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Dossier

Introduction

Anthropologie et matérialités de la race
Introduction. Anthropology and materialities of race
Ricardo Roque
Traduction de Agathe Orain
p. 7-26

Texte intégral

  • 1 Les recherches pour cet article ont été financées par un don de la Fondation pour les sciences et l (...)
  • 2 Voir Miller, 2005.
  • 3 Cette injonction exprime de fait le genre de monisme existant entre matière et esprit qui sous-tend (...)

1Ce dossier1 explore la vie matérielle de l’anthropologie physique et son importance dans la construction de la race comme artefact scientifique. Il rassemble un éventail d’essais historiques relatifs aux sciences raciales au temps de leur âge d’or des xixe et xxe siècles, avec comme objectif d’analyser les nombreuses façons dont la matérialité amène – ou échoue à amener – à la vie « les races humaines ». Les théories, épistémologies, et visions du monde raciales sont ici approchées à travers leurs nombreuses manifestations dans les corps et squelettes humains, l’instrumentation anthropométrique, les archives papier, les espaces muséologiques, et les rencontres sur le terrain. Par conséquent, ce dossier met au défi les historiens de l’anthropologie de combiner les pratiques de l’histoire intellectuelle et les histoires matérielles de la race. Dans le registre courant, les termes « matériel » et « matérialité » font référence aux nombreux objets et artefacts qui accompagnent les vies des humains modernes. Ce volume n’est pas fondé sur une conception si stable et réductrice de ce qu’est le « matériel ». Comme le résume l’anthropologue Daniel Miller, la matérialité est à la fois relative et plurielle, et le contenu de ce qui compte au final comme matériel doit être analysé empiriquement dans son contexte culturel et en fonction de chaque nouvel axe de recherches2. Par conséquent, ce dossier adopte la notion de « matérialités de la race » comme outil heuristique de grande portée tendant à inciter les chercheurs à solliciter matière et pensée, sujet et objet, comme des unités ontologiques complexes dans l’histoire des sciences raciales3. Cette notion vise aussi dans le même temps à circonscrire une sensibilité méthodologique et un terrain empirique qui incluent trois grandes dimensions de la pensée matérielle ou physique, de la vie ou de la race : les artefacts, les corps humains et les lieux.

  • 4 Voir Rheinberger, 2010.

2Ce caractère tridimensionnel du domaine matériel était primordial pour l’anthropologie dans son sens – prédominant au xixe siècle – de « science de la race », genre qui reçut ultérieurement le nom d’anthropologie physique ou biologique. La première dimension, les artefacts, établit un lien entre le matériel prosaïque et le champ technique de l’activité anthropologique ; elle se rapporte à la pluralité des objets, technologies et instruments qui étaient caractéristiques de et intrinsèques à cette forme de connaissance. Cela recouvre, par exemple, l’attirail anthropométrique complexe de classements, standards, instruments, dessins et machinerie photographique qui furent développés dans l’optique de produire des catégories raciales. Cela inclut aussi la collecte d’artefacts, d’archives papier, de photos, de peintures, moulages en plâtre, et rapports de terrain qui faisaient partie de cette même activité de production de savoir. Le second terme, les corps, véhicule l’idée de la primauté que l’anthropologie, dans sa dimension physique et raciologique, attribuait à l’étude directe de matériaux humains, qu’ils soient tirés d’un cadavre ou pris sur le vivant. Les collections de crânes, squelettes, organes, membres, ou sang humains incarnent parfaitement ce point de vue. Mais ce parti pris suggère aussi à quel point il est important de considérer cette science comme une pratique corporelle employée par des êtres humains tangibles. Enfin, l’analyse des lieux met ici l’accent sur le poids de l’inscription dans la localité ou l’espace de l’observation et de la théorisation raciale. Les rencontres réalisées sur le terrain et les interactions entre les scientifiques et leurs objets d’étude, dans les colonies ou chez eux, dans un musée ou dans la nature, ont été déterminantes et essentielles pour les idées raciales qui émergèrent de ces expériences. Les artefacts, corps, et lieux sont des dimensions emblématiques de la science raciale qui ne peuvent pas en être considérées comme des dérivés. Cette omniprésence du matériel dans l’anthropologie physique constitue le terreau techno-matériel fertile qui à la fois dépendait de la production de concepts, théories et taxinomies raciales dans la pratique scientifique et la rendit en même temps possible4. Par conséquent, le complexe tridimensionnel des matérialités de la race est ici approché comme une partie intégrante de la création de pensée raciale, comme l’incarnation fondamentale des épistémologies raciales et comme l’ensemble des détails techniques grâce auxquels la race est constituée comme concept et comme théorie de la diversité humaine.

3Ce que l’histoire des « sciences raciales » des xixe et xxe siècles montre, lorsque – et si – l’on accorde une priorité méthodologique à ce terrain matériel des sciences raciales, est l’objet principal des articles qui composent ce volume. D’une manière ou d’une autre, les dimensions mentionnées ci-dessus – les artefacts, corps et lieux – sont représentées dans un ou plusieurs d’entre eux. Comment, pourquoi, et avec quels effets les théories, arguments, concepts et compétences raciales s’incarnent-ils dans des rencontres, instruments, espaces et corps physiques particuliers ? Comment et pourquoi des parties spécifiques du corps humain sont-elles racialisées en tant que matériaux privilégiés – par exemple les crânes, la couleur de peau ou le sang ? Comment et pourquoi certaines matérialités réussissent-elles ou non à amener à la vie certaines idées raciales ? Quelles émotions, affects, pensées, catégories, réputations académiques, théories ces matérialités suscitent-elles à travers leurs biographies – aujourd’hui comme par le passé ? Les articles de ce volume se posent chacun une ou plusieurs de ces vastes questions. Ils s’intéressent à l’apogée des sciences raciales, qui s’est étalée sur une large fourchette chronologique – de 1800 à 1930 –, et explorent une grande variété de moments et styles nationaux des anthropologies physiques européennes : française, hollandaise, suisse, britannique, allemande. La première moitié de siècle de la raciologie française est examinée dans l’étude de Bronwen Douglas sur les voyages d’exploration français dans le Pacifique et les débuts du colonialisme en Nouvelle-Calédonie. L’anthropologie physique hollandaise au début du xxe siècle est le sujet de l’article de Fenneke Sysling sur les collectes de moules de plâtre raciaux dans les Indes hollandaises. Les préoccupations « d’authenticité » et de documentation des collections de la craniologie raciale européenne du xixe siècle sont ici discutées par Ricardo Roque. Les sciences raciales allemandes et la critique de la craniologie à la fin du xixe siècle sont représentées par l’étude de cas d’Hilary Howes sur l’anthropologue Adolf Bernhard Meyer et ses collections de crânes de Nouvelle-Guinée. Serge Reubi suit les anthropologues suisses Fritz et Paul Sarasin dans leurs recherches de terrain dans le sud-est de l’Asie afin de comprendre comment une souche raciale « primitive » du Sulawesi fut inventée dans un but anthropologique.

4Dans cette introduction, je vais souligner deux des contextes principaux dans lesquels il faut placer les contributions à ce numéro. Tout d’abord, j’attirerai l’attention du lecteur sur l’importance du matérialisme en tant que théorie de la connaissance dans les sciences raciales, ainsi que de celle de la prolifération de matérialités racialisées en tant que phénomène historique de l’anthropologie moderne. Sous cet éclairage, l’histoire des sciences raciales apparaît comme un riche champ de recherche pour explorer l’importance épistémologique du matériel et du corporel dans les sciences humaines et remettre en question de manière critique les croyances du matérialisme scientifique initial. Dans le même temps, elle permet aux chercheurs d’historiciser les liens intimes entre sciences, société et colonialisme à cette période. Ensuite, je présenterai des développements récents des sciences sociales et historiques qui ont mené à un « reclassement » des approches matérialistes en une méthode d’histoire des sciences. Les articles de ce dossier et leurs liens avec les trois dimensions des matérialités mis en lumière ci-dessus sont présentés en relation avec cette littérature, comme un moyen de montrer comment leurs comptes rendus spécifiques de l’histoire matérielle de la race et de l’anthropologie participent de et interviennent dans les tendances émergentes.

La vie matérielle de la race en anthropologie

  • 5 Voir Blanckaert, 2009, chap. 3-5.
  • 6 À l’engagement envers la primauté de l’expérience et le corps matériel, on pourrait ajouter un gran (...)

5Dans l’Europe de la fin du xixe et du début du xxe siècle, l’étude des races humaines a pris la forme d’une science qui se voulait fondée sur le factuel, le concret, le physique, le matériel. L’influence des approches médico-anatomiques a renforcé ce lien, encourageant à croire fermement que la race se trouvait inscrite dans la physionomie humaine. De la craniologie ethnique de Johann Friedrich Blumenbach à l’anthropologie de Paul Broca, ceux qui étudiaient la race prétendaient à l’objectivité en se posant eux-mêmes comme les praticiens d’une forme de savoir donnant la priorité aux faits plutôt qu’à la théorie, aux preuves plutôt qu’à la spéculation – les faits et preuves anatomiques par-dessus tout. Au milieu du xixe siècle, les partisans de « l’anthropologie » en tant que « science raciale » moderne – un champ pluridisciplinaire éclectique défini en dernière instance par la primauté de l’anatomie comparée et de l’analyse naturaliste de caractéristiques physiques – insistaient sur la différence entre les approches « doctrinaires », « spéculatives » et « subjectives » en affirmant la priorité qu’ils donnaient aux expériences de terrain, de musée, ou de laboratoire5. Dans l’imagerie des sciences de laboratoire, anatomie médicale ou histoire naturelle classique, l’anthropologie était mise en avant comme une « science d’observation », pour laquelle seules des preuves matérielles offraient une base solide pour l’étude de la diversité humaine6. Au contraire des réflexions sur ce sujet fondées sur l’imagination subjective, les fantaisies littéraires de voyageurs, des observations superficielles et un certain vernis artistique, l’anthropologie en tant que « science raciale » s’appuyait fermement sur le physique. Les races pouvaient être considérées comme des concepts abstraits ou des types idéalisés. Cependant, on pensait aussi qu’elles étaient une présence incarnée et qu’en tant que telles elles appartenaient au réel. Les races se réalisaient dans les os, les organes, les cheveux, la peau et le sang humains ou leurs représentations ; un œil entraîné, un observateur discipliné pouvait traduire de telles incarnations factuelles en types raciaux abstraits.

  • 7 Topinard, 1885, 2. Voir aussi Topinard, 1876.
  • 8 Hecht, 2003, 73. Voir Williams, 1994.

6Le genre de matérialisme scientifique dont les anthropologues raciaux se réclamaient appelait à de nouvelles manières de concevoir le corps, l’âme, la mort et la vie dans l’au-delà. C’était aussi un défi pour de nombreuses conceptions dominantes, à la fois populaires et religieuses, du caractère sacré des morts, chez les Occidentaux comme chez les indigènes, en Europe et ailleurs, dans la sphère chrétienne et au-delà. Pour l’anthropologie, la condition humaine idéale serait dépouillée de ses connotations religieuses et réduite à un ensemble de matérialités nues, similaires, dans l’analyse, au monde animal. « L’anthropologie, c’est l’étude de l’homme, froide et impartiale, comme s’il s’agissait de l’animal le plus indifférent », répétait en 1885 Paul Topinard, d’après le célèbre leitmotiv de Quatrefages7. Par conséquent, en France – pour donner un exemple –, le type de science raciale proposé par les « anthropologues libres penseurs » autoproclamés de la Société d’anthropologie de Paris s’associait à l’athéisme et à un rejet matérialiste de la théologie, de Dieu et de la métaphysique. Pour ces anthropologues, a écrit Jennifer Michael Hecht, « il n’y avait pas plus de questions philosophiques que religieuses ; il n’y avait que des réponses matérialistes »8.

7L’autorité de l’anthropologie était fondée sur le contact physique avec des corps tangibles ou, en leur absence, avec leurs substituts matériels, leurs image et représentation précises. Par conséquent, l’anthropologie s’institutionnalisa comme une science avide de contact avec des corps humains, morts ou vivants, dans la nature vierge et exotique, dans la campagne du pays natal du chercheur, au zoo, au musée, dans des baraquements militaires, des écoles, des camps de prisonniers, des cimetières – ou n’importe où et quand les conditions le permettaient. Dès le début du xixe siècle, mais surtout entre 1850 et 1930, le besoin irrépressible de lire la race dans des corps humains fut accompagné d’une économie globale de collecte, d’échange et d’accumulation de corps humains ou de leurs parties. Des indigènes étaient amenés en Europe et en Amérique et montrés comme des « sauvages » dans des expositions scientifiques et commerciales, des zoos ou des cirques, pour le plus grand plaisir du public populaire et scientifique. Des milliers de crânes, de squelettes et de morceaux de corps humains furent collectés dans les endroits les plus reculés du monde et envoyés dans des musées et laboratoires anthropologiques. Les naturalistes, les anthropologues, les administrateurs coloniaux et les savants « amateurs » quittaient le confort de la « civilisation » pour tenter d’entrer en contact avec des pays lointains, des « tribus perdues », des « races reculées ». Beaucoup parcouraient de grandes distances et se donnaient beaucoup de mal juste pour voir, toucher, et examiner in situ les peuples éloignés ; si les circonstances le permettaient, ils rapportaient les restes et les matériaux corporels de ces peuples chez eux, pour les envoyer dans un musée.

  • 9 Star, Griesemer, 1989.
  • 10 Voir Daston, Gallison, 2007.

8Cette obsession de l’inspection des corps humains est une des façons d’interpréter l’importance du matériel dans l’étude des races humaines. En complément, on doit prendre en considération la valeur attribuée aux standards et instruments anthropométriques, ainsi qu’à l’observation sur le terrain ou dans les laboratoires et les musées. Le recours aux matériaux biologiques comme preuves était accompagné d’une grande confiance dans les instruments et les normes comme médiateurs de l’observation et comme gages d’objectivité. Les « objets frontières », selon l’expression de Star et Griesemer, se multipliaient9. L’anthropologie prospérait en tant que discipline grâce à la prolifération des collections biologiques dans son espace institutionnel, mais aussi grâce à celle de l’instrumentation anthropométrique, des instructions et documents d’archive, d’assortiments d’images et de représentations de corps humains. La foi dans les corps et les os racialisés allait de pair avec la création d’un monde technologique spécifique. L’anthropologie en appelait au soutien des statistiques et de la sérialisation – on préférait de grandes « séries » de spécimens – pour éliminer les erreurs et contrôler observations et analyses. Des manuels de terrain, des instructions, et des tableaux furent créés à l’intention des voyageurs, afin de discipliner et normaliser la collecte de données et d’échantillons. Dans les musées, le développement de la craniologie fut suivi d’efforts créatifs visant à standardiser l’observation, la mesure, et la description visuelle des crânes humains. Divers savants et « écoles » proposaient régulièrement des attirails craniométriques complexes – instruments, index statistiques, nomenclatures anatomiques et conventions anthropométriques – dans l’espoir qu’une standardisation continuelle et consensuelle amènerait le succès tant désiré de la taxinomie raciale, bien que nombre de ces normes soulevassent immédiatement des controverses méthodologiques houleuses. Les représentations visuelles de crânes et de corps apportaient aussi leur lot de préoccupations et de règlements10. La représentation précise des os et des corps avait une importance dépassant de loin des buts purement illustratifs : dans de nombreux cas, l’examen de telles images remplaçait l’expérimentation directe sur de vrais corps. Par conséquent, les images proliféraient ; elles constituaient elles aussi des matérialités de la race en circulation.

9Cet ensemble divers de matériaux biologiques (y compris leurs substituts) et les technologies scientifiques attestent de la riche histoire matérielle de l’anthropologie. Il apporte la preuve du travail et des efforts fournis par les raciologues pour concrétiser des imageries apparemment vagues et insondables, mais omniprésentes, de la diversité raciale humaine ; il révèle à quel point les anthropologues physiques plaçaient la matérialité au centre de leurs préoccupations. Comment doit-on considérer cette histoire d’engagement obsessionnel envers la matérialité, l’instrumentation technologique, ou les destinations exotiques, par exemple ? Comment doit-on, par conséquent, écrire des histoires de l’anthropologie physique dans lesquelles les corps et la matière, plutôt que seulement les esprits et les idées, mènent la réflexion – histoires dans lesquelles l’épithète « physique » devient le leitmotiv de l’analyse ?

Les corps et les choses dans l’histoire des sciences

  • 11 Porter, 1991, 206.
  • 12 Ibid. Les travaux ultérieurs de Porter analysent les origines intellectuelles de cette subordinatio (...)
  • 13 Shapin, 1990.

10« Les chercheurs, typiquement, travaillent selon des traditions interprétatives dans lesquelles on attribue aux dimensions du mental, du spirituel, et de l’idéal une préséance automatique sur tout ce qui est purement matériel, sensuel, et corporel », observait en 1991 l’historien de la médecine Roy Porter11. Il suggérait que cette subordination de la chair à l’esprit dans l’analyse historique était une manifestation de l’influence durable des traditions chrétiennes et philosophiques sur la pensée occidentale, qui « avait placé l’esprit, ou l’âme, sur un piédestal, et dénigré le corps », instituant un équivalent social, moral et épistémologique entre le corporel et le vil, l’impur12. Dans l’Angleterre du xviie siècle, ajoute Steven Shapin, la science en vint à être perçue comme l’activité incorporelle d’esprits individuels13. Cette imagerie a dominé les représentations du travail scientifique à partir de la révolution scientifique et a laissé une empreinte durable sur l’histoire et la philosophie des sciences jusqu’au xxe siècle. L’histoire des sciences humaines n’y a peut-être pas fait exception. À l’époque où Porter écrivait ses remarques, la chair, les choses, les corps et le lieu racialisés étaient secondaires par rapport aux idées et institutions anthropologiques dans l’historiographie de l’anthropologie.

  • 14 Voir en particulier Stocking, 1968a, 1992. Une des cibles des critiques de Stocking était une influ (...)
  • 15 Notamment dans son analyse de la théorie raciale dans l’anthropologie physique de James C. Prichard (...)
  • 16 Voir Stocking, 1985a, 114.
  • 17 Stocking, 1985b, 1988.
  • 18 Stocking, 1985c, 13. Des travaux ultérieurs d’histoire sociale et politique de l’anthropologie se s (...)

11Le travail considérable du doyen de l’histoire de l’anthropologie, George W. Stocking Jr., montre bien le meilleur d’une tradition centrée sur les dimensions intellectuelles et institutionnelles de l’anthropologie. Cependant, il reflète aussi certaines de ses limites, tout en pointant la nécessité de compléter l’étude des traditions intellectuelles en s’attachant au matériel. S’inspirant de Thomas S. Kuhn, Stocking s’est détaché des histoires intellectuelles disciplinaires et « présentistes » pour proposer une approche contextuelle de l’histoire de la pensée anthropologique privilégiant un compte rendu des idées, méthodes, institutions, et penseurs clefs, ainsi que la « re-création des sources et influences intellectuelles » à partir de leur contexte historique propre14. Dans cette optique, Stocking a exploré l’histoire de la race et de l’anthropologie physique en Amérique et en Europe, établissant son importance historique en tant que tradition constitutive de l’anthropologie15. Bien qu’il relève fondamentalement de l’histoire intellectuelle, Stocking a aussi pointé l’importance de la culture matérielle ; l’anthropologie, notait-il, est le savoir matérialisé16. Deux de ses livres, consacrés respectivement à « l’anthropologie biologique » et « aux musées et à la culture matérielle » – Bones, Bodies and Behavior (1988) et Objects and Others (1985) – mettaient l’accent sur cette idée17. Néanmoins, malgré leurs titres, ils portent toujours la marque d’approches tendant à laisser les choses et les corps racialisés dans l’ombre des idées, institutions et penseurs. Les histoires des objets et corps anthropologiques ne sont guère qu’accessoires au regard des histoires des esprits anthropologiques. Stocking a fini par s’apercevoir de ce déséquilibre. Dans son introduction à Objects and Others, il explique à ses lecteurs que, contrairement aux intentions de l’éditeur, l’ouvrage ne contenait rien sur « le processus concret de la collecte d’objets », la « récente vague de rapatriements » [desdits objets, n.d.t.] ou les « relations respectives des “sauvages” et des “hommes civilisés” au monde matériel »18.

Remettre les corps à l’ordre du jour de l’histoire des sciences

  • 19 Porter, 2001.
  • 20 Cooter, 2010.
  • 21 Shapin, Lawrence, 1998, 4.

12En comparaison avec ses dimensions intellectuelles de l’époque, la prétention des sciences raciales au matérialisme scientifique, y compris leur attachement aux corps et instruments matériels, semble n’avoir été que très peu étudiée. Au cours des dernières décennies, cependant, l’intérêt pour les dimensions intellectuelle, politique, et sociale de l’histoire de l’anthropologie a largement été complété par des comptes rendus bien plus sensibles aux dimensions matérielles de la pratique scientifique. À cet égard, il est intéressant de noter que Porter fit cette remarque sur la négligence relative du corporel au moment de l’un des tournants de l’historiographie des sciences et de la médecine ; dans les années 1990, la vision des sciences comme un « savoir désincarné » perdait de plus en plus en crédibilité. En fait, Roy Porter lui-même reconnut ce changement lors de la révision de son essai sur l’histoire du corps en 200119. Dans les années 1990 et 2000, un intérêt grandissant pour les liens entre corps, savoir, et pouvoir – qui révélait l’impact des travaux de Michel Foucault – a été nourri par le soi-disant « tournant corporel » de l’histoire des sciences et de la médecine20. Shapin et Lawrence ont par exemple mis en 1998 les historiens au défi « d’écrire sur l’histoire des idées scientifiques (et autres) à travers une histoire des formes matérielles et de leurs tribulations [en se demandant] comment le faire d’une manière légitime, constructive et intéressante21 ».

  • 22 Star, 1992, 257.
  • 23 Pour deux études classiques, voir Shapin, Schaffer, 1985 et Latour, Woolgar, 1986.
  • 24 Voir Pickering, 1992.
  • 25 Shapin, 2010
  • 26 Latour, 1987, 1999.
  • 27 Voir Law, Hassard, 1999. Voir aussi Blandin, 2002.

13Le matériel, le corporel et le prosaïque ont été petit à petit réintroduits dans les comptes rendus historiques du savoir scientifique – et ce de nombreuses façons. Les études scientifiques et technologiques, d’une manière générale, faisaient la promotion d’une conception du savoir selon laquelle il s’incarnait dans les corps, les artefacts et la technologie, et qu’il se montrait dans les relations et pratiques sociomatérielles. « Le matériau des sciences a autant à nous dire que les restes en ruines d’une civilisation disparue », écrivait en 1992 la sociologue Susan Leigh Star, « il est l’incarnation des compétences, arguments, sélections, et suppressions des théories scientifiques »22. Diverses méthodes et approches conceptuelles – de la sociologie du savoir scientifique à la théorie de l’acteur-réseau – ont ainsi mis l’accent sur la constitution locale et concrète des sciences : comment des pratiques, des technologies, des corps, des conventions et des circonstances matérielles deviennent nécessaires à l’élaboration des « faits scientifiques » et à la foi que l’on place en eux, dans les textes et les laboratoires et au-delà23. Dans les années 1980 et 1990 ont émergé des approches nouvelles (et parfois en compétition), qui ont attribué un plus grand poids au rôle des technologies matérielles, des circonstances sociales, des pratiques corporelles et des interventions non-humaines dans la production du savoir scientifique24. Comme le disait Steven Shapin, la science est faite par des « gens dotés de corps », situables dans l’espace et le temps, plutôt que par des cerveaux enfermés dans une cuve25. Ou bien, d’après l’image inspirante de Latour, les faits et les idées scientifiques viennent au monde de concert avec de « fragiles réseaux » de collectifs hétérogènes de gens et de choses26. Des approches audacieuses du rôle des corps et choses non-humains en tant que partie de la « technoscience » ont été proposées, dont notamment la très célèbre galaxie conceptuelle appelée théorie de l’acteur-réseau. C’est ainsi que Bruno Latour, Michel Callon et John Law ont à l’origine exploré un vocabulaire alternatif pour expliquer les liens entre société et sciences en tant qu’elles sont une coproduction des gens et des choses, un effet collectif des « acteurs-réseaux », ou alors ce qu’ils appelaient une « matérialité relationnelle », plutôt que d’idées et de gens isolés27.

  • 28 Des travaux importants et inspirants articulant le matérialisme des études scientifiques et les étu (...)
  • 29 Voir Schaffer, 1994 ; Roque, 2001 ; Zimmerman, 2001. Comparer avec les articles rassemblés dans un (...)
  • 30 Pour deux importants recueils d’essais, voir Stocking, 1983 et Blanckaert, 1996.
  • 31 Les références classiques comprennent Asad, 1973 et Clifford, Marcus, 1986.
  • 32 Pels, Salemink, 1994, 1999.

14Ces développements sont majoritairement issus de l’étude historique des sciences naturelles, médicales ou physiques. Les versions raciologiques des sciences humaines ont rarement été utilisées comme terrain empirique par ces branches des études historiques et sociologiques28. Il y a certes des exceptions. Certains travaux ont recherché l’inspiration dans les études historiques et scientifiques inclinant au matérialisme, explorant avec force détails ethnographiques la nature localisée et pratique des sciences raciales et de l’anthropométrie de laboratoire, en métropole comme dans les colonies, au musée comme sur le terrain29. Ils révèlent à quel point il est important de relier l’anthropométrie raciale et ses ressorts politiques à des événements concrets qui se sont produits en laboratoire, à des rencontres et à des pratiques approchant la « race » comme un artefact qui prend vie dans les interactions locales contingentes entre les gens et les choses. De plus, l’importance des enquêtes sur la façon dont le savoir anthropologique prend forme dans et à travers les pratiques et techniques de terrain, dans des endroits singuliers et des interactions sociales particulières entre « observateurs et observés » est devenue un topos officiel de l’histoire de l’anthropologie30. Ce phénomène est apparu comme une expression de l’intérêt grandissant pour les politiques ethnographiques, une conséquence de poids de la critique des complicités de l’anthropologie avec le colonialisme et de la réévaluation postmoderne de la représentation ethnographique dans les années 1970 et 198031. À cet égard, le programme de Pels et Salemink de la fin des années 1990 pour une « histoire pratique de l’anthropologie » pourrait bien continuer de fournir une fructueuse entrée en matière pour de nouvelles recherches sur les implications des circonstances matérielles et des pratiques non-discursives dans la production et la consommation du savoir ethnographique et de la théorie raciale32.

  • 33 Un important corpus existe qui met l’accent sur le lieu et la géographie en histoire des sciences. (...)

15L’analyse des termes « terrain » et « laboratoire » en tant que concepts et sites matériels critiques, que ce soit pour produire de nouvelles conceptions raciales ou en contester d’anciennes, ou encore pour en reproduire des préexistantes, est un sujet important pour plusieurs des articles de ce volume. Il illustre à quel point il est important d’approcher la matérialité de la race à travers le prisme de l’inscription spatiale du savoir, de ses lieux et de sa géographie. Comment les idées et théories raciales sont-elles conçues, ajustées et négociées par les anthropologues comme des conséquences d’expériences situées et de contacts avec des corps et des os humains, dans des lieux physiques concrets33 ? Les productivités, tensions, disjonctions et ajustements entre théorie raciale et expérience de terrain, entre débats de métropole et idées forgées par les contacts coloniaux, sont le thème principal des contributions de Bronwen Douglas et Serge Reubi. Chacune démontre les bénéfices du croisement des rapports intellectuels de la théorie raciale avec l’ethnohistoire des contacts coloniaux. B. Douglas retrace les connexions et déconnexions, les fossés et les liens existant entre expérience et théorie dans les écrits sur « l’hybridité raciale » des Français voyageant dans le Pacifique au début du xixe siècle et des colons français de Nouvelle-Calédonie au milieu du même siècle. Son travail suggère combien une « familiarité » ethnographique très longue et profonde avec les peuples du Pacifique rendait difficile pour les naturalistes de terrain de concilier données et préjugés. Dans une optique similaire, Serge Reubi analyse comment les préconceptions théoriques et disciplinaires ont influencé la découverte par des anthropologues suisses travaillant dans le Pacifique d’un type « primitif » de peuple, les Toàlas. Cette soi-disant « découverte » d’un tel type racial était un geste complexe de reconnaissance qui arriva à la suite d’une multitude d’ajustements entre des hypothèses scientifiques, des contraintes de terrain, des récits coloniaux, et la connaissance et le bon vouloir des indigènes.

  • 34 Comparer O’hanlon, Welsch, 2001 ; Gosden, Knowles, 2001 ; Fforde, Hubert, Turnbull, 2004 ; Pickerin (...)
  • 35 Comparer Thomas, 2000 et Creed, Hoorn, 2001.
  • 36 Par exemple : Evans, 2010 ; Henare, 2005 ; Roque, 2010 ; Zimmerman, 2001.

16L’intérêt pour le lieu pourrait par conséquent permettre de discuter des difficultés qu’il y a à accorder concepts raciaux et classifications à l’expérience concrète des objets et sujets dans certaines conditions. Dès lors, le contact avec des sujets humains sur le terrain ou en laboratoire est un domaine de recherches dans lequel des passerelles peuvent être établies avec succès entre le corps, l’histoire de la race et les science studies ; le contact avec des objets et des collections – y compris les archives – en est un autre. Par ailleurs, un travail sur les artefacts pourrait permettre de démêler d’autres aspects des nombreuses inscriptions matérielles des sciences raciales. Dans les années 1990, alors que le débat sur la corporéité prenait de l’ampleur dans l’histoire des sciences et de la médecine, un intérêt renouvelé pour la culture matérielle des musées se développa de plus en plus dans l’anthropologie sociale, et plus généralement dans l’histoire de l’anthropologie. De manière peut-être peu surprenante étant donné leur centralité dans le paradigme du musée, les collections d’artefacts ethnographiques et de restes humains concentrèrent l’attention. Cet intérêt ravivé pour la culture matérielle de l’anthropologie était à mon avis principalement le résultat de deux développements interconnectés au sein des études d’anthropologie et de muséologie : les nouveaux défis liés à l’éthique et aux politiques postcoloniales auxquels étaient confrontées les collections de musée, d’une part ; la réévaluation conceptuelle de l’importance des choses dans la théorisation ethnographique, de l’autre. Les revendications des indigènes selon lesquelles ils étaient les seuls propriétaires légitimes des collections coloniales et les préoccupations éthiques et politiques à propos des méfaits passés du colonialisme poussèrent les chercheurs, activistes et conservateurs à retracer l’histoire de l’acquisition des collections anthropologiques, c’est-à-dire des restes humains34. Ce retour à l’histoire des collections et de la collecte s’accompagnait souvent d’une critique du racisme scientifique et de la violence coloniale impliqués dans le processus d’acquisition35. Cependant, tout en tenant compte de la violence coloniale et des politiques raciales, l’historiographie émergente a adopté un regard exempt de jugement et des approches conceptuellement articulées pour explorer les enchevêtrements interculturels que l’on peut associer aux déplacements – indigènes, coloniaux et scientifiques – de pièces biologiques36. Ces études ont mis en lumière les implications matérielles des sciences raciales dans le colonialisme, le nationalisme, la guerre, le commerce, mais aussi bien les complexités de la collecte, l’échange, la vente, l’exposition et l’étude des peuples indigènes, à la fois dans les colonies et en métropole. Dans ce dossier, les articles de B. Douglas et Fenneke Sysling traitent longuement ce sujet, et adoptent ce genre d’approche nuancée. Ils circonstancient les divers degrés de relations entre Européens et indigènes dans le processus de collecte – de la persuasion à la coercition, de la collaboration à la résistance, de l’échange au pillage et à l’agression. La contribution de R. Roque ajoute une dimension réflexive supplémentaire au même thème en analysant l’habitude qu’avaient les anthropologues et collecteurs eux-mêmes d’écrire sur leurs pratiques de collecte, attachant ainsi une mémoire coloniale biographique aux objets et réfléchissant parfois aux raisons et circonstances de l’acquisition.

  • 37 Qureshi, 2010 ; Blanchard, Bancel, Lemaire, 2002 ; Poignant, 2004.
  • 38 Par exemple : Edwards, 1992 ; Morton, Edwards, 2009.
  • 39 Une étude intéressante sur l’histoire des instruments anthropométriques prouvant la valeur de cette (...)
  • 40 Blanckaert, 1996.

17En parallèle avec l’histoire des collections d’objets, un certain nombre d’études fécondes ont examiné la circulation d’indigènes en Europe et en Amérique dans le contexte des sciences raciales et de l’enthousiasme populaire pour l’exotisme37. Bien qu’ils ne soient pas représentés dans ce volume, de nouveaux travaux sur l’histoire de la mobilité des indigènes en tant que « spécimens » suggère d’autres voies d’approche par lesquelles l’histoire de l’anthropologie pourrait être rematérialisée – l’histoire de l’anthropologie physique et raciale en particulier. De la même manière, un champ d’études prospère qui se préoccupe de la matérialité des images et photographies anthropologiques et de leurs multiples appropriations et déplacements a prouvé à quel point il était important de considérer les images anthropologiques elles-mêmes comme de productives matérialités de la pensée raciale38. L’article de F. Sysling sur les moulages en plâtre – qui, comme la photographie, exemplifiaient les technologies de représentation raciale visant à se substituer à l’observation in situ – est significatif en ce qu’il révèle comment les moulages devaient suppléer la photographie et les portraits littéraires dans la transmission de la « race » aux spectateurs de la métropole. L’article de B. Douglas révèle aussi la précoce prééminence des moulages dans l’anthropologie française du milieu du xixe siècle à partir du second voyage de Dumont d’Urville. Enfin, l’incarnation du savoir racial dans l’instrumentation anthropométrique et, d’une manière générale, dans les standards raciologiques – comme les échelles chromatiques servant à qualifier les yeux ou la peau, par exemple – offre une autre importante piste de recherche sur les matérialités de la race39. Dans un recueil dirigé par Claude Blanckaert, un grand nombre d’historiens de l’anthropologie ont déjà montré l’importance des manuels et instructions de terrain en tant qu’outils de production du savoir anthropologique sur le terrain40. Cependant, bien que l’histoire des instruments et des normes soit une branche traditionnelle de l’histoire des sciences, ce sujet requiert un traitement historique plus poussé ; la majeure partie de l’appareillage technique de l’anthropologie physique attend toujours des études historiques attentives.

  • 41 Appadurai, 1986 ; Thomas, 1991. Voir aussi Gosden, Marshall, 1999.
  • 42 Daston, 2000.
  • 43 Voir Gell, 1998 ; Miller, 2005 ; Henare, Holbraad, Wastell, 2007.

18Il y a encore un autre contexte dans lequel on peut comprendre cet intérêt émergent pour la culture matérielle dans l’histoire de l’anthropologie : le renouveau de l’étude des choses à l’intérieur de la discipline qu’est l’anthropologie sociale et culturelle. Parallèlement aux science studies, l’anthropologie sociale a aussi témoigné d’un changement dans le traitement de la culture comme un système, une structure, un discours ou un symbole abstraits, vers d’autres traitements centrés sur les choses. Depuis les années 1990, un nouveau champ d’étude de la culture matérielle prospère autour de l’idée que les objets sont des processus historiques et culturels. Plutôt que comme les contenants d’une signification figée, les choses sont appréhendées comme les détentrices d’histoires individuelles pouvant être analysées comme des formes de « vie sociale », de « biographie culturelle » ou « d’histoires d’appropriation et de recontextualisation »41. Les historiens des sciences ont aussi manifesté un intérêt croissant pour les approches biographiques des objets scientifiques42. De plus, les anthropologues ont reconsidéré le problème de l’agencement des choses, tout en explorant la productivité conceptuelle de la matérialité, le potentiel qu’ont les choses à lancer des idées et concepts dans le monde43.

  • 44 Voir Roque, 2010.
  • 45 Anderson, 2012.

19La biographie et la micro-histoire peuvent se montrer fécondes pour l’étude historique de l’anthropologie physique et de sa vie matérielle, en particulier lorsqu’elle concerne l’histoire des collections44. Dans ce volume, l’étude de cas d’Hilary Howes sur la collection de crânes papous d’A. B. Meyer ainsi que celle des collections de moulages en plâtre de Kleiweg et de Zwaan par F. Sysling démontrent comment une approche biographique des legs matériels des sciences raciales peut être utilisée de manière constructive. En suivant les objets et sujets dans de multiples contextes et à différentes échelles, on peut discuter non seulement des rencontres de terrain et des pratiques d’acquisition, mais aussi de la trajectoire épistémologique ultérieure des collections, de leur (ré-)interprétation et de leur valeur ultérieures, à l’horizon des sciences raciales et au-delà. Ainsi, les contributions de H. Howes et F. Sysling montrent comment les collections anthropologiques racialisées – de crânes comme de moulages en plâtre – peuvent acquérir une grande variété de valeurs, de pouvoirs et d’attestations, qui dépassent leur importance « originelle » en tant que preuves de types raciaux. Plutôt, par exemple, que de seulement articuler les preuves raciales, les crânes et moulages des collections de musée peuvent servir bien d’autres buts et mener des vies contradictoires. Ils peuvent être les témoins de la réputation des scientifiques et des institutions, des trophées montrant les difficultés surmontées par la science, les signes de l’unité biologique – plutôt que de sa fragmentation – du genre humain. La valeur se distingue donc comme une dimension importante de ces processus. Sa création, grâce à des échanges et des déplacements, a écrit Warwick Anderson, est un aspect critique de l’histoire des collections biologiques45. Par conséquent, il est intéressant d’examiner dans quelle mesure de multiples formes de valeurs sont créées par les circuits des biomatérialités de la race – formes de valeurs et significations qui pourraient rester des dimensions cachées, spectrales, de l’objectivité des collections, et montrent des formes intégrées de subjectivité et de valeur immatérielle.

  • 46 Voir Daston, 2004 et Holbraad, 2011.

20Les artefacts, par conséquent, semblent rapprocher les anthropologues, les historiens, archéologues et spécialistes en sciences et en technologie lors des discussions sur l’organisation, la matérialité – et l’immatérialité –, le savoir, et le pouvoir46. Cependant, ne s’intéresser qu’aux interactions de terrain et aux choses per se, pour ainsi dire, transmettrait une vision réductrice du champ d’investigation plus large que l’idée des matérialités de la race englobe. Les articles de ce recueil, de fait, appellent une lecture élargie et mieux distribuée de ces matérialités, approchant « le matériel » comme un vaste domaine – multiple, varié, contingent – ouvert à une grande diversité de contenus conceptuels distinctifs et de géométries empiriques. L’article de S. Reubi sur le voyage des cousins Sarasin au Sulawesi, celui de R. Roque sur les pratiques d’archive de la craniologie ethnique, par exemple, augmentent le registre des matérialités raciales pour y inclure plus que les seuls corps matériels et interactions locales. Ils fournissent deux exemples d’une compréhension élargie de ce qui compte comme « matériel » dans l’analyse des sciences raciales. R. Roque met au jour la puissance des récits et archives micro-historiques pour l’épistémologie de la craniologie raciale. Il montre ainsi que les préoccupations concernant les preuves squelettiques en craniologie englobaient une attention portée aux connaissances biographiques et historiographiques incluses dans les zones d’archive des collections de musée. En explorant les diverses techniques de crédibilisation sociologiques, rhétoriques et anatomiques impliquées dans la production de l’authenticité des spécimens, il montre que pour changer les crânes en preuves raciales fiables, il était nécessaire de lier les os aux histoires et aux archives. Dans son article, S. Reubi adapte une approche inspirée des science studies à la nature hétérogène de la production de savoir. Elle montre comment la « découverte » par les anthropologues Paul et Fritz Sarasin d’un peuple primitif du Sulawesi résultait de l’articulation de la grande variété de mondes qui avaient été « mobilisés » afin de matérialiser ladite découverte : théories, hypothèses, mais aussi histoires coloniales, agents indigènes, catégories et corps. Les matérialités de la race sont donc ici élargies – comme dans l’essai de B. Douglas – pour comprendre un ensemble complexe et étendu de corps humains, d’artefacts, et de circonstances spatiales pouvant intervenir dans la formation non seulement de conceptions raciales, mais aussi de réputations professionnelles, d’affects, de violence, de valeur et de liens sociaux.

21Matérialité et matérialisme, comme il a été noté, proliféraient dans la culture de l’anthropologie physique des xixe et xxe siècles. L’histoire des sciences, l’anthropologie physique, et les études de science sont en train de vivre une sorte de « tournant matériel ». Des développements interdisciplinaires récents suggèrent ainsi que le moment est venu de reconsidérer les épistémologies matérialistes dans les sciences raciales aussi bien que la présence de matérialité dans l’histoire même de l’anthropologie physique. Dans ce dossier, cette suggestion est poursuivie en distinguant analytiquement trois grandes expressions du matériel dans l’étude scientifique des races humaines. Je suggère ici que l’histoire matérielle de l’anthropologie s’intéresse à au moins un, ou plus d’un, de ces trois types de matérialités constitutifs de la pensée raciale : les artefacts, les corps humains et les lieux. Le but n’est pas d’offrir une stricte définition ou une vision programmatique pleinement définie de ce à quoi devrait ressembler cette sensibilité dans l’étude des conceptions raciales incarnées dans les artefacts, les corps humains et les lieux – ni de manière de la présenter – dans des recherches spécifiques. Cependant, je crois qu’en étant attentif à leur importance centrale, on pourra jeter un nouveau regard sur l’anthropologie raciale en tant que phénomène historique. Comme je l’ai énuméré ici, il existe une grande variété d’outils théoriques et méthodologiques pouvant aider le chercheur à explorer le matériel comme un trait essentiel des sciences humaines. Les études rassemblées ici s’appuient sur cette littérature de différentes manières, tout en offrant elles-mêmes autant de perspectives distinctes pour lier l’histoire des sciences raciales avec l’ethnohistoire, les sciences matérialistes, et les études technologiques. Cependant, ces articles s’inscrivent dans un mouvement collectif pour rematérialiser notre perception de la race en anthropologie, articulant des récits historiques attentifs aux tensions et aux productivités, les disjonctions et conjonctions entre les objets et les concepts, les mots et les choses, le contact corporel et les processus mentaux, les idées et les expériences. Ensemble, ils représentent un effort pour compléter les histoires intellectuelles de l’anthropologie et attirer l’attention des spécialistes vers les complexités de la vie matérielle des sciences raciales. En encourageant cet esprit d’investigation, mon espoir est que ce dossier inspire de futures recherches.

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Notes

1 Les recherches pour cet article ont été financées par un don de la Fondation pour les sciences et la technologie du Portugal dans le cadre du projet Sciences de classification anthropologique du Timor portugais (The Sciences of Anthropological Classification in Portuguese Timor – 1894-1975, HC/0089/2009). Un soutien critique m’a également été fourni par le programme REGS (Race and Ethnicity in the Global South Laureate Program) de l’université de Sydney en tant que membre de la Communauté postdoctorale du Conseil australien pour la recherche (Australian Research Council Postdoctoral Fellowship – FL 110100243) puis en tant qu’associé dans des recherches. Je suis reconnaissant envers Bronwen Douglas pour ses commentaires sur une précédente version de ce texte, et envers Hilary Howes pour avoir corrigé la langue. Merci aussi aux directeurs de la Revue d’histoire des sciences humaines, Wolf Feuerhahn et Olivier Orain, et aux lecteurs anonymes pour leurs commentaires et suggestions.

2 Voir Miller, 2005.

3 Cette injonction exprime de fait le genre de monisme existant entre matière et esprit qui sous-tend les philosophies matérialistes contemporaines. Voir Moser, Trout, 1995.

4 Voir Rheinberger, 2010.

5 Voir Blanckaert, 2009, chap. 3-5.

6 À l’engagement envers la primauté de l’expérience et le corps matériel, on pourrait ajouter un grand intérêt pour la dimension morale – et parfois spirituelle et occulte – de la vie humaine, explorant en parallèle – ou parfois comme un moyen d’y accéder – le physique et d’autres caractéristiques humaines, apparemment immatérielles. Voir Williams, 1994. Sur l’importance du spiritisme et l’intérêt anthropologique pour l’occulte, voir Pels, 2000.

7 Topinard, 1885, 2. Voir aussi Topinard, 1876.

8 Hecht, 2003, 73. Voir Williams, 1994.

9 Star, Griesemer, 1989.

10 Voir Daston, Gallison, 2007.

11 Porter, 1991, 206.

12 Ibid. Les travaux ultérieurs de Porter analysent les origines intellectuelles de cette subordination du corps à l’esprit. Voir Porter, 2003.

13 Shapin, 1990.

14 Voir en particulier Stocking, 1968a, 1992. Une des cibles des critiques de Stocking était une influente histoire intellectualiste de l’anthropologie : Harris, 1968. D’autres histoires de la race en tant qu’idée incluent Stepan, 1982 et Augstein, 1996.

15 Notamment dans son analyse de la théorie raciale dans l’anthropologie physique de James C. Prichard et Franz Boas : Stocking, 1973, 1968b.

16 Voir Stocking, 1985a, 114.

17 Stocking, 1985b, 1988.

18 Stocking, 1985c, 13. Des travaux ultérieurs d’histoire sociale et politique de l’anthropologie se sont penchés sur les « facteurs » sociaux et politiques et ont montré moins d’intérêt pour les contenus et les idées. Ces approches ont isolé avec succès les réseaux politiques, sociaux et financiers de production scientifique en lien avec l’institutionnalisation disciplinaire de l’anthropologie. Cependant, ils laissent en général de côté l’univers tridimensionnel des matérialités de la race (artefacts, corps et espaces) que nous avons tenté de privilégier dans ce dossier. Comparer Kuper, 1973 et Kuklick, 1991. La sociologie de la science de Pierre Bourdieu a aussi inspiré des travaux récents sur l’histoire sociale et politique de l’anthropologie : Mills, 2008 ; Singaravélou, 2011.

19 Porter, 2001.

20 Cooter, 2010.

21 Shapin, Lawrence, 1998, 4.

22 Star, 1992, 257.

23 Pour deux études classiques, voir Shapin, Schaffer, 1985 et Latour, Woolgar, 1986.

24 Voir Pickering, 1992.

25 Shapin, 2010

26 Latour, 1987, 1999.

27 Voir Law, Hassard, 1999. Voir aussi Blandin, 2002.

28 Des travaux importants et inspirants articulant le matérialisme des études scientifiques et les études post-coloniales dans l’histoire des sciences et de la médecine ont été réalisés par Anderson, 2002, 2008.

29 Voir Schaffer, 1994 ; Roque, 2001 ; Zimmerman, 2001. Comparer avec les articles rassemblés dans un récent numéro spécial de Current Anthropology (2012) sur l’histoire de l’anthropologie biologique.

30 Pour deux importants recueils d’essais, voir Stocking, 1983 et Blanckaert, 1996.

31 Les références classiques comprennent Asad, 1973 et Clifford, Marcus, 1986.

32 Pels, Salemink, 1994, 1999.

33 Un important corpus existe qui met l’accent sur le lieu et la géographie en histoire des sciences. Voir Livingstone, 2003 ; Jacob, 2007 ; Douglas, 2014 et une vue d’ensemble dans Besse, 2010.

34 Comparer O’hanlon, Welsch, 2001 ; Gosden, Knowles, 2001 ; Fforde, Hubert, Turnbull, 2004 ; Pickering, Turnbull, 2010.

35 Comparer Thomas, 2000 et Creed, Hoorn, 2001.

36 Par exemple : Evans, 2010 ; Henare, 2005 ; Roque, 2010 ; Zimmerman, 2001.

37 Qureshi, 2010 ; Blanchard, Bancel, Lemaire, 2002 ; Poignant, 2004.

38 Par exemple : Edwards, 1992 ; Morton, Edwards, 2009.

39 Une étude intéressante sur l’histoire des instruments anthropométriques prouvant la valeur de cette orientation de recherche est Sá, Santos, Rodrigues-Carvalho, Silva, 2008. Voir aussi Braun, 2014.

40 Blanckaert, 1996.

41 Appadurai, 1986 ; Thomas, 1991. Voir aussi Gosden, Marshall, 1999.

42 Daston, 2000.

43 Voir Gell, 1998 ; Miller, 2005 ; Henare, Holbraad, Wastell, 2007.

44 Voir Roque, 2010.

45 Anderson, 2012.

46 Voir Daston, 2004 et Holbraad, 2011.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ricardo Roque, « Introduction »Revue d’histoire des sciences humaines, 27 | 2015, 7-26.

Référence électronique

Ricardo Roque, « Introduction »Revue d’histoire des sciences humaines [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 07 mars 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhsh/2493 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhsh.2493

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Ricardo Roque

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