• 1 Leshem, D., 2013, « Oikonomia Redefined », Journal of The History of Economic Thought, 35 (1), p. 4 (...)

1Dotan Leshem est connu des historiens de la pensée économique pour son travail sur la notion d’économie dans la Grèce antique, recherche qui lui a notamment valu le prix du meilleur article décerné par l’History of Economics Society en 20141. Le présent ouvrage est tiré de sa thèse de doctorat, soutenue à l’université Bar Ilan (Israël) et complétée par un travail effectué au cours de ses visites dans les universités de Princeton et Columbia. L’auteur y prolonge son étude des origines de l’économie en s’intéressant à la façon dont cette dernière a été pensée – « modélisée » selon ses propres termes – dans l’Antiquité tardive (du iii^e au v^e siècle). Il affirme qu’au cours de cette période, nous trouvons dans les textes de théologiens et de Pères de l’Église grecque, tels qu’Origène, Irénée de Lyon, Grégoire de Nysse ou Jean Chrysostome, un basculement de la hiérarchie des sphères économique, politique et philosophique qui annonce le néolibéralisme contemporain. Cette thèse, défend-il, viendrait critiquer ou compléter les analyses de Hannah Arendt, Michel Foucault et Giorgio Agamben, lesquels auraient sous-estimé l’importance de cette période dans la généalogie des idées contemporaines.

• 2 Foucault, M., 2004, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Paris, EH (...)

2Mes compétences dans les domaines de la philosophie grecque et de la théologie sont insuffisantes pour me permettre de juger avec acuité de la qualité des interprétations proposées par l’auteur. Ma lecture de l’ouvrage a été principalement motivée par l’espoir de trouver dans ce livre un apport original à la très vaste littérature existant sur la question du néolibéralisme, littérature qui se place la plupart du temps dans le cadre de l’histoire des idées modernes et contemporaines et ne fait que rarement référence aux périodes antérieures. Je m’attendais donc à ce que l’ouvrage établisse un lien entre les conceptions économiques de ces penseurs des premiers siècles de l’ère chrétienne et les conceptions des Physiocrates du xviii^e siècle ou des Ordo-libéraux de l’après Seconde Guerre mondiale. Si le principal intérêt du livre de Leshem me semble résider dans le fait qu’il explore une période particulièrement négligée – un simple coup d’œil à la plupart des manuels d’introduction à la discipline permet de voir qu’on y passe souvent d’Aristote à Thomas d’Aquin, laissant de côté plus d’un millénaire de pensée économique –, je dois dire que sur le plan des études du néolibéralisme, en revanche, cet ouvrage s’avère frustrant. S’il offre bien une généalogie de la vision de l’homme comme sujet économique, cela me semble insuffisant pour établir un parallèle fructueux avec l’émergence du marché comme outil de véridiction et d’une nouvelle forme de gouvernementalité – pour reprendre les termes de Michel Foucault2.

• 3 a prudent predisposition in the face of the human condition of excessive desires, which is translat (...)

3Toutefois, avant de m’employer à parler de ce que The Origins of Neoliberalism, en dépit de son titre, ne montre pas, je me concentrerai d’abord sur ce qu’il s’emploie à montrer. Dans l’introduction, Dotan Leshem critique l’histoire rétrospective des idées, celle qui cherche à reconstituer l’origine d’un concept comme si ce dernier était resté immobile des siècles durant. À cette vision présentiste, il oppose une approche nominaliste. Ce n’est donc pas l’évolution du concept d’économie qu’il s’agit de retracer mais bien celle du mot et de ses différents usages. Je souscris totalement à cette démarche qui ne me semble cependant pas être suivie de bout en bout dans cet ouvrage. En effet, l’auteur ne s’intéresse pas tant à ce qui diffère dans les diverses acceptions du terme « économie », qu’aux traits communs qu’elles semblent posséder. Leshem le récapitule clairement vers la fin de l’ouvrage : il s’agit d’« une prédisposition de prudence face à la condition humaine des désirs excessifs, qui se traduit par un savoir pratique et théorique. Le résultat de l’action prudente est la génération d’un surplus qui est endogène à l’économie. Maintenir la génération du surplus nécessite l’existence du souverain politique » (ma traduction)3. Si cette trame demeure intangible durant toute la période étudiée, ce qui va donc différer dans les différentes conceptions de l’économie étudiées par Leshem, c’est l’origine de l’excès, ce qu’il convient d’économiser, et le surplus que l’économie engendre. Pour la période grecque classique, par exemple, les besoins sont illimités par nature. Économiser permet de libérer du temps pour penser ou participer à la vie de la cité. En d’autres termes, la sphère économique est distincte des sphères philosophique et politique et elle est assujettie à ces dernières. Économiser crée de la liberté mais l’exercice de cette liberté se fait en dehors de la sphère économique.

• 4 Mirowski, P. et Plehwe, D. (éd.), 2009, The Road from Mont Pelerin: The Making of the Neoliberal Th (...)

5Si l’on peut trouver convaincantes les analyses que Dotan Leshem fait des textes théologiques, il n’en reste pas moins qu’on a du mal à y voir les origines de la conception contemporaine, prétendument néolibérale, de l’économie. L’auteur affirme que cette conception découle en partie de la théologie chrétienne en ce qu’elle retient l’idée d’une domination de la sphère économique sur les sphères politique et philosophique mais qu’elle y ajoute un élément tiré de la conception grecque : l’idée d’un désir illimité par nature. Dès lors, tandis que les Pères de l’Église circonscrivent l’idée d’une croissance illimitée de l’économie au domaine du divin, notre conception moderne l’applique indifféremment à toutes les formes de désirs, matériels ou immatériels. Cependant, Leshem se contente d’observer que l’économie moderne est une combinaison des conceptions économiques de l’ère classique et des premiers siècles de l’ère chrétienne. Il n’explique donc pas comment cette combinaison s’est opérée. Peu sinon rien n’est dit sur la dissémination des textes étudiés, sur l’influence qu’ils ont pu avoir les uns sur les autres, ainsi que sur les auteurs ayant écrit dans la période qui sépare la fin de l’Antiquité de la Modernité. Par ailleurs, bien que l’auteur soit parfaitement conscient que pour Foucault le néolibéralisme n’est pas seulement une suite de discours mais plus largement une gouvernementalité, c’est-à-dire une théorie et une pratique de gouvernement, il ne dit pas grand-chose sur les pratiques en vigueur dans les périodes qu’il étudie, son analyse se contentant d’être pour la majeure partie textuelle. Si, à l’instar de Philip Mirowski et Dieter Plehwe4, on considère le néolibéralisme non pas comme une « théorie » ou une « idée » mais comme un « collectif de pensée » ou un réseau d’influence, il y a peu de chance qu’on soit convaincu par l’idée qu’une série de textes, quand bien même écrits par les Pères de l’Église, ont par leur seule force de conviction imposé les modes d’organisation qui nous gouvernent encore aujourd’hui.

• 5 Morgan, M., 2012, The World in the Model: How Economists Work And Think, Cambridge, Cambridge Unive (...)

6En outre, quelque chose m’a perturbé tout le long de l’ouvrage : l’utilisation particulièrement ambiguë et anachronique que l’auteur fait des termes « modèle » et « modéliser ». Comme le montre l’historienne et philosophe des sciences Mary Morgan, la notion de « modèle » en économie, qu’il s’agisse de modèle théorique ou empirique n’est apparue qu’à la fin du xix^e siècle, lorsque l’économie quitte le domaine de la philosophie morale pour devenir une forme d’ingénierie5. Les modèles ne sont pas que des théories, ce sont des outils qui charrient avec eux des analogies mécanicistes et des métaphores pour agir sur le monde. Dire, comme le fait Leshem, que des penseurs comme Grégoire de Nysse « modélisent » l’économie, c’est suggérer une continuité avec la notion moderne de « modèle » qui n’a pas lieu d’exister – surtout si, comme l’auteur, on se revendique du nominalisme méthodologique.