• 1 Sur l’histoire de l’hypnose et de l’hystérie, sur Charcot et sur la lutte d’école autour de l’hypn (...)

1Que veut dire « faire école » ? Il peut être pertinent de ne pas s’intéresser seulement à une seule école, mais aussi à la construction conjointe et concurrentielle de deux « écoles ». C’est de ce point de vue que je tenterai de retracer l’histoire d’une formation d’écoles autour de l’hypnose et de l’hypnotisme1, qui pourrait se révéler instructive, voire transposable, mutatis mutandis, dans d’autres cas de figure.

• 2 Voir l’entretien avec Jean-Michel Chapoulie dans ce numéro.
• 3 Voir Prochasson et Rasmussen, 2007.

3Dans les deux groupes français, contrairement à ce qui s’est passé pour « l’école » de sociologie de Chicago qui ne s’est pas auto-labellisée2, les expérimentateurs et praticiens se sont approprié à l’époque le nom d’école et en ont joué. Il me semblera donc important d’étudier précisément la chronologie de l’apparition d’appellations et d’analyser la manière dont les acteurs et leurs publics, tant dans les revues professionnelles que dans la presse, les ont créées et s’en sont emparés pour se rassembler autour de doctrines et de formules. Comment se regroupèrent-ils et se firent-ils reconnaître ? Quelles stratégies institutionnelles et éditoriales adoptèrent les protagonistes pour faire école ? Quelles émotions mobilisèrent-ils ? Quels usages firent-ils des controverses et comment se disputèrent-ils3 ? Quelles « sociologies » proposèrent-ils pour comprendre ces formations d’écoles ?

• 4 Braid, 1883.
• 5 Charcot, 1882.

6À Paris, Charcot pense avoir identifié, à partir des patientes « agitées » regroupées en 1870 dans son nouveau service, une maladie nerveuse, la grande hystérie ou hystéro-épilepsie, dont le grand hypnotisme, qu’il décrit vers 1878, serait une pathologie. Le médecin britannique James Braid a proposé en 1843 de rattacher à un sommeil nerveux, l’hypnose, des phénomènes divers, tels que le somnambulisme artificiel, attribués jusqu’alors la plupart du temps à l’action d’un fluide reliant les êtres animés, ou magnétisme animal4. L’hypnotisme ou braidisme apparaît au tournant du xix^e siècle comme la vérité scientifique plus moderne permettant de comprendre à nouveaux frais les phénomènes attribués au magnétisme animal. La suggestion, selon Braid, constitue l’une des caractéristiques de l’hypnose : il suffit par exemple de donner à un sujet hypnotisé des gestes de prière pour qu’aussitôt, par suggestion, il se mette à chanter des cantiques. Charcot pense avoir parachevé l’œuvre scientifique de Braid et présente le « grand hypnotisme » comme sa nouvelle découverte à l’Académie des sciences5.

• 6 Gilles de la Tourette, 1889, 383-450.
• 7 Les journaux parisiens cités sont consultables sur Gallica, la bibliothèque numérique de la BNF. U (...)

7En réalité, cette découverte s’effectue sur fond d’existence d’un monde magnétique urbain. À Paris notamment se sont développés de nombreux cabinets magnétiques qui soignent des clients. Selon une enquête à charge menée par l’élève de Charcot Georges Gilles de la Tourette6, certains sujets de la Salpêtrière ont déjà fréquenté des cabinets magnétiques et certains magnétiseurs viennent recruter à l’hôpital. À sa rubrique « spectacle », Le Temps7 signale un nombre important de conférences de « professeurs » aux noms plus ou moins nobles ou exotiques qui exposent et expérimentent sur les merveilles et les mystères du sommeil provoqué.

• 8 Voir Foveau de Courmelles, 1890, 85.

8Les Parisiens sont habitués à voir des spectacles hypnotiques et magnétiques. Au théâtre des Folies Bergères, rapporte Le Temps du 13 mai 1887, la presse est convoquée pour une exhibition qui suscite une « vive émotion ». « Mademoiselle Lucia » est hypnotisée par « M. de Torcy », puis entre dans une cage aux lions. Le « magnétiseur » fait sur elle une expérience qui dure vingt minutes, de mise en extase puis en catalepsie, son corps demeurant rigide entre deux chaises. Les lions sautent alors au-dessus d’elle. La démonstration rappelle – les lions en moins, ce qui est évidemment capital – celle dont les photographies de L’iconographie photographique de la Salpêtrière puis des livres de vulgarisation de l’époque portent trace8. Dans sa chronique sur « La vie à Paris », l’écrivain Hughes Le Roux, qui assiste quelques jours après au même spectacle, précise le 21 mai que l’hypnotiseur a donné à Lucia la suggestion d’entrer dans la cage et de ne pas voir les lions. Le spectacle combine expériences cataleptiques charcotiennes et expériences suggestives bernheimiennes. Le Roux s’indigne du fait que l’on puisse mettre en danger une « personne inconsciente qui ne peut fuir » et demande l’interdiction des spectacles hypnotiques.

• 9 Pressat, 1889-1890, 225.

9Ce type d’exhibition, qui semble avoir été assez courant, aura une issue atroce à Béziers : au lieu de sauter au-dessus de l’hypnotisée, Joséphine Payot, alias Miss Sterling, le lion saute sur elle et l’atteint cruellement, au point qu’on doit l’amputer. Le Journal des débats du 10 janvier 1890 s’en scandalise dans des termes analogues à ceux utilisés par Le Roux en 1887. Le Figaro du 12 janvier 1890 commente ainsi l’article de son confrère : « Le Journal des débats ne prend pas légèrement ce fait divers ». Bien que ce drame soit évoqué dans la Revue de l’hypnotisme, il n’occupe pas autant de place que la grande affaire du procès Eyraud-Bompard, qui a lieu la même année9. Ces expériences, comme à un moindre degré les expériences d’hôpital, mettent mal à l’aise le lecteur contemporain, et soulignent la grande différence entre nos seuils éthiques et ceux du xix^e siècle.

• 10 Dumontpallier, 1879. Sur le néo-fluidisme des expériences de Charcot, voir Harrington, 1998 et Pla (...)
• 11 Plas, 2000, 54.

10Revenons à la Salpêtrière. Caractérisé par trois états spécifiques – la léthargie proche du sommeil, la catalepsie ou conservation des attitudes liée parfois à un automatisme suggestif plus fruste, et le somnambulisme, état plus complexe dans lequel le sujet peut parler et être réceptif à des suggestions plus élaborées – le Grand hypnotisme est déclenché par des manœuvres physiques elles-mêmes spécifiques, comme le son d’un gong. Le signe des signes du grand hypnotisme est l’hyperexcitabilité neuromusculaire, constatée dans l’état léthargique : ce serait un symptôme physique non simulable. Il en est de même de la sensibilité au contact des métaux ou métalloscopie, typique des hystériques, que Charcot croit avoir expérimentalement démontrée, avec ses collègues Amédée Dumontpallier (1826-1899) et Jules Bernard Luys (1828-1897), à l’occasion d’une commission constituée par la Société de biologie10. Charcot met aussi en évidence le fait que l’on peut déplacer, à l’aide d’un aimant, l’un des états hypnotiques d’une moitié du corps à l’autre et que l’on peut ainsi obtenir chez un même sujet, par exemple, le transfert d’un état hémiléthargique du côté droit au côté gauche et observer une hystérique hémiléthargique et hémicataleptique, ce qui donne lieu à des photographies qui font sensation. Mieux encore, pour son élève Joseph Babinski (1857-1932) en 1886, on peut transférer, toujours à l’aide d’un aimant, l’un de ces états nerveux d’un sujet à un autre sujet11. Si l’hypnose est une pathologie, elle ne peut avoir véritablement, pour Charcot, de fonction thérapeutique, mais elle permet de répliquer expérimentalement les symptômes nerveux de l’hystérie.

• 12 Daudet, 1922, 197.
• 13 Charcot, « Préface » dans Richer, 1881, X.
• 14 Janet, 1884, 100.

11Ces expériences s’effectuent au sein d’un groupe qui les avalise, les réplique, les « médiatise » et les exporte. Charcot rassemble autour de lui beaucoup d’élèves qu’il place à l’intérieur du monde médical français, ce qui amènera Léon Daudet, le fils d’Alphonse, qui l’avait côtoyé de près, à évoquer à son propos un « césarisme de faculté12 ». Charcot est redouté pour son influence sur les concours médicaux : on le compare à un général et à une sorte de Bonaparte demandant l’obéissance mais aussi une fidélité passionnée de grognard. Sa garde rapprochée et lui mènent une politique éditoriale très active. Plus enseignant qu’auteur, Charcot ne publie pas ou peu et laisse à ses affidés le soin de faire paraître ses leçons et ses images. Son disciple, Désiré Magloire Bourneville (1840-1909), joue un rôle d’entrepreneur éditorial en créant notamment en 1873 et 1876 deux revues, Le progrès médical et L’iconographie photographique de la Salpêtrière, et en publiant des leçons et les œuvres du maître. Il développe activement une politique de médecine rétrospective, en dirigeant entre 1882 et 1897 les neuf volumes de la « Bibliothèque diabolique » qui republie des textes anciens touchant notamment à la possession et à la sorcellerie, réinterprétés en termes charcotiens. Paul Richer (1849-1933) fait paraître en 1881 un travail sur l’hystérie et l’hypnose étroitement inspiré des vues du maître, qui reçoit l’imprimatur d’une préface soulignant « l’évidence des faits » exposés13 et qui devient une sorte de manuel faisant autorité. Lorsque Paul Janet (1823-1899), influent philosophe spiritualiste de l’époque et oncle du futur psychologue Pierre Janet, traite de l’hypnose en 1884, et qu’il veut synthétiser les vues de Charcot, c’est Richer qu’il cite en priorité14. Autour du nom de Charcot, c’est donc une industrie éditoriale qui se développe.

• 15 Sonolet, 1982 ; Simon-Dhouailly, 1986. Le tableau de Brouillet est actuellement conservé à la Facu (...)

12L’école de la Salpêtrière attire des médecins mais aussi des gens de lettres, des philosophes et des hommes politiques, par l’intermédiaire de leçons publiques professées le vendredi et toujours bondées. Dans le tableau de Brouillet, exposé en 1887, Une leçon clinique à la Salpêtrière, diffusé à l’époque sous forme de gravure, autour de Charcot professant et de son élève Babinski soutenant Blanche Wittmann, un sujet célèbre figé en une crise hystérique et/ou hypnotique, on aperçoit dans l’assistance, outre un aréopage de médecins, le littérateur Jules Claretie, l’homme politique Alfred Naquet ainsi que le philosophe et psychologue Théodule Ribot15. L’aura de Charcot s’étend aussi à des célébrités comme Hippolyte Taine ou Paul Janet qui suivent ses leçons et assistent à ses expériences. Alphonse Daudet est un proche et fréquente avec son fils ses somptueuses réceptions.

• 16 Daudet, 1922, 225.
• 17 Freud, 1984, 65-66.
• 18 Daudet, 1922, 218.

13Les leçons de la Salpêtrière sont aussi suivies par des étrangers, Charcot étant célèbre internationalement. Certains de ses anciens auditeurs peuvent se muer en des sortes de sosies mimétiques : Léon Daudet évoque un chirurgien londonien qui imite sa tournure et ses manières16. Le jeune Freud, qui vient en voyage d’étude à Paris en 1885-1886, est littéralement sidéré par l’enseignement et la personne de Charcot. Celui-ci prend les traits d’une figure presque antique de maître entouré de jeunes hommes, apparaissant ainsi en filigrane comme une sorte de Socrate français dans la nécrologie que lui consacre Freud17. Récits et témoignages montrent ainsi Charcot sous les jours contradictoires et complémentaires d’un chef d’école strict sur l’orthodoxie scientifique (faisant exception seulement pour son élève favori, Joseph Babinski, dont il encourage l’originalité)18 lorsqu’il se situe dans le monde médical, et d’un interlocuteur qui séduit par sa culture et son ouverture, lorsqu’il s’adresse à des non-médecins et à des étrangers.

• 19 Carroy-Thirard, 1984, 417-418.
• 20 Babinski, 1909, 5.

14Charcot fait l’objet de multiples nécrologies contrastées dans la presse après sa mort en 1893. Si Le Temps du 18 août 1893 souligne l’intelligence et l’autorité d’un homme « au profil d’un César romain », dans Le Figaro du 17 août, ce « nouveau Pasteur » est accusé de « personnalisme » et de « cabotinage », et portraituré comme un « thaumaturge ». La caractéristique de ce maître est d’avoir métamorphosé ses élèves en disciples, remarque Le Gaulois du 18 août 1893 : « Il était toujours accompagné de ceux qu’on appelait “ses disciples” et qui, en effet, se conduisaient comme tels, prenant à la lettre ses moindres indications et publiant aux quatre coins du globe chacune de ses découvertes qu’ils proclamaient inattaquables. » Le maître semble avoir aimé ses « disciples » au-delà de ce qui est attendu d’un patron, versant des larmes d’attendrissement sur certains souvenirs les concernant, comme l’indiquent plusieurs anecdotes19. Il a en tous les cas apprécié avoir des disciples, qui, pour certains, ont aimé l’avoir pour maître, même s’ils pouvaient s’écarter de son héritage, tels Babinski qui, à partir de 1901, « démembra » la grande hystérie pour parler de pithiatisme ou de persuasion, en se référant du bout des lèvres à Bernheim20. Par-delà l’hagiographie, Charcot a continué de faire l’objet d’une révérence ou d’un culte qui excédent son statut de mandarin médical élevé socialement grâce à son travail mais aussi grâce à un mariage avec l’une des veuves les plus riches de France.

• 21 Van Renterghem, 1896, 338.
• 22 Sur ce point, voir notamment Carroy, 1991. En réalité, Liébeault n’est pas entièrement imagination (...)
• 23 Liébeault, 1866 ; 1889.

16Bien que certaines critiques se soient manifestées auparavant par rapport aux expériences et aux conceptions de la Salpêtrière, c’est Bernheim, juif alsacien de Mulhouse, replié à Nancy, qui engage leur mise en cause lorraine en 1883-1884, puis nationale en 1884. Il s’est laissé convaincre par Dumont, un chef de travaux de physique de la faculté, de s’intéresser en 1882 à la « clinique » d’un médecin lorrain jusque-là marginal, Liébeault, qui soigne rue Bellevue située alors dans les faubourgs de Nancy, de nombreux malades de la ville et de la région. Le « bon père Liébeault21 », comme on le surnomme localement, a une tournure de médecin de campagne plus que d’universitaire et un ethos de magnétiseur. Il appartient en effet à un autre monde et à une autre histoire, celle du magnétisme animal « imaginationniste » qui récuse22 l’idée de fluide pour privilégier une explication psychologique en termes d’imagination et d’action du moral sur le physique. S’il soigne par la suggestion, Liébeault est loin de considérer que c’est la seule suggestion qui est curative. Pour lui, c’est le sommeil surtout qui guérit et il élabore à propos de l’hypnose une théorie de l’attention, qui apparaît comme surannée en son temps : son livre de 1866 sera remanié dans un sens plus moderne en 1889, lorsqu’il sera devenu célèbre23.

• 24 Société de médecine de Nancy, « Séance du 10 mai 1882 », Revue médicale de l’Est, 1882, p. 438-442 (...)

17Ce n’est pas à l’école du théoricien Liébeault que se met Bernheim mais à celle du praticien qui soigne par la parole suggérant le sommeil. Il suscite en 1882 à la Société médicale de l’Est une communication et des expériences de Dumont, qui prend acte des différences existant entre ce qui s’observe « à Paris », à savoir trois états, et un « tableau » communiqué par « M. le docteur Liébeault » constatant des degrés plus ou moins profonds de sommeil provoqué24. Entre 1883 et 1890, à Nancy puis à Paris, Bernheim se mettra désormais en avant, plus que comme un maître, comme un porte-parole, terme qui est assez souvent employé à son sujet, comme on le verra par la suite. Il transforme en oppositions les différences constatées en 1882 à la Société médicale de l’Est et mène un combat sur plusieurs fronts qui aboutira à l’appellation d’école de Nancy et à la fixation d’une doctrine, dont il répétera les attendus sans grands changements jusqu’à sa retraite.

• 25 Le progrès de l’Est, 12, 14, 19, 25 septembre, 12, 14, 15 octobre 1883 ; Bernheim, 1910. Sur le ra (...)

18À Nancy, après la séance de la Société médicale de l’Est, Bernheim effectue dans son service des contre-expériences en montrant systématiquement que l’hystérie et l’hypnose parisiennes, loin d’être des entités naturelles, sont des faits artificiels ou encore des faits « de culture » au sens où il l’entend. Bernheim publie ces contre-expériences dans la Revue médicale de l’Est entre le 1^er septembre 1883 et le 1^er janvier 1884. Ces articles ne restent pas confinés dans le monde médical, ils suscitent aussitôt critique et ironie en septembre-octobre 1883 dans Le progrès de l’Est, journal républicain de gauche. Le 25 septembre 1883, le journal décrit les expériences de Bernheim comme des tours de prestidigitation et évoque « le pied de nez automatique », « le coup du Petit journal » et « le chapeau du docteur Bernheim ». Bernheim obtient l’insertion d’une courte réponse faite sur le ton de l’humour le 13 octobre. Au moment de sa retraite, en 1910, il rappellera ce souvenir, d’autant plus marquant, dira-t-il, que le directeur du journal était son ami25.

• 26 Bernheim, 1884, 73.

19Il affirme carrément, dans De la suggestion dans l’état hypnotique et dans l’état de veille, l’opuscule de 1884 qui reprend les articles de 1883-1884, que les trois phases de l’hypnotisme n’existent pas et montre que les expériences de transfert ne réussissent que si le sujet croit savoir qu’il a affaire à un vrai aimant et qu’elles échouent à l’inverse s’il ne sait pas qu’il s’agit d’un vrai aimant. Il caractérise la suggestion comme « l’influence provoquée par une idée suggérée et acceptée par le cerveau26 ». En dépit d’une révérence affichée à Charcot et d’une reconnaissance – abandonnée ensuite – du bien-fondé de la métalloscopie, la publication de 1884 fait sensation à Paris et encourt notamment des critiques de Paul Janet dans La revue politique et littéraire.

• 27 Binet et Féré, 1885 ; Beaunis, 1885. Sur la politique éditoriale de Ribot, voir Carroy, Feuerhahn, (...)

20Bernheim n’est pas seul, même s’il est beaucoup moins entouré que Charcot. Sans pouvoir ou vouloir fixer une orthodoxie sur ce qu’est l’hypnose, il noue des alliances et des amitiés. Il assigne et assignera toujours à Liébeault une posture de fondateur d’une pratique et de précurseur vivant. Il rappellera toujours, contrairement à Charcot qui ne se reconnaît pas d’ancêtres, sa dette vis-à-vis de l’histoire du magnétisme animal, même s’il en critique le merveilleux. Il entraîne dans son sillage son collègue le physiologiste Beaunis, qui publie en 1885 dans la Revue philosophique un article proposant une description et une conception du somnambulisme différente de celle de Charcot, sans pour autant identifier hypnose et suggestion. Selon la politique éditoriale de neutralité adoptée par Théodule Ribot, le directeur de la revue, l’article de Beaunis contrebalance probablement des textes charcotiens sur l’hypnose d’Alfred Binet, qui sera célèbre plus tard notamment comme psychologue de l’enfant, et du médecin Charles Féré, publiés en même temps27.

• 28 Liégeois, 1884. Sur les crimes suggérés, voir Plas, 1989 ; Edelman, 2018.
• 29 Liégeois, 1889 ; Gilles de la Tourette, 1889.

21Ce n’est pas seulement l’opuscule de Bernheim qui fait connaître à Paris en 1884 ce qui se passe à Nancy. Jules Liégeois, professeur à la Faculté de droit de Nancy, propose cette même année à l’Académie des sciences morales et politiques des communications retentissantes sur le rapport entre crime et hypnose28. Le juriste soutient qu’un sujet hypnotisé peut, sans aucune résistance possible, commettre des crimes suggérés. Il réinterprète en ce sens des affaires anciennes et rend compte d’expériences sensationnelles dans lesquelles des sujets hypnotisés peuvent commettre vols et crimes, que l’on appellera à l’époque, non sans ironie, des « crimes savants » ou des « crimes de laboratoire ». Ses démonstrations et ses thèses, reprises dans un livre, suscitent l’opposition du disciple de Charcot Gilles de la Tourette qui considère que les crimes suggérés sont impossibles et que les viols de femmes léthargiques sont les seuls crimes possibles29.

• 30 Delbœuf, 1886b ; 1993.
• 31 Delbœuf, 1891-1892.

22Delbœuf, dont j’ai déjà évoqué la figure, est un allié proche des quatre Nancéens, mais un franc-tireur. Après avoir assisté avec perplexité aux expériences de la Salpêtrière en 1885, il est allé visiter le service de Bernheim et la clinique de Liébeault et il devient l’ami des trois médecins et du juriste30. Il partage avec Bernheim l’idée que l’hypnose est une forme de suggestion, ce qu’il exprimera dans une formulation paradoxale volontairement provocante, « Comme quoi il n’y a pas d’hypnotisme31 », à laquelle Bernheim adhérera et qui fera scandale. L’existence des crimes suggérés promue par Liégeois a l’accord de Liébeault, Bernheim et Beaunis, mais suscite le désaccord de Delbœuf, attaché à l’idée de liberté de l’hypnotisé.

• 32 Voir Carroy, 2000.
• 33 Bernheim, 1891, 343.

23Bernheim enchaîne les publications, dans les titres desquels on trouve toujours l’expression De la suggestion, mais il les intitule désormais De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique en 1886 et 1888. Contrairement à Charcot qui laissait à ses disciples le soin de recueillir ses enseignements, en 1891, Bernheim rend publiques sous sa seule signature des leçons cliniques sur l’hypnose, la suggestion et la psychothérapie. La nouveauté des trois livres de 1886, 1888 et 1891, est qu’il ne s’affiche pas seulement comme un expérimentateur mais aussi comme un thérapeute, plus précisément comme un psychothérapeute : les vocables de « psycho-thérapeutique » puis de « psychothérapie » se vulgariseront en 1889 à partir du Congrès de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique32. À l’encontre des Parisiens, qui privilégient quelques sujets d’hôpital devenus, selon la presse, des divas, Bernheim publie de nombreuses observations issues de son service dans lesquelles l’hypnose et la suggestion sont utilisées pour calmer la douleur et atténuer des symptômes organiques, mais aussi pour soigner ce qu’il appelle parfois des « névroses psychiques ». Contrairement à et peut-être contre Charcot, qui est réputé recevoir et soigner le « Gotha » des névropathes du temps, mais qui ne publie pas à ce propos, Bernheim n’hésite pas à rendre publiques quelques cures effectuées au sein de sa clientèle privée, dans son cabinet de la très bourgeoise place de la Carrière. Un ancien élève de l’École normale supérieure le remercie par exemple de l’avoir guéri plus ou moins malgré lui, en l’hypnotisant33. En endossant un personnage de clinicien qui a la passion de soigner et de guérir, Bernheim s’attire une plus grande sympathie que celle que peut recueillir un clinicien qui, comme Charcot, se contente, du moins publiquement, d’observer, de diagnostiquer, d’expérimenter et d’autopsier. Les limites thérapeutiques qu’il fixe à l’hypnose, plus mesurées que celles que Liébeault lui assigne, ainsi que son statut académique, donnent aux psychothérapies de Bernheim une allure plus rassurante et plus respectable. Bernheim n’en abandonne pas pour autant l’expérimentation. Devant un auditoire où figurent Alexandre Dumas et « le Professeur Adrien Proust », père du futur romancier, il effectue par exemple, à l’Hôtel-Dieu, dans le service de Dumontpallier, des expériences de vulgarisation, qui ont les honneurs du Temps, les 12 et 14 avril 1890.

• 34 Bernheim, 1887-1888 ; 1891-1892 ; 1909. Dans « Hypnotisme et suggestion », un texte publié par Le  (...)
• 35 Bernheim, 1887-1888 ; 1891-1892 ; 1909 ; 1910 ; Bernheim, Le Temps, 29 janvier 1891.

24Bernheim promeut inlassablement ce qu’il appelle la plupart du temps sa doctrine dans beaucoup d’articles didactiques34. À la neurologie de Charcot, il oppose une psychologie. L’hypnotisme, selon lui, devient un cas particulier de suggestion, phénomène non pathologique plus général qui peut s’identifier à des actes visant à soigner, éduquer, influencer, etc. Bernheim privilégie des psychothérapies avec ou sans hypnose, déclenchées principalement par le langage, plus précisément par des ordres formulés de façon impérieuse ou douce, directe ou indirecte. Il en revient inlassablement au mot fétiche lié à sa « doctrine », ce qu’il appelle sa « formule » de la suggestion35. Mais le rassemblement des collègues et amis professeurs et du vieux médecin est au fond assez hétéroclite, en sorte que Bernheim est le porte-parole d’une opposition à Paris, plus que de l’adhésion à sa doctrine.

• 36 Voir Bernheim, 1910 et Boutroux, 2012, 206-208.
• 37 Van Renterghem, 1897, 47.

25Nancy offre cependant au groupe fondé sur ce rejet un terrain propice à ce qui peut apparaître et se mettre en scène comme une fronde contre la capitale. La ville, dont la population explose, accueille beaucoup d’Alsaciens-Lorrains repliés, dont Bernheim fait partie. La Faculté de médecine, où s’est repliée la prestigieuse Université de Strasbourg, remplace et absorbe l’École de médecine d’avant la guerre de 1870, non sans problème du côté des Strasbourgeois, plutôt déçus au début, et des Nancéens, qui se sentent supplantés36. Les oppositions d’écoles sont portées par une césure bien française Paris-province, qui étonne un étranger comme le néerlandais Van Renterghem : « On a parlé d’un grand hypnotisme (celui de la Salpêtrière) et d’un petit hypnotisme, un hypnotisme de province, celui de l’école de Nancy37 ». Cette césure est encore accentuée par le statut particulier d’une ville frontière où il s’agit de recruter les meilleurs universitaires, face à l’Allemagne, qui, elle-même, cherche en retour à valoriser académiquement Strasbourg annexée. Dans cette conjoncture, Nancy n’est pas une ville de province ordinaire.

• 38 « Aux admirateurs et aux élèves du Dr Liébeault (de Nancy), Londres 1890 », lettre collective, Rev (...)
• 39 Bernheim, 1909, 139.
• 40 Beaunis, 2009, 150 et suiv. Le manuscrit dactylographié original des Mémoires de Beaunis, légué pa (...)
• 41 Binet et Féré, 1885 et Bernheim, 1885 ; Binet, 1886 et Bernheim, 1887. L’opuscule de 1884 avait fa (...)
• 42 Beaunis, 1891.
• 43 Janet, 1884, 101 ; Bernheim, 1886, 192-204.

26Symboliquement, plusieurs médecins français et étrangers offriront à Liébeault, pour sa retraite, une statue représentant David vainqueur de Goliath38. Les « David » nancéens, Liébeault restant en retrait, adoptent la stratégie de s’emparer du label d’école qui leur aurait été décerné, selon Bernheim39, par les Parisiens. Ils peuvent ainsi rendre visible, voire surjouer sous ce label, une communauté de travaux, dans plusieurs publications comme la Revue philosophique ou encore la Revue de l’hypnotisme fondée en 1886 par Edgar Bérillon, un élève de Dumontpallier. Cette nouvelle publication fait office, comme la Revue philosophique, de caisse de résonance des débats sur l’hypnotisme et elle prend le relais de la revue de Ribot. C’est Bernheim qui mène de façon publique les luttes et controverses qui se déroulent désormais surtout hors de Nancy et principalement à Paris. Il cherche à faire entendre sa voix du côté de la philosophie et de la psychologie. Beaunis est en lien professionnel et amical avec Ribot40, et il sert sans doute d’intermédiaire pour que Bernheim puisse répondre dans la revue à deux reprises, d’abord à un article de Binet et Féré, puis à un compte rendu très critique de Binet portant sur son livre de 188641. Bernheim ne laisse donc rien passer et obtient un droit de réponse. Pour faire bonne mesure peut-être, Ribot confie ensuite la recension du nouveau livre de Bernheim, publié en 1891, à Beaunis lui-même, qui l’analyse de façon positive et détaillée, tout en notant brièvement en conclusion qu’il n’est pas entièrement d’accord avec son collègue42. Bernheim ne se contente pas d’affronter des épigones de Charcot, il s’en prend aussi dans son ouvrage de 1886 à un « philosophe éminent ». Paul Janet a affirmé en 1884 la supériorité de « l’école de la Salpêtrière » sur « la théorie suggestionniste », dont il n’envisage pas vraiment alors qu’elle donne lieu à une école. Bernheim n’hésite pas à rendre publique sa réponse à Paul Janet que La revue politique et littéraire a refusé d’insérer43. Ainsi cherche-t-il à avancer des positions auprès de philosophes qui pourraient lui être favorables, d’autant plus qu’il souligne, contrairement à Charcot, l’importance d’une médecine psychologique et qu’il met en exergue l’action de l’esprit sur le corps.

• 44 Delbœuf, 1886a, 169.
• 45 Binet et Delbœuf, 1886.

27Dans ce combat, il a le renfort de Delbœuf, un « vrai » philosophe et auteur reconnu à la Revue philosophique. Le savant belge se demande pourquoi le magnétisme puis l’hypnotisme ont donné et donnent lieu à des groupements en écoles. Il esquisse une sociologie qui peut sembler interactionniste avant la lettre, en soulignant qu’elles prennent forme et style à partir d’une expérience princeps de magnétisation dans laquelle l’opérateur et son premier sujet s’éduquent mutuellement, puis les sujets s’imiteraient ensuite les uns les autres. Les écoles d’hypnotisme, selon lui, « doivent leur naissance à l’action réciproque des hypnotisés sur les hypnotiseurs. Seulement leur rivalité n’a aucune raison d’être : elles sont toutes dans le vrai44 ». Binet lui répond en invoquant des « signes objectifs » et en faisant le pari que, si l’on trouvait un « sujet neuf », celui-ci présenterait à coup sûr une hyperexcitabilité neuromusculaire. Le débat se poursuit ensuite par une réponse de Delbœuf, puis une réplique de Binet à Delbœuf à laquelle répond un post-scriptum de Delbœuf45 ! Comme Paul Janet, Binet ne nomme pas Nancy : il parle des « écoles hypnotiques » qu’il oppose à la seule qui lui semble avoir consistance et scientificité, celle de la Salpêtrière. C’est ce qu’affirme de façon quelque peu similaire, sur le mode de la plaisanterie, le chroniqueur qui signe « Tout-Paris » dans Le Gaulois du 4 avril 1889 : « L’hypnotisme est éminemment parisien ». De ce fait, il ne peut donc être « décentralisé », ajoute Tout-Paris. Il n’y aurait donc d’école que de Paris…

• 46 L’un de vos abonnés, « Correspondance. L’École de Paris et l’École de Nancy », Revue de l’hypnotis (...)
• 47 Bérillon, 1886-1887, 65.
• 48 Bernheim, 1887-1888.

28Le syntagme d’école de Nancy fait son apparition dans « L’École de Paris et l’École de Nancy », le titre du courrier anonyme d’un abonné publié à la une d’un numéro du premier volume de la Revue de l’hypnotisme. Cet abonné mis en vedette est présenté comme un philosophe impartial et important. Sous le coup d’une lecture récente du livre « exact, vrai » de Bernheim de 1886, l’anonyme prend acte de l’argument du premier sujet avancé par Delbœuf, mais maintient, après cette concession, qu’il existe bien trois états hypnotiques qu’il cherche à comprendre dans un style éclectique cousinien46. On ne peut s’empêcher de penser que se dissimulerait là un Paul Janet quelque peu radouci, mais peu enclin à montrer publiquement son admiration pour De la suggestion et de ses applications à la thérapeutique. Quoi qu’il en soit, désormais, Nancy devient « une école spéciale47 », ce dont Bernheim prend acte en donnant comme titre à une profession de foi prononcée à Nancy en 1886 dans le cadre de la Société pour l’avancement des sciences : « L’hypnotisme et l’École de Nancy48 ».

• 49 Voir Mayer, 2013, chap. 7.
• 50 Forel, 1968.

29Effectivement certains chercheurs, surtout étrangers, se réclament de Nancy. En contraste avec la représentation parisienne jacobine de ce que peut être une école, les Nancéens ont moins attiré des foules d’étrangers dans l’Est qu’excentré et exporté leurs conceptions et leurs travaux, comme en témoignent la fondation d’une « clinique Liébeault » dévolue en 1887 à la psychothérapie à Amsterdam par Van Renterghem et Van Eeden, et la création d’une publication internationale en plusieurs langues, Zeitschrift für Hypnotismus, dirigée par Oskar Vogt et Auguste Forel, qui se réfère explicitement à Nancy49. La ville attire, à la fin du siècle, des étrangers qui font, comme on dit, un « pèlerinage » pour visiter à la fois la clinique de Liébeault et le service hospitalier de Bernheim. Ces visites ont lieu au cas par cas, sans mobiliser de nombreux spectateurs dans un amphithéâtre, comme à Paris. Parmi ces visiteurs, figure, en juillet 1889, le jeune Freud avec lequel Bernheim semble avoir entretenu une relation de plus grande familiarité contrastant avec la distance de Charcot, d’autant plus que son hôte et lui étaient l’un et l’autre juifs et germanophones. Dans une lettre du 30 juillet 1889 au psychiatre zurichois Auguste Forel, Bernheim décrit le « Dr Freud » comme un « charmant garçon », en même temps qu’il évoque le « ravissement » du « père Liébeault » à l’idée de visites d’étrangers avant un rassemblement parisien décisif50.

• 51 Dumontpallier, dans Bérillon, 1889, 24
• 52 Pierre Janet, dans Bérillon, 1889, 109. Tardivement, en 1919, Pierre Janet rendra hommage à Bernhe (...)

30L’opposition Paris-Nancy culmine et est dramatisée en effet à l’un des congrès qui ont lieu à l’occasion du centenaire de la Révolution française, le Congrès de l’hypnotisme expérimental et thérapeutique, organisé par Dumontpallier à l’hôpital de la Pitié en août 1889. En ouverture, Dumontpallier affirme que « la vérité est dans les deux écoles de Paris et Nancy51 ». Dans cette proposition de conciliation, il ne nomme pas la Salpêtrière, mais « Paris », même s’il rend hommage à Charcot. Il cite enfin le jeune Pierre Janet, un philosophe hypnotiseur qui vient de soutenir une thèse de lettres sur l’automatisme psychologique. Charcot, président d’honneur, semble avoir boycotté le Congrès. Ce sont Bernheim et Liégeois qui ont la vedette et qui attirent le plus de commentaires et d’objections. La communication de Bernheim, « Valeur relative des divers procédés destinés à provoquer l’hypnose et à augmenter la suggestibilité au point de vue thérapeutique », s’attire notamment une courte intervention tranchante de Pierre Janet qui traite les observations de l’orateur d’« antipsychologiques, car la psychologie, comme la physiologie, a des lois que la suggestion est incapable de faire fléchir52 ». Si Bernheim avait espoir de faire alliance avec de jeunes psychologues, ce n’est pas avec le neveu de Paul Janet qu’il pourra le faire… Pierre Janet entame des études de médecine et soutiendra sa thèse en 1893 avec Charcot.

• 53 Delbœuf, 1890, 31, 32 et 33-34. Les comptes rendus donnent une version lissée de l’épisode, même s (...)

31Les comptes rendus ne portent pas trace des « grognements » qui accompagnent la communication de Liégeois et dont témoigne Delbœuf, scandalisé de l’impolitesse des Français. La comparaison entre la crise politique boulangiste et une épidémie d’hypnose est présente dans la presse de l’époque : dans Le Gaulois du 11 mars 1888, Alfred Capus évoque par exemple une « boulangite » qui atteindrait la France et relèverait des compétences du professeur Charcot. Paris a élu député le général Boulanger en janvier 1889 et Nancy s’apprête à élire Barrès comme député boulangiste. Liégeois et Bernheim sont probablement déjà connus comme des républicains anti-boulangistes. Une bronca est menée contre la communication de Liégeois par Gilles de la Tourette. Delbœuf entend crier « Vive Boulanger ! » et « À bas Boulanger ! », sans comprendre peut-être à qui s’adressent ces vivats et ces huées. Il raconte encore que plusieurs jeunes séides de Gilles de la Tourette, dans une sorte de chahut de carabin, s’offrent bruyamment comme sujets d’expérience à Liégeois lorsque celui-ci demande : « Est-ce que vous voudriez donc que j’introduise ici une somnambule, et que je demande à un auditeur de se laisser étrangler ? » Dumontpallier, découragé, répond à son collègue belge que « ce sont les nouvelles mœurs parlementaires qui, de la politique, ont glissé dans le domaine de la science53 ». Sans doute l’amphithéâtre de la Pitié est-il surchauffé à la fois par la canicule (il faisait très chaud ce jour-là, au dire de Delbœuf), et en même temps par les événements politiques et par les passions d’écoles qui se mêlent. De façon générale, aux yeux des étrangers, ce congrès à forte charge émotionnelle franco-française semble tourner à l’avantage de l’École de Nancy.

• 54 Sur cette affaire, voir Harris, 1985.
• 55 Beaunis, 2009, 142-147.

32Cependant la situation se retourne à propos d’une affaire judiciaire fortement « médiatisée », en 189054. Gabrielle Bompard, une jeune femme hypnotisable, a été la complice de son amant Michel Eyraud pour le meurtre de l’huissier Gouffé. Avant le procès, interviewé dans Le Temps du 31 janvier 1890, Bernheim n’hésite pas à affirmer : « l’épidémie de boulangisme qui, l’été dernier, passa sur ce calme et raisonnable département de Meurthe et Moselle fut due à une suggestion ». Est-ce une réponse différée à la bronca du congrès de 1889 ? La défense de Gabrielle Bompard fait appel à l’expertise de Liégeois (Bernheim étant immobilisé par les suites d’un accident) pour témoigner à décharge que l’accusée a pu être suggestionnée par son amant. Tout se passe comme si Liégeois avait trouvé là son vrai crime suggéré. En dépit des objurgations de Bernheim et de Beaunis, qui lui conseillent d’être bref et de ne pas parler d’école de Nancy, Liégeois intervient tout à l’inverse de ce qui lui a été conseillé55. Au procès, il fait des allusions anti-boulangistes et inflige un long cours professoral sur l’école de Nancy à l’auditoire.

• 56 Guéritot, 1986, n. p.
• 57 Daudet, 1984, 167.
• 58 Simon, 1975, 234.

33Presque toute la presse parisienne le brocarde cruellement. Le 23 décembre 1890, si Le Gaulois traite Liégeois d’ennuyeux, dans L’intransigeant, le boulangiste Henri Rochefort parle carrément de son « gâtisme ». Les jugements parisiens sont reproduits dans la presse de droite nancéenne, notamment dans Le Journal de la Meurthe et des Vosges. Le progrès de l’Est du 3 janvier 1891 défend Liégeois en le présentant comme un « honnête homme ». Le journal salue sa condamnation des « préjugés de race » antisémites56. On peut supposer que Liégeois pense notamment à son ami Bernheim lorsqu’il prend la défense des « Israelites ». Bernheim est sans doute en butte à des attaques antisémites. Il sera caricaturé et attaqué en 1894 dans Les morticoles sous les traits du médecin Boustibras, doté d’un accent de « Juifaillon57 ». En réalité Bernheim a gardé un « terrible accent alsacien » – il prononce « voï » pour « oui » – et ses étudiants, originaires pour la plupart de la Lorraine francophone, dont fait partie Nancy, le surnomment « Le Voï »58.

• 59 Gilles de la Tourette, 1890-1891 ; Bernheim, 1890-1891.

35Une offensive s’affiche du côté de la Salpêtrière. Le 29 janvier 1890, Charcot lui-même sort de sa réserve pour confier au Petit parisien qu’« il n’y a pas de crime hypnotique » en citant Gilles de la Tourette. Dans la Revue de l’hypnotisme, où les débats se poursuivent, ce dernier, décidément pugnace, profite du verdict du procès, qui a donné tort à la défense de Gabrielle Bompard, pour attaquer violemment l’école de Nancy, laquelle répond, cette fois-ci, par l’intermédiaire de son porte-parole Bernheim59.

• 60 Carroy, 1991, 80-81.

36En 1895, d’autres mises en cause visent, cette fois-ci, non plus Liégeois mais Bernheim. Il aurait tué par l’hypnose l’un des patients de son service et il aurait, comme Charcot, gardé, plus qu’il ne fallait, une hystérique intéressante pour ses expériences60. L’accusation de manipulation et de dressage se retourne contre lui.

• 61 Voir Simon, 1975, 236.

37Comme Charcot, Bernheim est entouré à Nancy d’une réputation de magicien inquiétant, les habitants ayant peur de son regard dans le tramway qu’il emprunte61. De ce point de vue, les écoles hypnotiques sont associées à un pouvoir morbide et mortifère, ainsi que le montre de façon saisissante une gravure de Luque, parue dans la série populaire « Les hommes d’aujourd’hui », au moment du procès Bompard, en 1890. Elle représente la tête « romaine » bien connue du « Professeur Charcot » surgissant d’un crâne dont semble émaner en lettres de feu le mot « nancéen » de « Suggestion ». Il est intéressant de remarquer que l’école de Paris est symbolisée par une tête et un physique inquiétant alors que celle de Nancy l’est par un mot non moins inquiétant qui peut se passer du portrait de Bernheim. Luque a capté et combiné là, me semble-t-il, des rapports d’adhésions et d’allégeance à des écoles proches mais différentes. De façon contradictoire et complémentaire, hypnose et suggestion suscitent aussi d’innombrables blagues dont la presse se fait l’écho. Peurs et rires s’associent, comme on l’a vu, au soupçon toujours présent de la simulation et de la tromperie, qui poursuit aussi bien Paris que Nancy.

• 62 François de Curel, La nouvelle idole. Pièce en trois actes, Paris, Stock, 1914 [1899].
• 63 De Curel avait été le sujet d’Alfred Binet pour une enquête sur les auteurs dramatiques, et il éta (...)
• 64 Carroy, 2000.

38Faut-il alors sauver l’hystérie et le Grand hypnotisme, en faisant alliance avec des psychologues institutionnels ? C’est ce que tente peut-être le maître de la Salpêtrière : juste avant sa mort survenue en 1893, Charcot publie un article, « La foi qui guérit », qui a pu être interprété par Pierre Janet, dans un hommage nécrologique publié en 1895 par la Revue philosophique, comme une sorte de ralliement à la psychologie. L’hypnose et la suggestion sont de toute manière critiquées et remises en cause en cette fin de siècle pour les désillusions thérapeutiques qu’elles suscitent, ainsi que pour des raisons scientifiques et éthiques, ce dont témoigne notamment La nouvelle idole, une pièce du dramaturge lorrain François de Curel62, jouée avec succès au théâtre Antoine en 189963. De ce fait, les luttes d’écoles semblent s’éteindre à la mort de Charcot. L’un des psychothérapeutes européens qui attire des patients vers 1900 n’est plus Bernheim, jugé trop autoritaire, mais Paul Dubois de Berne, qui prône un dialogue socratique sans hypnose et sans suggestion et que, dit-on, le jeune Marcel Proust serait allé consulter64.

• 65 Preuilh, 1987, 94-117.
• 66 Van Renterghem, 1897, 123.

39Au sein de la Revue de l’hypnotisme et de la Société d’hypnologie qui se constitue en lien avec la revue, Bernheim semble être progressivement marginalisé et plus ou moins évincé au détriment de Liébeault, dont le statut de « saint laïc » est mis en avant. Un « mythe Liébeault » se renforce65. Dans la nécrologie intitulée « Un thaumaturge » qu’il consacre au médecin lorrain le 28 février 1904 pour Gil Blas, Jules Bois réécrit l’histoire pour lui attribuer rétrospectivement le statut de « rival de Charcot ». Le Temps du 20 février souligne sa renommée internationale et constate qu’en dépit de cela il n’était ni professeur de Faculté ni chevalier de la Légion d’honneur, à l’inverse, est-il sous-entendu, de Bernheim. Ainsi Liébeault est-il promu et décoré post mortem. L’école de Nancy devient « l’école de Liébeault » dans des causeries de Van Renterghem, qui embauche très ou trop généreusement sous ce label de nombreux chercheurs et praticiens, comme Freud et Breuer par exemple66.

• 67 Sur « L’Appel à l’Union », voir Duclert, 1994, 82-84.
• 68 Voir Birck, 1988 ; El Gammal, 2015.
• 69 Bernheim, 1909, 139.

40Quant à Bernheim, il développe d’autres sociabilités au tournant du siècle, qui lui permettent peut-être de se faire connaître non plus comme un dresseur de patients, mais aussi comme un républicain de progrès. Originaire de Mulhouse, où il a sans doute fréquenté la famille Dreyfus, il s’engage comme dreyfusiste en signant dans Le Temps le 28 janvier 1899 « L’Appel à l’Union »67. Il devient avec le verrier protestant Émile Gallé l’un des membres fondateurs de la Ligue de droits de l’Homme à Nancy et il accepte de parrainer une entreprise d’Université populaire fondée dans cette mouvance68. Dans une ville qui possède de nombreuses casernes et où les engagements se font discrets pour des raisons de patriotisme de frontière, il engage son statut de professeur et mène combat pour une autre cause que celle de la suggestion avec des hommes qui ne sont pas médecins. En 1909, à la veille de sa retraite, il associe son « école médicale » à d’autres écoles, et la différencie de celle « des arts décoratifs » d’Émile Gallé, son compagnon de lutte, et de Victor Prouvé69, qui a effectué son portrait. On parle désormais des écoles de Nancy et non plus de l’école de Nancy.

• 70 Marie, 1925 ; Babinski, 1925.
• 71 Bonduelle, Gelfand et Goetz, 1996.

44En 1925 à Paris, des neurologues venus du monde entier fêtent en grande pompe le centenaire de la naissance de Charcot ainsi que le vingt-cinquième anniversaire de la Société de neurologie de Paris. Les célébrations débutent par des « Éloges de Jean-Martin Charcot », prononcés par Pierre Marie et par Joseph Babinski, qui tous deux exaltent les découvertes et excusent ou minimisent les défaillances scientifiques de fin de carrière70. De façon similaire, un ouvrage historique a pu introniser Charcot comme un « grand médecin », quitte à ne parler ni d’hystérie ni d’hypnose71.

• 72 Cuvelier, 1987. Voir aussi Feller, 2003. Pour une histoire de Coué et de sa méthode, voir Guillema (...)

46Dans la réécriture d’un médecin nancéen, André Cuvelier, c’est Liébeault, « manipulé » par Bernheim, qui apparaît comme le véritable précurseur d’une « seconde école de Nancy », fondée par le pharmacien lorrain Émile Coué, puis développée par Charles Baudouin, un philosophe nancéen établi à Genève qui chercha à concilier le Couéisme, la psychanalyse et l’éducation nouvelle. De Liébeault à Baudouin, c’est toute une lignée lorraine qu’identifie Cuvelier, dans une relecture régionale, si ce n’est régionaliste72.

• 73 Carroy-Thirard, 1984.

47Charcot devient, dans la mémoire de certains psychanalystes français, un découvreur par excellence d’inconscient, au détriment d’autres contemporains de Freud, souvent de Bernheim, qui sont plus ou moins passés sous silence. Tout se passe comme si l’idéalisation de Charcot par le jeune Freud s’était transmise. On peut supposer enfin que Jacques Lacan a pu réoccuper en partie, dans le paysage des représentations françaises de ce que pourrait être un chef d’école, une place laissée vide par Charcot, de médecin ralliant et fascinant philosophes et littérateurs. Le personnage de psychanalyste qu’il a endossé et qu’on lui a fait jouer reprendrait sur bien des points celui d’un hypnotiseur socratique parlant sans écrire73.