• 1 « De M. Foucault à L. Marin et de M. Gauchet à P. Legendre, nombreux sont ceux qui ont contribué à (...)
• 2 La quasi-totalité de son œuvre bénéficie désormais de traductions françaises : Ernst Kantorowicz, M (...)

1Tous les médiévistes connaissent – de réputation au moins – les deux œuvres majeures de l’historien Ernst Kantorowicz. La première est une biographie de Frédéric II (Kaiser Friedrich der Zweite), parue en Allemagne, pays de naissance de l’auteur, en 1927. Son caractère, plus lyrique et nationaliste que scientifique, lui valut une réputation sulfureuse dans la mesure où le livre suscita l’engouement des élites fascistes et national-socialistes. La seconde est parue en langue anglaise sous le titre The King’s Two Bodies en 1957 : un essai original et novateur, à la postérité majeure non seulement chez les historiens mais plus largement en philosophie et sciences humaines1. Ernst Kantorowicz est l’auteur, outre de nombreux articles, d’un troisième ouvrage, moins connu, consacré aux Laudes Regiae, publié également en anglais en 19462. Concernant son parcours académique, on sait en général que l’historien, juif et allemand, fut contraint de quitter sa chaire d’histoire médiévale de l’Université de Francfort, à la suite de la prise de pouvoir d’Hitler et parvint à obtenir un poste académique aux États-Unis, à l’Université de Berkeley en 1945. Certains savent aussi qu’en 1950, il fut exclu de cette dernière université pour avoir refusé de prêter un serment de loyauté anticommuniste : non qu’il fût lui-même communiste, mais pour défendre le droit à la liberté de pensée des universitaires.

• 3 Après les témoignages de ses anciens proches (J. Fleckenstein, E. Salin, E. Panofsky, J. R. Strayer (...)
• 4 Robert Lerner revient à plusieurs reprises sur ce refus de Kantorowicz, notamment dans sa conclusio (...)

2Si cette production historiographique et ce parcours académique très originaux avaient déjà fait couler beaucoup d’encre3, une biographie d’Ernst Kantorowicz en bonne et due forme restait à écrire. Le travail n’était pas aisé, dans la mesure où l’historien avait lui-même effacé une partie notable de ses traces, dans un refus délibéré d’édification mémorielle4. C’est l’américain Robert E. Lerner, professeur émérite à la Northwestern University, spécialiste des hérésies et de la pensée eschatologique au Bas Moyen Âge, qui est parvenu à le mener à bien, après une longue maturation, porté par la fascination qu’exerce sur lui, depuis ses années d’études, la figure de Kantorowicz. Ce dernier compte, selon Lerner, parmi les six plus grands médiévistes mondiaux (aux côtés d’Henri Pirenne, de Marc Bloch, de Robert W. Southern, de Charles Homer Haskins et de Joseph R. Strayer), dont l’influence demeure toujours actuelle : ce serait même, peut-être, le premier d’entre eux (p. 1). Cette admiration fondamentale de Lerner pour son « héros » s’appuie sur deux éléments : l’importance historiographique de The King’s Two Bodies, d’une part et, de l’autre, le parcours politique atypique de son auteur, interprété ici comme un cheminement original de la droite vers la gauche de l’échiquier politique.

• 5 Alain Boureau, Histoires d’un historien : Kantorowicz, Paris, Gallimard, 1990 (traduit en anglais e (...)
• 6 Ibid., p. 1308.
• 7 Toujours selon Lerner, Kantorowicz considère la fonction de professeur à l’Université comme un sace (...)
• 8 Robert Lerner décrit une « coterie d’étudiants remplis d’admiration » (p. 276). Il souligne néanmoi (...)

3Sans doute une telle admiration est-elle difficilement compatible avec l’objectivité scientifique, et l’on peut réellement mettre en doute la réalité de l’évolution idéologique de Kantorowicz. Ainsi qu’il l’écrit lui-même explicitement, l’historien reste et demeure un fervent opposant au communisme, et son refus de signer le serment de Berkeley est motivé par la défense de sa liberté de pensée individuelle, en tant qu’intellectuel (chap. 22 et notamment p. 316). Son choix relève davantage d’une conception réactionnaire de l’honneur que d’un idéal politique progressiste. Contrairement à ce qu’avance son biographe, comme Alain Boureau l’avait admirablement analysé5, Kantorowicz reste et demeure un nationaliste, même une fois sa nation perdue. Il devient alors un « patriote apatride6 », si ce n’est d’une sorte de République des Lettres idéalisée et virile à laquelle les membres se doivent de donner leur vie7. Son parcours ne présente pas, comme l’écrit Lerner, une évolution, mais au contraire une profonde constance politique et idéologique, et le cercle d’adeptes qu’il parvient à créer autour de lui à Berkeley de 1939 à 1950 puis jusqu’à sa mort, à Princeton8, a beaucoup à voir avec celui du poète Stefan George qu’il fréquenta avec tant d’assiduité en Allemagne entre les deux guerres. Pour autant, cette somme biographique n’en est pas moins passionnante et extrêmement riche en informations. Elle suit un plan strictement chronologique, aisé à suivre, et dont l’avantage majeur est de parfaitement mettre en lumière le caractère atypique du parcours de Kantorowicz. L’analyse historiographique de ses écrits, de leur mûrissement et de leur réception, s’intègre très finement au récit de la vie de leur auteur.

• 9 Albert Brackmann, « Kaiser Friedrich II in mystischer Schau », Historische Zeitschrift, 140, 1929, (...)
• 10 Contrairement à la biographie de Frédéric II qui reçoit un très mauvais accueil de la communauté fr (...)

5Malgré une réception houleuse, son Frédéric II, qui reçoit notamment les foudres du professeur Albert Brackmann9, connaît un succès majeur (chap. 7). Ernst Kantorowicz se lie avec de jeunes médiévistes, parmi lesquels Friedrich Baethgen et Percy Ernst Schramm (p. 119). Pour répondre aux critiques érudites et acquérir une légitimité scientifique, il travaille assidûment à la bibliothèque des Monumenta Germaniae Historica de Berlin et y achève un second volume annexe à la biographie, intégralement consacré à l’appareil critique (chap. 9). Là encore, il déconcerte et étonne les autres médiévistes par ses manières aristocratiques, comme en témoigne la jeune historienne Raïssa Bloch qui le côtoie alors (p. 135). En 1930, il obtient une nomination comme professeur honoraire en histoire médiévale à l’Université de Francfort (chap. 10), un poste consolidé en 1932 à la suite du décès de Fedor Schneider. Mais dès décembre 1933, la pression des étudiants nazis le contraint à cesser d’enseigner (p. 155) et il accepte alors une mission à Oxford en 1934. Là, il se lie avec le critique littéraire Maurice Bowra et, grâce à l’intermédiaire du médiéviste Frederik Maurice Porwicke, rencontre Marc Bloch (p. 181). Revenu en Allemagne, il poursuit ses recherches historiques, enrichies de séjours en France et en Belgique. La perspective de l’exil devient néanmoins de plus en plus inévitable, et il mobilise ses contacts outre-Atlantique (chap. 14). Au lendemain de la Nuit de Cristal, il quitte définitivement Berlin pour Londres, puis New York, où il s’installe en janvier 1939. Avec l’aide de ses proches, il démarche les universités américaines afin d’y obtenir un poste. Ce sera Berkeley, d’abord de manière provisoire durant cinq ans et demi. Ces premières années américaines, économiquement difficiles, sont celles de la rédaction de son second ouvrage, Laudes Regiae, qui consolide, aux yeux de la communauté scientifique, sa qualité de médiéviste (chap. 17). Sa nomination sur un poste permanent, en 1945, lui offre enfin une véritable respectabilité et une certaine aura, jusqu’à ce que la question du serment de loyauté anticommuniste ne remette en péril sa carrière : son refus déterminé, dont l’argumentaire est détaillé dans un court essai intitulé The Fundamental Issue, est ici rappelé avec minutie (chap. 22). Grâce au soutien significatif d’Erwin Panofsky, il est engagé à l’Institut des études avancées de Princeton où il se consacre à l’achèvement de son œuvre maîtresse, The King’s Two Bodies, qui lui offre une pleine reconnaissance internationale (chap. 24)10.

• 11 Norman F. Cantor, « The Nazi Twins: Percy Ernst Schramm and Ernst Hartwig Kantorowicz », dans id. ( (...)

7Ce faisant, Lerner porte une attention éminemment significative à la sociabilité de Kantorowicz et veille à reconstituer, durant les périodes successives de son existence, son entourage affectif et intellectuel. Il s’attache en outre à identifier les quelques disciples qu’il forma notamment à Berkeley, soulignant l’absence révélatrice en leur sein de femmes (chap. 21). La dimension matérialiste de cette biographie, si elle semble dominer le récit, n’empêche pas Lerner d’y associer une approche plus intellectuelle. Il souligne notamment qu’une des spécificités de Kantorowicz médiéviste est d’avoir exploité des sources de nature très diverses : majoritairement littéraires dans le cas de Frédéric II, liturgiques pour les Laudes Regiae, juridiques pour The King’s Two Bodies. Au centre de celles-ci, apparaît, en fil rouge, l’intérêt du médiéviste pour les acclamations royales, et plus largement pour les ressorts charismatiques du pouvoir. L’historien revient en outre sur ce qui demeure la polémique centrale du cas Kantorowicz, à savoir sa potentielle stature de « juif nazi11 », et la distinction qu’il opère entre nationalistes et national-socialistes allemands apparaît à ce titre décisive et pertinente. Deux autres moments de la vie de Kantorowicz, enfin, souvent restés dans l’ombre, sont ici disséqués : d’une part son service en Turquie durant la Première Guerre mondiale, et de l’autre le déroulé minutieux de son exclusion de Berkeley. Là encore, la précision des éléments proposée convainc.