- 1 Voir le texte de Liora Israël dans le présent volume à propos des juristes de la revue Actes ou enc (...)
1Notre propos porte sur l’exploration d’un cas de croisement disciplinaire souvent référé à Mai 68 : la rencontre entre sciences sociales et architecture1. C’est en effet en 1967 que Malraux installe une commission des programmes de l’enseignement en architecture qui aura pour conséquence d’instituer officiellement un enseignement de sciences humaines et sociales dans les écoles d’architecture. Cette réforme a perduré. Il existe aujourd’hui encore dans la vingtaine d’écoles d’architecture françaises (renommées désormais Écoles nationales supérieures d’architecture, ENSA) un champ dit « SHS » où enseignent des sociologues, des anthropologues, des économistes, des géographes (souvent aussi urbanistes) et des philosophes. Il regroupe aujourd’hui près de 80 enseignants titulaires et autant d’associés et contractuels pour l’ensemble des ENSA françaises (Chadoin, 2009).
2Premier constat sur lequel on reviendra mais qu’il faut ici poser avant d’aller plus loin : ce que rencontrent l’enseignement de l’architecture et les architectes ce ne sont pas une ou des disciplines mais « les sciences sociales ». Les architectes disent d’ailleurs alors « les gens des sciences sociales » et cette dénomination demeure aujourd’hui encore dans l’existence d’un champ dit « SHS » qui selon les écoles d’architecture est plus ou moins dominé par la philosophie, l’anthropologie ou la sociologie.
3Aussi, l’analyse de cette rencontre est rendue délicate par la référence à la notion de discipline, par laquelle on analyse le champ intellectuel et les pratiques savantes. Du coup, si notre analyse porte plus particulièrement sur les « sociologues » des écoles d’architecture, il ne faut pas perdre de vue que l’espace discipliné et disciplinaire qui est celui des sciences sociales aujourd’hui n’était pas le même à la fin des années 1960.
- 2 Les auteurs de ce texte sont sociologues, enseignants et chercheurs dans une école d’architecture. (...)
4Notre objectif est double : d’une part éclairer les formes prises par la rencontre entre sciences sociales et architecture dans le contexte de 1968 ; d’autre part interroger les effets de cette rencontre du point de vue des évolutions respectives des domaines de l’architecture et des sciences sociales après les événements2. Nous insisterons donc sur deux aspects : d’abord ce que nous dit l’histoire de cette rencontre sur l’état et la structuration des sciences sociales dans la période, ensuite ce qui s’est échangé entre les disciplines (en relativisant la notion de discipline elle-même), durant cette période.
5Reconstituer et comprendre les circonstances de cette rencontre entre sociologie et architecture engage à envisager les choses non pas depuis les disciplines mais du point de vue de l’état de structuration des deux champs en tant qu’ensembles structurés de positions et oppositions (architecture et sociologie) au moment de cette rencontre.
6Aussi, le problème n’est-il plus d’abord celui du contenu de la relation entre des disciplines (servantes ou servies ; dominées ou dominantes) mais plutôt de comprendre (1) l’intérêt que des fractions de chacun de ces univers sociaux (architectes et sociologues) ont eu à se rencontrer à un moment donné ; (2) les circonstances et les formes (institutionnelles ou plus occasionnelles) qui ont rendu possible cette rencontre, et enfin (3) les effets de la rencontre de ces disciplines, sans doute encore visibles aujourd’hui à travers l’état de leurs structurations respectives et de leurs rapports.
7Pour aborder cette « rencontre », posons d’abord quelques jalons permettant de restituer et d’interroger les conditions sociohistoriques de « l’entrée » des sciences sociales dans les ENSA en la rapportant aux états respectifs de structuration de ces deux champs à la fin des années 1960.
8Bien qu’ici l’on privilégie une période en prenant comme référence la réforme de l’enseignement de l’architecture initiée par Malraux, il ne fait pas de doute que la sociologie n’est pas entrée comme par magie en 1967. Avant que cette présence ne soit institutionnalisée, les croisements de la sociologie ou des sciences sociales avec l’architecture ont eu une genèse singulière, avec ses lieux, ses individus et ses questions qu’il faudrait éclairer. Aussi, faut-il rappeler que la rencontre de ces deux univers renvoie à une histoire longue comme le montrent les travaux sur les références leplaysiennes d’un architecte comme Donat Alfred Agache (Bruant, 2001) ou plus près de nous les références de Le Corbusier – d’ailleurs parfois qualifié de sociologue de l’urbanisme (Daria, 1964) –, et plus généralement du Mouvement Moderne et des CIAM, Congrès internationaux d’architecture moderne (Secci, Thibault, 2005). Bien évidemment se pose ici la question de savoir si l’on parle vraiment de la sociologie telle que nous la connaissons aujourd’hui comme discipline instituée. Ce qu’éclaire cette longue histoire est sans doute moins l’apport de la sociologie comme discipline que le rapport que l’architecture et l’urbanisme ont construit dans le temps avec une certaine définition ou représentation des sciences sociales vues plutôt comme une « technologie sociale empirique » que comme une discipline scientifique de statut autonome (Henry, Serry, 2004).
9Mais, revenons donc au contexte de 1967-1968. Nous avons évoqué plus avant la commission de réforme des enseignements de 1967 sous l’égide de Malraux et Max Querrien à laquelle participent entre autres Henri Lefebvre, Jean Prouvé, Max Stem, Georges-Henri Pingusson, Henri Raymond et Félix Guattari, Bernard Huet, Paul Andreu, Paul Quintrand, Antoine Grumbach et même Michel Rocard. Henry Raymond en rapporte ce témoignage :
Pour moi tout changeait sans changer véritablement : grâce aux relations que j’entretenais au sein de la commission, je me trouvais adjoint-sociologue à l’atelier collégial, dit encore du Grand Palais, qui me demanda, au début de l’année 1967-68, un enseignement de sociologie […] je faisais des cours en amphi et les jeunes gens étaient impolis ; les questions volaient de gauche à droite au lieu de voler de droite à gauche […]. Tout de même, une fantastique et bienheureuse confusion commençait à s’étendre sur les esprits ; les groupes de la commission de réforme, dix fois élargie depuis que j’y étais entré, lui donnaient peu à peu l’allure d’une vaste « piscine aux idées » où les maîtres baigneurs les plus étranges se rencontraient. N’importe qui pouvait désormais parler de l’architecture et de son enseignement, ou de l’enseignement tout court, avec l’espoir d’être entendu et peut-être intégré à l’institution. (Raymond, 1984)
- 3 Procès-verbal de la première séance de travail de la commission des programmes, le 20 février 1967 (...)
10Cette relation est celle d’une première expérience d’enseignement de la sociologie dans une école d’architecture et de la participation du sociologue Henri Raymond, proche d’Henri Lefebvre, à la commission de réforme mise en place par Max Querrien sous le ministère de Malraux en 1967. Il s’agit alors de rénover l’enseignement de l’architecture et pour ce faire d’y adjoindre des enseignements de type sciences humaines et sociales : « L’architecte devra travailler en relation directe avec les sociologues, les géographes, les hommes qui ont la charge du développement urbain, et, si possible, au sein de l’École et de l’État, en relation directe avec une opinion dans son ensemble3. »
- 4 Comme le rappelle Claude Dubar qui situe « l’institutionnalisation de la discipline dans l’universi (...)
11Pour comprendre la rencontre de la sociologie et de l’architecture, il faut donc commencer par esquisser l’histoire du développement parallèle de ces deux champs. La sociologie comme discipline est encore un « espace en construction » (Houdeville, 2008). Elle est encore peu implantée dans les institutions académiques et sa reconnaissance comme discipline universitaire autonome est toute récente4. Autrement dit, en 1967-1968, ce n’est pas encore la discipline sociologie proprement dite qui est invitée à participer à l’enseignement de l’architecture et à la formation des futurs architectes mais les « sciences humaines et sociales ». Plus encore, ce sont des noms propres qui la représentent : ici Henri Lefebvre et Henri Raymond dont les travaux sur « la vie quotidienne » et l’urbain sont très diffusés. C’est ainsi qu’à l’issue des travaux de cette commission seront proposés une vingtaine de postes « à prendre » dans les écoles d’architecture pour des représentants des sciences humaines et sociales, dont des sociologues. L’interconnaissance et les affinités de travail forgées, entre autres, à partir des travaux de l’Institut de sociologie urbaine (ISU) jouent un grand rôle dans ces premières élections. « Il y a toujours eu 3 sociologues à UP 8. Bernard a recruté Ginette […] moi j’ai recruté Bauhain, et j’ai occupé le troisième poste » rapporte par exemple Henri Raymond (Frey, 2006, 126). Les recrutements sont en effet en cette période d’expansion des effectifs étudiants du supérieur bien moins normés qu’aujourd’hui et le capital politique et les proximités qui se jouent sur les scènes politiques jouent un rôle tout aussi important, si ce n’est plus, que le capital scientifique spécifique des prétendants (Houdeville, 2008, 160-175).
- 5 On peut par exemple rappeler que ce sont des « enseignants réformateurs et des architectes récemmen (...)
- 6 Pour comprendre ce recours des jeunes architectes à la sociologie, sur fond d’opposition entre « ar (...)
12Surtout, ce rapprochement entre sciences sociales et architecture est facilité par le fait qu’en 1968, sur fond de contestation de l’École nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA), une fraction du champ cherche à renouveler l’architecture5 par l’intérêt de travaux issus des sciences sociales et de la philosophie, tandis que de son côté la sociologie cherche des terrains et des lieux d’investissement propres à son développement comme discipline. D’emblée, la rencontre entre sociologie et architecture se présente donc comme la coïncidence entre deux moments historiques de deux champs sur le modèle de la synchronisation. C’est-à-dire comme la rencontre « entre les dispositions et les intérêts d’agents occupant des positions homologues dans des champs différents » (Bourdieu, 1984, 226-233) : d’un côté le champ de l’architecture, dont une fraction, la plus jeune, cherche à substituer à l’ancienne définition de l’architecte comme artiste la vision d’un « architecte intellectuel6 » contre l’« architecte artiste », d’un autre côté la sociologie qui est un champ en cours de constitution et de définition dans lequel le militantisme est encore très présent, en particulier d’ailleurs dans le champ de la sociologie urbaine (Lassave, 1997).
Mai 68 aux Beaux-Arts
Le principe de l’occupation de l’École est adopté le 13 mai et la grève débute donc officiellement, mais elle était déjà plus ou moins effective depuis le 8, depuis la formation d’un premier comité de grève qui se solidarise avec l’UNEF et le Snesup. Les premières commissions de travail étudiants-enseignants sont mises en place le 10. Le 15 mai, un appel est lancé aux admissionnistes [année préparatoire au concours d’admission]. Certains enseignants contestataires de l’ancien système (membres du Groupe C) avaient déjà refusé de corriger les épreuves écrites du concours d’admission qui s’est achevé le 4 mai, alors que les 1 200 épreuves de dessin des groupes A et B avaient été, ainsi que le voulait la tradition, corrigées en une dizaine d’heures. Comme à l’Université, au fur et à mesure que s’écoulent les journées de Mai, un triple mouvement se noue au cœur des motions, liant intimement généralisation des revendications, politisation et radicalisation. Si les étudiants en sociologie à Nanterre voient, dans les sociologues, les chiens de garde du régime, les étudiants en architecture voient dans les architectes et les urbanistes, des pacificateurs sociaux mettant la ville en coupe réglée et rejettent l’urbanisme qui collabore au fonctionnement de l’appareil répressif du Pouvoir. La motion initiale, celle que le Comité de grève des Beaux-Arts signe le 15 mai et qui pose les termes du mouvement aux Beaux-Arts, s’inspire d’ailleurs largement des motions produites à l’Université en assimilant au besoin l’École à l’Université.
Après le 13 mai et les grandes manifestations unitaires, décidées par les partis de gauche et les syndicats en soutien aux étudiants, devant la répression policière de la « nuit des barricades » du 10 au 11 mai, la grève se généralise et les scènes locales s’articulent avec la scène nationale. Lorsque les étudiants et enseignants réunis en assemblée générale votent, le 14 mai, l’occupation effective, l’école des Beaux-Arts devient ainsi l’une de ces scènes locales, très populaire pour les affiches qui y ont été produites, exprimant, dans son registre spécifique, sa capacité à produire une représentation systématique et critique du monde social. La motion du 15 mai confirme cette convergence et cette articulation. Y sont affirmées la lutte contre la sélection sociale et « l’Université de classe », le système des examens et des concours, le contenu de l’enseignement et ses formes de diffusion, contre « le rôle que la société attend des intellectuels », en fait « des chiens de garde du système de production économique » puisque « tout est organisé pour que les produits du système n’acquièrent pas une conscience critique ».
- 7 Plate forme d’orientations politiques, de discussion et d’hypothèses d’enseignement (mai-juin 1968) (...)
- 8 Ibid, 11-12.
À la fin du mois de mai, la Plate-forme d’orientations politiques, de discussion et d’hypothèses d’enseignement (1968) élaborée pendant la grève par la Commission enseignement, reprend cette idée de l’architecte « chien de garde » et « actionnaire de la classe dominante » : la profession a endossé une « fonction adaptatrice » en apportant sa « caution à la politique de construction actuelle ». Elle « partage avec d’autres professions (médicale, judiciaire, etc.) un rôle de colmatage et de cimentage des fissures qui pourraient apparaître dans notre édifice social7 ». Elle est « complice » et s’est abaissée devant « l’emprise croissante sur la construction des grands organismes de financement (Caisse des Dépôts et Consignations, Banque de Paris et des Pays-Bas, Banque Rothschild) ou des Administrations centrales, comme l’Éducation Nationale lorsqu’elle établit des programmes de constructions scolaires aux normes objectivement répressives, dont la réalisation est réservée au profit maximum des grands trusts capitalistes (Saint-Gobain, etc.) ». Cette profession s’est rangée « aux côtés des forces de répression » et « contribue à maintenir la population en état de consommation (villages de loisir, maisons de la Culture…)8 ».
L’Université apparaît alors comme l’ultime recours pour échapper à « l’intégration d’une pratique professionnelle malhonnête9 ».
- 10 Ibid., 64.
- 11 Ibid., 21.
Au fil du mois de mai, la revendication d’intégration à l’enseignement supérieur se précise, avec pour corollaire la dissolution de l’ENSBA. Fin mai, la Plate-forme d’orientations politiques va jusqu’à exiger la suppression du diplôme d’architecte [le DPLG] et son remplacement par « des diplômes universitaires diversifiés garantissant une certaine spécialisation mais ne donnant pas droit automatiquement à l’exercice d’une profession, ceci afin d’éviter toute mainmise ou contrôle d’une profession sur le diplôme universitaire10 ». Cette prévention, très forte, à l’endroit de la profession approfondit encore une scission qui restera très profonde tout au long de la décennie à venir. Pour les rédacteurs de cette Plate forme, l’intégration à l’Université signifie, certes, la sortie du ghetto, une relation étroite avec la recherche, un rattachement à « une communauté d’action et de lutte, donc à un milieu où les relations interpersonnelles sont plus stimulantes11 », mais aussi une libération perçue comme définitive de la tutelle professionnelle.
Sur le décompte des faits et des jours, une anecdote parmi d’autres pour achever ce bref récit sur l’évacuation en juin des Beaux-Arts, surnommés « Odéon II » pour l’AG permanente qui s’y est tenue, menée à bien sous les yeux du préfet Maurice Grimaud qui la relate, en habitant du quartier, dans ses carnets parus en 2007. Il y tempère après coup d’autres restitutions un peu trop enflammées parfois : le 19 juin 1968, Gaston Palewski, qui habite rue Bonaparte, lui téléphone pour dénoncer les étudiants « installés devant le porche, couronné de drapeaux rouges, de leur école, [et qui] rançonnent les automobilistes en leur imposant l’achat du journal Action. J’y vais discrètement à pied en reconnaissance. Le manège existe mais moins agressif ». Le préfet se dit qu’il serait « souhaitable de faire rentrer chez eux ces apprentis révolutionnaires qui n’ont jamais passé si joyeusement leur temps d’études ». Puis il temporise, parce qu’il faut aussi évacuer Censier et ses troupes sont insuffisantes. Le 27, c’est le commissaire Jobard qui assure l’évacuation, le matin à 4 heures, des Beaux-Arts « qu’occupaient encore une centaine d’étudiants et d’éléments disparates (parmi eux 28, nullement étudiants, figuraient sur le casier de la PJ). Curieusement, le mandat de perquisition avait été délivré par la Cour de Sûreté de l’État ”pour impression et diffusion de tracts des mouvements dissous”. On ne trouve d’ailleurs rien de bien sensationnel en dehors d’un carnet d’adresses qui pourrait être celui de Geismar ». (Grimaud, 2007, 351-354) Plutôt flegmatique, le préfet…
Factuellement identique, à 4 heures du matin, 70 occupants environ et parmi eux autant d’artistes que de marginaux et sans domicile fixe, sans heurts particuliers, la même reprise en main vue par le critique d’art du journal Combat, François Pluchart : « Le temps de la colère est passé. Succèdent la raison froide, la détermination grave, la plaie qui ne cicatrisera jamais tant que n’aura pas sombré cette civilisation à la dérive. Les forces de police ont investi hier matin l’École des Beaux-Arts. Elles l’ont nettoyée de la chienlit, mais elles n’ont pris qu’un lieu mort car aujourd’hui la révolution de mai est morte, trahie, trompée. […] tout est rentré dans l’ordre, peut-être pour dix ans. J’en frissonne en ce jour d’été maussade, j’en pleurerais. Notre jeunesse s’en est allée, définitivement, perdue, volée. J’enrage. […] N’ayant pu prendre le pouvoir, l’imagination a pris le maquis, et l’on sait que toute fraction de territoire peut quelque jour devenir maquis ! Certains artistes continueront leur douloureux combat. Les plus lâches et les plus réalistes émigreront en Amérique où quelques-uns, et je suis prêt à en fournir les preuves, ont déjà entamé une procédure de naturalisation. » (Pluchart, 1968)
13À partir de la fin des années 1960, c’est en effet toute une génération d’architectes qui s’est empressée de suivre les enseignements et de lire les travaux d’Henri Lefebvre, Henri Raymond, Roland Barthes, Michel Foucault… pour y trouver les éléments d’une critique des tenants du champ architectural et les voies d’un renouvellement (Violeau, 2005). Par exemple, l’architecte Roland Castro explique (Castro, 1998, 53) :
Mai 68 s’est développé partout avec la même intensité. Mais le mouvement a sans doute atteint plus de profondeur aux Beaux-arts en raison de notre interrogation primordiale sur le rôle social de l’architecte. Alors que s’exprimaient les sociologues de Nanterre et que Cohn-Bendit affirmait : « Nous ne serons pas les chiens de garde de la bourgeoisie ! », nous aussi avions commencé à déclarer : « nous ne serons pas non plus les hommes du capital ! » […] Nous avons bien sûr brisé, déconstruit, mais pour recomposer : il y eut une belle refonte de la pensée architecturale.
- 12 Le premier (1928-2003), architecte, est par ailleurs l’auteur d’une thèse d’État en lettres et scie (...)
- 13 Plus particulièrement des travaux de l’Institut de sociologie urbaine (ISU) et du couple Henri Raym (...)
14Pour se convaincre de la force de ce recours aux sciences sociales où se mêle contestation politique et reconfiguration du champ de l’architecture, il suffit de parcourir les biographies et les discours d’architectes tels que Paul Chemetov, Roland Castro, Bernard Huet, Antoine Grumbach, Christian de Porzamparc, Bruno Fortier, Catherine Furet, Pierre Riboulet… aujourd’hui dominants dans ce champ de production. On peut également rappeler ici l’histoire de la création d’une revue telle qu’Espaces et sociétés (définie comme une « revue critique internationale de l’aménagement, de l’architecture et de l’urbanisation ») fondée en 1970 par Henri Lefebvre et une équipe dans laquelle on trouve les architectes Pierre Riboulet et Anatole Kopp12. De même, pour ce qui est des doctrines architecturales, le travail de Daniel Pinson (1993) montre clairement comment des notions comme celles d’« usage » et d’« appropriation », issues des sciences sociales13, ont pu, à un moment donné, permettre un renouvellement des positions dans le champ de l’architecture et plus généralement aménager les conditions de construction de véritables pensées dites parfois « socio-architecturales ».
15On a vu ainsi, avec l’apport des sciences sociales, apparaître la volonté de faire une architecture « parlante » : une architecture dans laquelle la fonction ne l’emporte pas sur le sens. Dès lors, le discours des sciences sociales, qu’il soit sémiologique, philosophique, historique ou sociologique s’est vu assigner une place dans la formulation et le renouvellement des positions architecturales. Comme si le détour des architectes par les sciences sociales avait contribué à redistribuer les places et les prises de positions dans un champ de l’architecture alors en recherche d’appuis scientifiques et critiques (Violeau, 2007, 205-216). Aussi, n’est-il pas rare qu’un architecte cite un philosophe ou un sociologue pour étayer son discours ou son parti : Bernard Tschumi parle de « déconstruction » et multiplie les références à Jacques Derrida ; Bernard Huet qui puise ses sources chez les historiens fait de la connaissance de l’histoire de la ville une dimension essentielle du travail architectural ; Christian de Porzamparc préface l’essayiste Olivier Mongin ; Lucien Kroll parle de « participationnisme » et « d’attitude ethnologique » en architecture ; Charles Jencks et Robert Venturi tentent de concilier culture architecturale savante et vernaculaire sous le terme « postmoderne »… On constate en fait l’élaboration d’un discours relativement vague autour des sciences de l’homme. Il fonctionne dans le champ de l’architecture comme une source et une ressource de positionnement dans l’univers des architectes. Que cet usage des sciences sociales soit utilitariste et stratégique, qu’il vise à accompagner ou légitimer a posteriori des procédés architecturaux ou qu’il soit sincère et procède d’un engagement ou bien encore qu’il soit rejeté en bloc, ne change rien. Le constat reste le même : le propos sociologique (plus ou moins digéré certes mais se revendiquant de la discipline en tout cas) est désormais inclus dans les règles du jeu professionnel et il fonctionne comme une modalité des discours, de la pratique, et de la critique de l’architecture (Chadoin, 2007, 2010).
16C’est effectivement d’abord ainsi que semble s’être faite l’entrée de la sociologie en architecture : comme le recours d’une fraction de ce champ contre une autre. Le parcours d’un architecte comme Bernard Huet et ses entreprises amicales avec le sociologue Henri Raymond (Frey, 2006) en témoigne. Ce recours, sur fond de contestation d’une fraction du champ de l’architecture tentant de subvertir les tenants de l’ancienne ENSBA en revendiquant la figure de « l’architecte-intellectuel » aurait pu aboutir assez logiquement à l’intégration des études d’architecture au sein de l’université. Mais il n’en a rien été. Les écoles d’architecture sont ainsi encore aujourd’hui rattachées au Ministère de la Culture, après quelques valses hésitations avec le Ministère de l’Équipement. Reste que ce qui demeure encore de l’histoire de cette rencontre, dans une période où la sociologie est encore fortement marquée par le marxisme et les luttes urbaines, c’est une conception du sociologue comme quelqu’un d’engagé, sorte de porte-parole de l’habitant, souvent autant dans l’action que dans la science. De ce point de vue, le profil des sociologues « pionniers » de l’enseignement dans les écoles d’architecture est significatif des évolutions de la sociologie urbaine en France (Lassave, 1997). Beaucoup d’entre eux concèdent d’ailleurs ne pas être « entrés » dans les écoles d’architecture comme sociologues mais comme enseignants de sciences humaines et sociales, c’est-à-dire sur d’autres bases que la seule reconnaissance et la revendication du capital spécifique lié à une discipline.
17Ces sociologues pionniers accèdent donc à des postes dans les ENSA (il s’agit alors d’unités pédagogiques, UP), sur au moins trois bases : un capital politique sur lequel se fondent des affinités avec la fraction prétendante des architectes en recherche d’appuis critiques et théoriques, une vision de la sociologie comme science humaine et sociale plus que comme discipline, capable de faciliter des collaborations dites « transdisciplinaires », enfin la « volonté d’agir » en entreprenant avec les architectes de faire entrer la question des « usages » et des « usagers » dans la production architecturale et urbaine. « Ce qui a caractérisé cette époque, c’est vraiment l’idée de transversalité, nous expérimentions alors beaucoup et les enseignements se faisaient avec la présence de plusieurs enseignants de plusieurs disciplines, il y avait des cours collectifs », rapporte par exemple en entretien un sociologue enseignant en école depuis 1968.
18Construites sur la base d’un capital tout à la fois politique et scientifique, les affinités entre une fraction d’architectes prétendants et des sociologues sont encore clairement mises en évidence par le témoignage d’Henri Raymond à propos de sa participation à la commission de réforme :
En fait, je parlais aux réunions de cette commission et j’en revenais avec des souvenirs assez nets ; j’avais même des idées puisque ces jeunes gens hargneux se lièrent d’amitié avec moi. Nous finissions souvent nos réunions au tabac qui fait le coin de la rue Jacob et de la rue Bonaparte ; je découvrais chez eux l’ironie de la négation : être ou ne pas être (architectes). Ce défaut engendrait lui-même une absence sur laquelle nous avions du mal à converger, même dans un petit groupe : à ne parler d’architecture qu’avec ironie, n’était-ce pas scier la branche sur laquelle nous étions assis ? Et, de temps en temps, je me demandais de quoi mes nouveaux amis se glorifiaient ; je ne sus qu’un peu plus tard qu’un grave conflit les opposait à leur Père et Patron [leur chef d’atelier] […]. (Raymond, 1984, 9)
19Ainsi, nombreux sont les architectes de cette génération qui suivront « le cours de Raymond du samedi matin à Nanterre » (Frey, 2006, 10) et Henri Raymond raconte lui-même comment la plupart des étudiants qu’il côtoie alors, à l’occasion d’un séminaire d’août 1968, sont devenus « à une ou deux exceptions près, enseignants ou chercheurs » ajoutant d’ailleurs : « La recherche de cet objet (l’architecture) nous était commune et elle a entraîné pour nous des conséquences identiques ». (Raymond, 1984, 11)
- 14 Pour une présentation complète et critique de la contribution de Paul-Henry Chombart de Lauwe (1913 (...)
20Ce recours de l’architecture aux sciences sociales, et donc aussi à une dimension critique et scientifique absente de l’enseignement de l’ancienne ENSBA, trouvera par ailleurs un aboutissement dans la mise en place du Comité de la recherche et du développement de l’architecture (CORDA) en février 1972 à laquelle participent une fois encore Henri Raymond et Henri Lefebvre – le sociologue Paul-Henry Chombart de Lauwe14 en est écarté comme il l’a d’ailleurs également été de l’introduction des sciences humaines dans les écoles d’architecture après 1968 : « Les architectes du Parti communiste étaient généralement opposés à moi, tout comme certains chercheurs d’une gauche non communiste, non pas du fait de mes idées politiques, mais sous l’influence de deux ou trois d’entre eux qui ont raconté un peu n’importe quoi sur mon soi-disant fonctionnalisme ou humanisme » (cité dans Violeau, 2007, 2). Toujours est-il que le premier appel d’offres de recherche du CORDA en 1974 précise que « beaucoup de jeunes architectes attendaient du quatrième axe “système de production et usages sociaux de l’architecture” un renouvellement ou un enrichissement dans la préparation et dans l’exercice de leur profession » (Violeau, 2007, 4). La suite de l’histoire, plus mouvementée comme on le verra, montrera que cet espoir aura été inégalement satisfait, certains architectes reprochant aux sociologues un discours répétitif sur la « demande sociale », et certains sociologues dénonçant « l’instrumentalisation » de leurs travaux.
- 15 On peut citer ici, entre autres exemples, les réflexions de l’Institut de l’environnement (1973) qu (...)
- 16 Marion Segaud relève parmi ces inventions les « relevés d’ethno-architecture » de Daniel Pinson, la (...)
- 17 « La pluridisciplinarité peut en effet être d’abord une expérience individuelle dans un contexte où (...)
21Parallèlement, comme le souligne Marion Segaud dans son récit rétrospectif de la « rencontre entre sciences sociales et architecture », « la demande d’enseignement en sciences sociales dans certaines nouvelles écoles d’architecture, au moment de l’éclatement des beaux-arts en 1968, suscite un questionnement chez les enseignants impliqués : quel type de contenu donner à ces enseignements (Gurvitch ou Lévi-Strauss) ? ». Mais, ajoute l’auteure, « la difficulté majeure se trouvait dans la non-préparation du milieu de l’architecture qui ne voyait pas ce que la collaboration avec les sciences sociales pouvait apporter à l’architecte ». C’est ainsi que se forme « un groupe original d’architectes-sociologues ou anthropologues » qui « se comptent sur les doigts de la main » (Segaud, 2007, 22). Il s’agit alors de réfléchir à la mise en place d’un enseignement original de sciences sociales, en particulier de sociologie, « pour » les futurs architectes. Comme en attestent sur la longue durée les publications autour de ce thème15, il s’agit alors non seulement de constituer la base d’un enseignement de sciences sociales mais également de construire une « interdisciplinarité ». Autrement dit, de construire une posture, des méthodes et des outils capables de soutenir la coopération des sciences sociales à l’enseignement de l’architecture16. La réflexion n’est alors pas « disciplinaire » mais « hybride » : sont amenées à collaborer à ce travail avec les architectes les disciplines que représentent les « gens des sciences humaines » comme les appellent alors significativement les architectes, qui parfois sont d’ailleurs « architectes-sociologues » ou « architectes-anthropogues17 »…
22Plus que tout, il semble finalement que ce qui s’impose dans cette période de « collaboration interdisciplinaire » c’est une volonté d’agir, une volonté d’introduire la « question sociale » dans le traitement et l’aménagement de l’espace par les professionnels ; un volontarisme qui justifie les dépassements disciplinaires. Comme l’exprime l’un de ces sociologues pionniers :
Nous prenions la ville pour un objet sans nous poser la question de la discipline, on s’est d’abord rencontrés autour d’un engagement sur cet objet dans le contexte de 68 et des luttes urbaines […] et quand on me demande ce que j’enseigne en école d’architecture, je réponds que je ne sais pas ! De la philosophie, de l’histoire, de la sociologie… de tout… tout cela autour d’un objet : l’architecture et la ville.
- 18 À propos de l’ISU, Henri Raymond rapporte « nous étions donc une équipe relativement soudée sur des (...)
23Cette participation se traduit par la mise en avant des notions « d’usage » et « d’usager », « d’habitant », pour certains désignés sous le terme d’« homo qualunque [quelconque]18 », ou encore vise à établir une critique de la planification urbaine. Tels sont alors les motifs d’une participation de ces « gens des sciences humaines » à la reconstruction de l’enseignement de l’architecture, notamment par une implication dans les enseignements les plus professionnels comme ceux du « projet d’architecture ». Jean-Pierre Frey note (2006) à propos de l’enseignement dans les écoles d’architecture des années 1970 :
L’habitant considéré sous l’angle de l’usage de l’espace et en particulier de ses lieux d’habitation, et de ce fait nommé « usager », devait faire autorité dans la définition des programmes en modifiant l’idée qu’on se faisait de la commande […] dans le fond, il s’agissait de se convaincre que l’habitant le plus ordinaire, comme du reste l’architecte le plus anodin, étaient plus respectables que les jugements d’ordre esthétique visant à les rejeter dans la médiocrité ne voulaient bien le dire.
24Il s’ensuit, selon le bilan « de l’acquis des sciences sociales par rapport à l’architecture » esquissé par Henri Raymond « qu’il n’est pas exagéré de dire que, depuis quelques décennies, s’est développé dans l’architecture ce qui constitue une sorte de « mise en demeure » à l’endroit des sciences sociales ou des sciences humaines ; celles-ci sont tenues pour responsables de l’information « humaine » nécessaire à la conduite du projet architectural et urbanistique » (Raymond, 1984, 264).
25Il faut d’ailleurs ici rappeler que les liens qui se tissent entre architectes, urbanistes et sociologues se forment autour de la critique des grandes opérations urbaines des années 1960 et de la volonté de construire des dispositifs de « participation » des habitants, notamment par le montages des « ateliers populaires » comme la Croix Rousse à Lyon, le Marais à Paris ou l’Alma Gare à Roubaix (Lautier, 1998 ; Miller Michael, 2002). On retrouve là d’ailleurs beaucoup des éléments du développement de la sociologie urbaine en France déjà bien analysés par Pierre Lassave ou Michel Amiot qui pointent qu’en fait nous sommes en présence de deux types de sociologues dans cette période : des chercheurs et des salariés de bureaux d’études d’aménagement ou d’urbanisme. À cet égard les débats du colloque de Royaumont « urbanisme et sociologie » sont rétrospectivement très éclairants.
26Qu’est-il arrivé ensuite aux sciences sociales et aux sociologues, très attendus et vite décevants, sans doute décevants parce que trop attendus ? Alors qu’en 1974, le premier appel d’offres du CORDA précise toujours que « beaucoup de jeunes architectes attendent du 4e axe, Système de production et usages sociaux de l’architecture, un renouvellement ou un enrichissement dans la préparation et dans l’exercice de leur profession19 », à la fin de la décennie 1970, le rapport est déjà en train de se retourner. Là où, quelques années seulement auparavant, on percevait encore dans l’apport des sociologues le moyen de répondre aux doutes sur le statut et la condition même de l’architecte, ils sont déjà de plus en plus nombreux à discerner dans le discours sociologique encore tenu par certains collègues une volonté de fuir devant ses responsabilités d’architecte et face au risque que représente le projet (d’architecture).
- 20 Entretien avec Bernard Huet, Paris, janvier 1996.
27À leurs manières respectives, ces deux compagnons de l’interdisciplinarité qu’auront été Henri Raymond et l’architecte Bernard Huet ont incarné ce retournement et les raisons pour lesquelles il avait pu décevoir ceux qui avaient cherché à établir cette jonction. Les architectes se souvenaient certes des « abus », mais aussi d’une « réaction » symétrique, « aussi stupide d’ailleurs qui avait amené cet engouement et l’appel en masse aux sociologues », engendrant une situation « très difficile pour les deux parties ». Reprochant aux sciences sociales d’avoir « un peu changé d’objet » et de n’avoir pas « épuisé [celui] qu’elles avaient commencé à explorer », elles se seraient « enfermées, à un moment donné, sur elles-mêmes, recentrées ». Pendant que d’autres, « parmi les gens qui étaient plus ouverts à l’architecture, certains ont complètement perdu leur identité et sont devenus peu à peu hybrides, ni architectes, ni plus tout à fait sociologues, un peu historiens, etc. ». Une forme de désillusion est alors apparue chez nombre d’architectes. Après avoir naïvement cru que les sciences sociales allaient résoudre tout ou partie de leurs questions existentielles, ils ont préféré « se retirer sur les pratiques du Projet » sans doute « parce que les questions étaient mal posées ». Mais pour finir, « il y a des choses qui sont passées : il n’y a plus un architecte, maintenant, qui fait du Projet et qui peut prétendre ignorer… pas l’usager parce qu’il ignore, de toute façon, l’usager… mais il ne peut pas prétendre se substituer à eux et au maître d’ouvrage. Ce type d’architecte n’existe plus », disait Huet20.
- 21 Entretien avec Henri Raymond, Paris, février 1996.
- 22 Architecte péruvien, pionnier de l’ Atelier d’urbanisme et d’architecture (AUA) proche des municipa (...)
28Même s’il aura lui-même emprunté depuis un long chemin vers l’architecture, Henri Raymond21 se souvenait pour sa part avec nostalgie des débuts de l’Unité pédagogique 8 (UP 8, devenu aujourd’hui l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville), « une époque où la production intellectuelle avait le dessus sur la production projectuelle », situant la « fracture au moment où [Henri] Ciriani22 rentre dans l’École à la suite de je ne sais quelle aberration des dirigeants, des professeurs d’architecture ! ». Ce dernier aurait donc :
- 23 Entretien avec Henri Raymond, Paris, février 1996.
[…] littéralement démoli l’École parce que lui a compris avec sa ruse, avec sa fourberie, il faut bien le dire, que la période allait être aux Agences, au Projet, à l’architecte charismatique, au maître, au chef, etc. Alors, tout cela est enrobé d’une vaseline humaniste sur laquelle je ne m’étendrai pas parce que ça n’en vaut pas le coup… Tout ça se fait bien entendu au nom de l’homme, pour le progrès, etc. Mais enfin, bon, vaseline pour vaseline, il est de fait que Ciriani a concrétisé, non pas produit, mais cristallisé, les tendances des architectes à vouloir projeter, ce que Bernard Huet ne faisait pas, à l’époque. Alors, en un certain sens, l’histoire de l’UP 8 n’est rien d’autre que l’histoire assez explicite des contradictions du champ architectural entre 1970 et 200023.
29Une dizaine d’années après nous avoir accordé cet entretien, H. Raymond n’en démord pas, enfonçant même le clou dans son autobiographie :
- 24 Henri Raymond, entretiens avec Jean-Pierre Frey, op. cit., 220.
Ciriani, c’est le prototype de l’architecte totalement incapable de comprendre, par exemple, que les gens préfèrent des immeubles vraiment très cons à son genre de réalisations, simplement parce que l’aspect de ces immeubles les rassure. Prends un couple du genre cadre moyen, s’installant dans une ville de banlieue. Si tu leur fourgues un truc bateau, avec une entrée bateau, une distribution bateau, c’est cool ! Ils vont se faire tranquillement un petit nid là-dedans. On devrait tout de même enseigner à l’architecte à ne pas emmerder le monde24.
- 25 Il est général chez les enseignants architectes, mais il l’a été aussi sous d’autres formes dans la (...)
30On reste certes dans les murs de l’UP 8, mais ces deux entretiens dessinent un retournement qui, s’il fut peut-être par endroits moins spectaculaire, n’en aura pas moins été général25. Ce n’est pas un hasard non plus si ce retournement s’annonce alors que le militantisme s’efface définitivement : à travers les nombreux témoignages rétrospectifs que nous avons recueillis, les sociologues ont en effet été très souvent assimilés, plus ou moins explicitement, à la période « gauchiste » de l’univers des architectes-intellectuels français. Peut-être qu’avec le deuil des espoirs militants, cette génération a soudain saisi qu’elle aurait bien du mal à exercer un large pouvoir d’action sur le social et que ce serait d’ailleurs de sa part une grande prétention de le croire, alors que c’est précisément ce qu’elle contestait à certains de ses devanciers épigones naïfs de Le Corbusier.
- 26 Voir en particulier Esprit, 10, octobre 1969, L’architecte, l’urbanisme et la société, avec des art (...)
31Bernard Huet lui-même parlait d’un « malentendu », « parce que les architectes attendaient leur salut de la sociologie et les sociologues, en retour, étaient plus ou moins tentés de faire passer un discours dans la pratique même s’ils se défendaient toujours de le faire ». Cela dit, si « le sociologue de base passait son temps à faire la leçon aux architectes », l’accusation de l’architecte-complice (du Pouvoir, du Capital, de la technocratie et des multinationales triomphantes) n’a pas été alors, tant s’en faut, l’apanage des seuls sociologues. Mais il reste plausible que certains sociologues, tombant comme une aubaine sur cet objet en ébullition et ce milieu en pleine autoanalyse, aient été tentés de simplement y chercher ce qu’ils voulaient déjà y trouver, c’est-à-dire les arguments d’une critique qu’elle-même, la sociologie, avait déjà commencé à formuler. On le lit d’ailleurs plus ou moins clairement dans les premières publications de l’époque sur la profession des architectes, notamment au fil des articles et du numéro spécial que la revue Esprit consacra à ces doutes et remises en question26.
- 27 Pour un bilan rétrospectif des travaux de Jean-Charles Depaule sur ces questions d’appropriations (...)
32Deux regards indéfectiblement différents se seraient-ils pourtant posés en même temps sur le même objet architecture ? À l’image de ces deux lectures de Pessac que posèrent à quelques années d’intervalles seulement l’architecte Philippe Boudon (1969) et le sociologue Jean-Charles Depaule (1970)27, le premier remarquant, dans la perspective post-moderne de « l’œuvre ouverte », la réussite du lotissement de Le Corbusier supportant toutes les appropriations et reformulations, le second l’échec d’une architecture rapidement transformée par des habitants insatisfaits ?
- 28 Entretien avec Pierre Granveaud, Paris, avril 1996.
33Le comble, finalement, de cette histoire, c’est qu’après de nombreuses déconvenues, même d’anciens chauds partisans de l’arrivée des sociologues sont finalement revenus à des positions plus méfiantes et sceptiques sur l’apport et le rôle des sociologues au sein de l’enseignement de l’architecture. Et même, c’est bien plus encore que de la méfiance ou du scepticisme qu’exprimait Christian Devillers en 1992 dans une tribune publiée dans un numéro de L’architecture d’aujourd’hui dédié à Henri Ciriani, un point de vue « Sur l’enseignement de l’architecture » (L’architecture d’aujourd’hui, 1992, 9-11). Devillers ne percevait en effet dans la présence de ces disciplines « extérieures » qu’un effet de mode qui n’avait aucune raison de s’éterniser, discernant même dans « l’égalitarisme absurde » de la responsabilité pédagogique « une des principales causes du malaise actuel de l’enseignement de l’architecture ». Pierre Granveaud, grand lecteur des Héritiers de Bourdieu-Passeron en 1964, introducteur de ces derniers pour une conférence aux Beaux-Arts avant 68, et longtemps actif au sein des Cahiers de la recherche architecturale, est lui aussi revenu au cours d’un entretien28 sur ces malentendus sans pour autant, pour sa part, les imputer aux seuls sociologues : ayant entamé ses études dans la « conscience inconsciente d’un jeune homme de 18 ans, pour moi, c’était le métier idéal qui mélangeait art et société : comment et pour qui ? » Percevant là un sentiment « assez partagé » à l’époque, il se souvient surtout que ces questions n’étaient « ni présentées, ni étudiées, donc, je pense que c’était ce qu’on voulait ». Cela dit, lui aussi évoque un « envahissement » vécu « avec tout le spontanéisme de 68 où, dans les petites écoles, les maîtres devaient disparaître en tant que maîtres », « tous les architectes sont des cons, tous les profs sont des cons, etc. Donc, on ouvre à d’autres… » :
Je pense pour finir que cette entrée [des sciences humaines] qui aurait pu être très bénéfique, ne l’a pas été tellement, à mon avis. J’ai le sentiment, comme ça, que ça a plutôt cassé l’enseignement de l’architecture proprement dite – et du risque que représente le projet – pendant de très nombreuses années. Tout ça pour revenir ensuite au projet, mais sous sa forme la moins satisfaisante avec la prime donnée aux projets les plus formels possible, sans cette réflexion de fond, nécessaire… Il y a eu, dans ces écoles, tout à coup, des gens qui ont fait de la sociologie pour la sociologie, de la linguistique pour la linguistique, de l’informatique pour l’informatique… Ces enseignements se sont constitués en secteurs autonomes, tous, à mon sens, faisant de la mauvaise sociologie, de la mauvaise informatique, de la mauvaise histoire, etc. Alors que l’École d’architecture, me semble-t-il, doit être centrée sur la fabrication de l’espace, du projet.
- 29 Entretien avec Olivier Girard, Paris, juillet 1996.
34Cela étant, comme le signalait Huet dans son entretien, il faut également rappeler qu’une génération aura aussi plus ou moins intégré comme un acquis ce savoir sociologique comme une « influence déterminante » ; intégrant ce savoir sur l’usage en premier lieu, dans sa pratique d’architecte, notamment dans la conception du logement. L’intégrant à part entière dans sa manière d’envisager la conception d’un projet – dans son habitus pour ainsi dire –, elle aurait parfois oublié de le questionner, de le remettre en cause et de le clarifier pour éventuellement le transmettre par la suite lorsque les mêmes conjugueront exercice professionnel et enseignement. C’est un peu ce qu’a reconnu Olivier Girard29, signalant lui aussi un retrait réciproque, non concerté mais bien réel, de chacun vers ses domaines traditionnels :
Au moment où les architectes ont pris une certaine autonomie de pensée, eux n’avaient plus, il me semble, grand-chose à amener. […] Enfin, ce premier apport aura quand même duré 10 ans, hein… Bon. Ils [les sociologues] sont devenus ensuite un peu répétitifs. Ils ont voulu faire perdurer des propos vieillissants. L’habitat pavillonnaire, la réflexion sur l’usage domestique, sur l’usage social domestique, sur les lieux de la maison, les architectes l’ont intégrée, et puis, bon, ça reste toujours très important, mais, voilà, c’est une donnée. On sait. On travaille dessus quand on fait des logements. Et je crois qu’eux n’ont pas tellement continué à travailler à partir de la manière dont l’architecture évoluait en fonction de ce premier apport sur l’usage. Donc, ils sont un peu, les uns et les autres, retournés au bercail.
- 30 C’est du moins le constat que dresse à l’issue d’une généalogie de la notion d’« espace intermédiai (...)
35De fait, en passant à la pratique et à la construction, bon nombre d’architectes de cette génération se sont alors aperçus qu’empiler correctement les cellules, avec un devant et un derrière, un privé et un public dissociés, ne résolvait en rien les problèmes urbains, et qu’un bon logement bien conçu mais éloigné de tout n’était qu’un pâle pansement. Avec ce paradoxe qui veut que c’est précisément au moment où le seuil en particulier et les espaces intermédiaires en général ont disparu de la réalité des ZUP françaises, au moment où les abords du chez-soi y ont été tellement négligés, bref au début des années 1970, que les vocables pour désigner ces espaces de transition ont tellement proliféré dans les textes de théorie architecturale enrichis des apports des sciences sociales30.
36On peut aussi penser que les architectes auraient d’autant plus attendu des sociologues qu’ils étaient alors confrontés à des problèmes cruciaux de déclassement, et même de survie de leur profession, et qu’une fois ces problèmes partiellement et temporairement réglés, ils s’en seraient désintéressés, ou les auraient même évités, comme de mauvais souvenirs, pour leur préférer par exemple la compagnie des philosophes et des esthéticiens qui donnaient un sens aux édifices qu’ils s’étaient mis à réaliser, et qui parlaient de leur œuvre et non d’usage ou de questions plus triviales… De mauvais souvenirs qui recoupent aussi le silence, pour ne pas dire l’omerta, qui recouvre aujourd’hui en France l’adhésion de nombre d’architectes de cette génération au « post-modernisme architectural » tel qu’il a été défini au cours des années 1970, l’apport des sociologues incarnant en quelque sorte ce moment de l’histoire récente de l’architecture.
- 31 Entretien avec Roger-Henri Guerrand, historien, enseignant, Paris, avril 1996.
37Enfin, plus trivialement, l’historien des pratiques et des usages du logement, Roger-Henri Guerrand a relevé pour sa part31, un peu amer comme nombre d’autres enseignants en histoire ou en sciences humaines ayant exercé au sein des écoles d’architecture, que d’une manière générale, pris par leurs agences, les architectes auraient tout simplement mis un terme à leur effort de lecture :
Les rapports [de recherche] se sont accumulés et n’ont servi à personne, sauf à certaines peuplades sociologiques… Il y a le rapport et il y a la communication du rapport. Vous savez bien que les architectes ne lisent pas. Quelques-uns lisent, mais la plupart ne lisent pas. Les intellectuels sont rares parmi les architectes. Ils ne savent pas écrire, ils ne savent pas causer et ils ne lisent pas, comme les artistes. Quand les peintres parlent de leur peinture, ils disent des conneries monstrueuses. On ne peut jamais accorder de crédibilité au discours des peintres sur leurs œuvres, ça ne tient pas debout. Pour les architectes, c’est presque pareil. Les gens comme Huet sont très rares32.
- 33 « Avec Lefebvre, j’ai eu un rapport très compliqué, mais très intéressant. Il a toujours fait de la (...)
- 34 Ibid., 65.
38Reste à savoir ce qu’il en est aujourd’hui de ce bilan laissé par ces sociologues « pionniers » recrutés dans les écoles à la fin des années 1960, bilan qui constitue l’héritage des jeunes générations de sociologues et d’architectes. On peut en particulier s’interroger sur les formes actuelles de la participation des sociologues à l’enseignement des ENSA compte tenu de l’évolution symétrique des champs de l’architecture et de la sociologie, sans doute aujourd’hui plus autonomisés et dégagés des engagements et des volontés d’action qui ont caractérisé la rencontre entre sociologie et architecture à la fin des années 1960. On peut également s’interroger sur l’héritage d’une figure tutélaire comme Henri Lefebvre qui plane comme une ombre parfois un peu écrasante sur ce milieu. Un sociologue parfois jaloux de ses prérogatives ainsi qu’en a témoigné Manuel Castells33, et qui « se voulait marxiste [au milieu des années 1970] même si, à ce moment-là, d’après moi il ne l’était plus tellement – et c’est cela qui fait l’intérêt de ses textes34 ». Comme l’écrivait tout récemment Alain Bourdin dans Espaces et sociétés, la revue fondée par H. Lefebvre et Serge Jonas, il s’agit d’une pensée « très marquée par le constant mouvement rhétorique d’une écriture rapide et par la réaction constante à l’actualité des débats chez un homme très présent sur les plateaux de télévision ou dans les émissions de radio ». Bref, une pensée qui « se dérobe, zigzague » (Bourdin, 2010, 258). La postérité de Lefebvre, c’est aussi bien Jean-Pierre Garnier qu’Alain Bourdin, Michel Maffesoli que Jean Baudrillard, Ginette Baty que Marion Segaud…
