque sont présentés dans l’ouvrage Foucault, les Pères, le sexe. Autour des Aveux de la chair, dirigé par Ph. Büttgen, Ph. Chevallier, A. Colombo et A. Sforzini. De même que le colloque est exceptionnel en son genre, ce volume collectif (heureusement en accès libre sur OpenEdition) constitue une contribution particulièrement importante à la recherche sur Foucault. Il met en évidence combien l’histoire des religions est vitale pour comprendre Les Aveux de la chair, cette « dernière œuvre » de Foucault qui s’intéresse surtout aux matériaux paléochrétiens. De nombreuses questions émergent : pourquoi et quand Foucault s’est-il intéressé aux premiers chrétiens ? Quand et comment a-t-il écrit ce quatrième volume de l’Histoire de la sexualité ? Comment relie-t-il l’animal confessant de la modernité aux pratiques confessionnelles des moines du désert de l’Antiquité tardive ? Comment comprend-il l’éthique sexuelle chrétienne et le rôle du mariage par rapport à Augustin et Chrysostome en particulier ? Quel est le rapport entre Les Aveux de la chair et ses recherches en philosophie antique, notamment quant à la conception de la parrhēsia ?

2Ce sont ces questions que les auteurs des seize contributions du volume abordent à partir de regards interdisciplinaires variés sur le statut du christianisme chez Foucault. Depuis la publication en 2012 du cours donné au Collège de France en 1980, Du gouvernement des vivants (édité par Michel Senellart), ainsi que de l’ouvrage de 2011 Michel Foucault et le christianisme de Philippe Chevallier (nouv. éd. revue et augmentée en 2024, ENS Éditions), la perception du christianisme dans l’œuvre de Foucault a changé. Avec Les Aveux de la chair, nous disposons d’une preuve irréfutable de l’intérêt de Foucault pour les premiers chrétiens au cours des sept dernières années de sa vie. Une évaluation croisée est désormais possible, à la fois grâce à la publication du livre en 2018, dans l’édition de Frédéric Gros, et grâce aux archives plus larges de Foucault à la Bibliothèque nationale de France. Le « Fonds Foucault » (sous la cote NAF 28730) constitue un trésor de documents que Daniel Defert vendit à la BnF en 2013 ; ce fonds complète et complexifie à la fois notre compréhension de l’œuvre de Foucault. Foucault, les Pères, le sexe a bénéficié de l’accès aux archives afin de mieux situer Les Aveux de la chair dans une généalogie plus large de l’Histoire de la sexualité. Il commence par une belle introduction des éditeurs. Outre l’attention croissante de Foucault aux « Pères de l’Église » à partir de 1977, cette introduction met en lumière le projet plus vaste de revisiter « la manière dont la philosophie occidentale a pensé le rapport du christianisme à la modernité depuis Hegel et Max Weber » (p. 7). Les recherches de Foucault sur la subjectivité, la confession et la vérité dans le sujet moderne sont en fait canalisées par son traitement des auteurs paléochrétiens, notamment Clément d’Alexandrie, Tertullien, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Cassien et Augustin.

3La première partie, « Le tournant chrétien de Foucault. Textes, thèmes et sources », étend le langage du tournant antique de Foucault aux premiers chrétiens. Ces chapitres donnent le premier compte rendu des moyens essentiels par lesquels Foucault se servit des premiers chrétiens comme support principal d’interrogation sur l’Antiquité. À travers les archives de la BnF, il devient clair que Foucault opéra son « tournant chrétien » bien avant son dernier « tournant antique » (une idée elle-même erronée puisque Foucault avait passé du temps avec les anciens au cours des décennies précédentes). Laurence Le Bras dresse un panorama des cinq fonds d’archives Foucault déposés jusqu’en 2021 (auxquels un sixième fonds fut ajouté en 2022 sous la cote NAF 29070), ainsi que des enjeux conceptuels de ces archives. Arianna Sforzini propose une généalogie essentielle du travail de Foucault sur les textes chrétiens entre 1977 et 1984. Agustín Colombo identifie la conception foucaldienne de l’expérience reliant subjectivité et vérité, entre la chair dans Les Aveux de la chair et le désir dans L’Usage des plaisirs. Johannes Zachhuber encadre la tension entre l’intériorité du sujet individuel et l’extériorité de la confession en la situant dans le contexte catholique et français de Foucault. Philippe Chevallier montre comment l’innovation des Aveux de la chair par rapport au cours de 1980 est l’attention portée aux sens spirituels dans la constitution du soi. Philippe Büttgen, enfin, étend l’attention de Foucault à l’aveu comme confession des péchés à une seconde modalité de proclamation comme confession de foi qui établit une ligne vers la vérité et la parrhēsia au-delà des Aveux de la chair.

4La deuxième partie, « Une lecture singulière des Pères. Discussions critiques », introduit une série de critiques des limites de la théorisation historique de Foucault. Paul Mattei propose une évaluation critique de la lecture foucaldienne de Tertullien, marquée par un intérêt jugé exagéré pour le déficit de puissance causé par le péché originel, d’une part, et le travail nécessaire au processus du baptême, d’autre part. Michel Senellart explore le pastorat (séparé des techniques de direction) comme une lacune des Aveux de la chair (et du cours de 1980 que Senellart lui-même a édité) pour montrer comment la notion de gouvernementalité en développement chez Foucault ouvre la possibilité d’un anti-pouvoir. Sébastien Morlet analyse les mécanismes exégétiques de la lecture foucaldienne de Jean Chrysostome pour réfléchir aux limites d’une possible surinterprétation. Bernard Meunier reprend l’approche foucaldienne de la parrhēsia dans les premiers textes chrétiens, en identifiant ses limites lorsqu’elle passe par le filtre de l’obéissance afin de repenser la manière dont la confiance en Dieu se transmet au directeur spirituel. Frédérique Ildefonse critique l’interprétation foucaldienne de l’intériorité chez Cassien à travers une exploration des mécanismes d’intériorisation qui, d’Homère aux stoïciens, sont attribués à la divinité qui voit tout. Jean Reynard présente les continuités entre l’Histoire de la folie et Les Aveux de la chair à travers une élaboration de la folie, du corps et des défis aux régimes de vérité.

5Dans la lignée des études sur Foucault et les « Pères », la troisième partie, « Augustin, enfin », se concentre plus spécifiquement sur le corpus augustinien. Michel-Yves Perrin situe l’attention « surprise » portée à Augustin dans Les Aveux de la chair à l’horizon chronologique et historique de l’engagement plus long de Foucault envers Augustin. Elizabeth Clark montre comment la lecture foucaldienne d’Augustin comme pro-mariage émerge de son attention trop limitée à un texte particulier d’Augustin, le De bono conjugali. Laurent Lavaud développe la lecture foucaldienne de la libido d’Augustin comme lieu de subjectivation, où l’érection reflète une insurrection involontaire de la libido qui ne peut être surmontée que par une soumission à la volonté divine. Et l’épilogue de James Bernauer délimite le paysage intellectuel et culturel plus large où se déploie le rapport de Foucault avec les théologiens, y compris Bernauer lui-même, tandis que Foucault développait ses propres lectures dans Les Aveux de la chair.

6L’objectif de ce volume collectif est de présenter Les Aveux de la chair, mais il va au-delà d’une simple description de l’œuvre. Il met en évidence la complexité de l’intérêt de Foucault pour l’histoire du christianisme, ainsi que les limites de ses propres interprétations des textes et des contextes paléochrétiens. C’est un volume exceptionnel qui modifie la façon dont nous pouvons à la fois aborder et critiquer le projet de Foucault. Il met au défi tous les lecteurs de Foucault de prendre en compte la façon dont ses théorisations conceptuelles de la subjectivité moderne, de la sexualité et de la vérité émergent de ses lectures disciplinées, bien qu’imparfaites, de textes chrétiens, des manuels des confesseurs de l’âge classique aux premiers traités chrétiens sur la pénitence, la confession et l’éthique sexuelle. Avantageusement pourvu d’un index des noms cités qui permet de distinguer utilement les auteurs anciens des auteurs modernes et contemporains, le volume témoigne de l’importance des analyses pluridisciplinaires pour mieux situer Les Aveux de la chair dans le double contexte de la pensée de Foucault des années 1970 et 1980, et de la manière dont on peut en interroger les limites depuis notre perspective, quarante ans après sa disparition.

7Le titre du volume est un hommage émouvant à l’article pionnier d’Elizabeth A. Clark (d. 2021), « Foucault, The Fathers, and Sex », paru dans le Journal of the American Academy of Religion en 1988. L’usage est en effet de se référer aux « Pères de l’Église » et aux discours de la « patristique ». Pourtant, ce volume m’a fait réfléchir au langage utilisé par Foucault lui-même. Il n’emploie le terme de « Pères » dans ce sens que huit fois dans Les Aveux de la chair (p. 9, 54, 55, 131, 136, 151, 179 et 216) et quatre fois dans son cours de 1980 (p. 82, 112, 113 et 131) ; il utilise le terme de « patristique » seulement deux fois dans Les Aveux de la chair, dans les Annexes 2 et 3, et jamais dans ses cours de 1980. Il se réfère à la « littérature patristique » trois fois dans son premier séminaire au New York Institute for the Humanities en réponse aux questions des intervenants, ainsi qu’aux « Pères » trois fois en totalité (voir le volume édité par Henri-Paul Fruchaud et Daniele Lorenzini, Généalogies de la sexualité, qui vient de paraître chez Vrin en septembre 2024, p. 384, 411-413, 441, 464). Et il n’y a guère plus de trois références à la « patristique » dans le Fonds Foucault (NAF 28730, b. 88, c. 5, f. 230 ; b. 88, c. 9, f. 419 ; b. 92, c. 19, f. 5v.) et trois aux « Pères » (NAF 28730, b. 87, c. 4, f. 118 ; b. 87, c. 15, f. 415 ; b. 88, c. 7, f. 352). Très peu d’intérêt donc de la part de Foucault pour ces termes dans sa caractérisation de l’histoire du christianisme primitif.

8Il y a donc une autre dimension du travail historique et conceptuel de Foucault qu’il me semble important de reconnaître : il s’intéressa à l’Antiquité tardive non pas à travers les disciplines constituées de la patristique, de la théologie et des sciences religieuses, mais à travers les histoires sociales et culturelles promues par ses interlocuteurs Paul Veyne et Peter Brown. Foucault était ainsi en avance sur son temps en mettant de côté la « patristique » comme discours dominant – il discute plutôt des textes et des contextes paléochrétiens sans adopter le cadre discursif de la recherche des années 1970 et du début des années 1980. Passer de la « patristique » aux « études sur l’Antiquité tardive » était une démarche de Brown et Clark, qui ont fait de l’Antiquité tardive un champ culturel plus vaste, en partie en reprenant les analyses de Foucault. À l’instar de nombreux contributeurs à ce volume, peut-être devrions-nous repenser la manière dont nous parlons de l’intérêt de Foucault pour les textes et les contextes paléochrétiens, au-delà du modèle des « Pères ». Je souligne ce point parce que ce volume, rédigé par des chercheurs exceptionnels, montre clairement comment le paysage français de la recherche sur Foucault est en train de changer. Dans sa généalogie comme histoire de son propre présent, Foucault refusa toute hypothèse de sécularisation. Ces chercheurs indiquent comment les contributions de Foucault au discours critique et philosophique, ainsi que ses limites conceptuelles et exégétiques, sont liées à ses explorations de l’histoire du christianisme. Reconnaître cela est une propédeutique pour remettre en question les opérations en cours en vue d’une histoire de notre propre présent. Ce volume propose une invitation à laquelle peuvent répondre aussi bien les spécialistes de l’histoire des religions que les philosophes.

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Pour citer cet article

Référence papier

Niki Kasumi Clements, « Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et Arianna Sforzini (dir.), Foucault, les Pères, le sexe. Autour des Aveux de la chair »Revue de l’histoire des religions, 2 | 2025, 281-285.

Référence électronique

Niki Kasumi Clements, « Philippe Büttgen, Philippe Chevallier, Agustín Colombo et Arianna Sforzini (dir.), Foucault, les Pères, le sexe. Autour des Aveux de la chair »Revue de l’histoire des religions [En ligne], 2 | 2025, mis en ligne le 01 juin 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/rhr/13821 ; DOI : https://doi.org/10.4000/141vj

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Auteur

Niki Kasumi Clements

Rice University (États-Unis d’Amérique).

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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