• 1 Lévi-Strauss, 1955, 20.

Au lieu de se borner, comme on fait aujourd’hui, à confronter médecins et médecins, industriels et industriels, professeurs et professeurs, on s’apercevrait peut-être qu’il existe des correspondances plus subtiles entre les individus et les rôles1.

• 2 Casetti, 2005 [1993].

1Pendant la Seconde Guerre mondiale et dans les années qui suivent la Libération, émergent en France nombre d’institutions qui sont aujourd’hui encore des piliers de la formation, du financement, de l’industrie et de la diffusion du cinéma. L’après-guerre est aussi la période durant laquelle vont se fortifier de nouvelles conceptions et pratiques savantes du film. L’acceptation du 7^e art en tant que fait de culture, la distinction entre théoriciens, critiques et cinéastes, l’éclatement des panoramas nationaux ainsi que la prise de conscience de l’existence d’orientations plurielles en matière de pensées et d’usages du cinéma constituent alors le terreau d’un renouvellement de la théorie cinématographique2. Cette transformation s’accompagne d’une présence croissante des réalisations et expérimentations audiovisuelles au sein de l’université et de l’émergence de réflexions propres à certaines disciplines que l’on regroupera, à partir des années 1970, sous l’appellation « sciences humaines et sociales ».

• 3 Sève, 2012, 94.
• 4 Tassel et Thévenard, 1948.
• 5 Le I^er Congrès international du film d’ethnologie et de géographie humaine est organisé au musée d (...)

2Alors qu’est inaugurée la salle de projection de la Cinémathèque française, que s’ouvre l’Institut des hautes études cinématographiques, que voient le jour le Centre national de la cinématographie et la Fédération française des ciné-clubs et que se créent des festivals et organismes de diffusion nationaux, le cinéma devient une « addiction répandue » parmi les étudiants et les intellectuels3 en même temps qu’un objet plus ou moins légitime de l’enseignement et de la recherche en sciences humaines et sociales. De nouveaux cadres de référence irriguent la critique et inspirent les cinéastes tout en consolidant l’esquisse de différentes approches « disciplinaires » du cinéma. La reconnaissance de catégories telles que le « cinéma scientifique » (celui des sciences de la nature), institué dès les années 1930 et incarné par des personnalités comme Jean Comandon, Jean Painlevé ou Pierre Thévenard, co-auteur d’un ouvrage de synthèse sur le sujet en 19484, et l’émergence après la guerre du « film ethnographique », dans le périmètre du musée de l’Homme et sous la plume d’André Leroi-Gourhan5, accompagnent la naissance de la « filmologie » au sein de la Sorbonne, l’intérêt de la psychologie pour les images animées et le développement de recherches philosophiques, sociologiques et historiques avec et sur le cinéma.

• 6 André Bazin (Andrew, 1983 [1978] ; Joubert-Laurencin, 2018 ; pour ne donner que deux références pa (...)
• 7 Grâce notamment aux écrits sur les critiques de cinéma, la Revue du cinéma et les Cahiers du ciném (...)
• 8 Tel le festival de Biarritz de 1949 (Gimello-Mesplomb, 2013) ou les rencontres cinématographiques (...)
• 9 À l’instar du Bureau international du film d’ethnologie et de géographie, quelques années avant le (...)

3Cette période précède l’apparition des « études cinématographiques » au sein des universités et leur institution pluridisciplinaire au cours des années 1970. Elle est relativement bien connue des historiens du cinéma, grâce notamment aux travaux consacrés à certaines figures marquantes6 ou à l’histoire circonstanciée de revues7, de manifestations8 et de diverses institutions9. Incontournables pour qui s’intéresse au cinéma de l’après-guerre, ces travaux esquissent les contours de ce moment particulier, en consolidant le plus souvent la postérité de quelques femmes et hommes, œuvres, pratiques et institutions au profit d’une logique de démarcation qui délimite des périmètres disciplinaires qui ne sont pourtant pas encore tout à fait constitués. Si les années de l’après-guerre sont à n’en pas douter une période où se sont forgées les conditions propices à un certain engouement des sciences humaines et sociales pour le cinéma comme phénomène social et comme pratique, n’est-ce pas aussi – voire surtout – un moment de mise en commun rendu possible par la circulation des idées, des projets et des pratiques dans un milieu partagé ? L’objectif du présent dossier est de tracer plus précisément le délinéament de ce moment.

• 11 La « double vertu » du caractère plastique, « susceptible de recevoir comme de donner la forme » ( (...)
• 12 Adell, 2011.
• 13 Lave et Wenger, 1991.
• 14 Adell, 2011
• 15 Voir Nardone, Petitgirard et Radtka (ce numéro), en référence à Star et Griesemer, 1989.

6Non réductible aux discours et usages scientifiques qui constituent des formes de savoir parmi d’autres, la réflexion engagée sur les savoirs cinématographiques permet d’interroger un ensemble d’initiatives et de recherches qui visent à appréhender le cinéma comme un enjeu de savoirs théoriques, pratiques, académiques, cinéphiliques ou populaires : comment, dans une relation « plastique11 », le cinéma, en tant que geste créatif, processus technique, infrastructure économique et dispositif de médiation, a-t-il façonné « une pluralité de formes et de modes de savoir12 » en même temps qu’il s’est trouvé façonné par ces approches ? Il ne s’agit pas ici de se focaliser sur des « communautés de pratiques13 » ou des « communautés de savoirs14 », mais plutôt, comme le proposent justement dans ce numéro Nardone, Petitgirard et Radtka, d’envisager le cinéma comme un « objet-frontière », c’est-à-dire un « objet d’interface » qui autorise la collaboration et l’action de « groupes hétérogènes » grâce à sa « flexibilité interprétative15 ».

• 16 Christian Jacob définit un « lieu de savoir » comme un « lieu de construction, de matérialisation, (...)

7Partant de l’idée de revisiter un milieu et d’analyser les divers mondes qui le constituent, les contributions ici réunies abordent chacune à leur manière la pratique du cinéma et la réflexion sur le cinéma en relation avec des perspectives de recherche plus ou moins constituées à l’époque : la sociologie (Vignaux), l’ethnologie (Nardone, Petitgirard et Radtka), la filmologie et la pédagogie (Privat), l’éducation (Buob), l’histoire des médias (Azzouz) ou des arts (Mauuarin). Ce croisement s’opère en tissant les fils d’itinéraires individuels (André Bazin, André Didier, Marcel L’Herbier, Edgar Morin, Jean Thévenot, Michel Zimbacca, etc.) qui traversent différentes configurations et participent à la mise en œuvre de réflexions et d’expérimentations sur (par ou avec) le cinéma (la « tentative » de la Grande Cordée portée par l’éducateur Fernand Deligny, le court métrage L’Invention du monde des cinéastes Michel Zimbacca et Jean-Louis Bédouin, l’ingénierie du son de la mission ethnographique Ogooué-Congo, la rubrique « Critique télévisuelle » de L’Écran français, etc.). Il s’agit ainsi de réévaluer comment le cinéma, en tant qu’objet de pratiques et de réflexions des sciences humaines et sociales qui constituent le fondement même de l’indiscipline des études cinématographiques, s’est construit et inscrit dans divers « lieux de savoir16 » dans le contexte de l’après-guerre. Le lecteur croisera ainsi les noms de personnes et de lieux qui, pour certains, évoquent directement l’histoire du 7^e art (l’Institut de filmologie, l’Institut des hautes études cinématographiques, le Comité d’organisation de l’industrie cinématographique, etc.), mais aussi de quelques autres qui, s’ils n’y sont pas associés de façon évidente, ont participé aux approches savantes du cinéma en France durant les années 1940 et au-delà (la Maison des lettres, le Conservatoire national des arts et métiers, le musée de l’Homme, le Centre national de la recherche scientifique, etc.).

• 17 Le laboratoire cinématographique créé à l’Institut Pasteur par Jean Comandon en 1933 a été démante (...)
• 18 Sattelmacher, Schulze et Waltenspül, 2021.
• 19 Sur Jean Rouch et Rendez-vous de juillet (Becker, 1949), voir Mottier, 2017.
• 20 Également féru d’Afrique (du Nord), ami de Jacques Audiberti, Jacques Baratier sera proche de Jean (...)
• 21 Propos de Christian Jacob dans Müller, 2009, 121.

9L’idée à l’origine de ce dossier est née de notre perplexité en tant qu’anthropologues lorsque, dans le cadre de recherches sur les relations entre cinéma et ethnologie, nous nous sommes intéressés à la période de l’après-guerre. Cette période est constitutive d’une pratique savante du cinéma – le « cinéma ethnographique » –, dont la définition intellectuelle et institutionnelle n’a pas été sans ambiguïtés. Sans toujours le dire, le cinéma ethnographique prolonge à sa manière une catégorie du « cinéma de recherche » bien établie avant la Seconde Guerre, le « cinéma scientifique », tel qu’il s’est développé dans les laboratoires cinématographiques de quelques prestigieuses institutions comme l’Institut Pasteur17 en France – ou l’Institut für den Wissenschaftlichen Film18 en Allemagne –, tout en étant reconnu comme cinéma d’avant-garde avec les œuvres de Painlevé et de Comandon notamment. Outre les affinités entre la figure du médecin-cinéaste et celle de l’ethnographe-cinéaste, qui articulent méthodiquement les préoccupations des arts et des sciences, nous avons eu le sentiment, en consultant plusieurs fonds d’archives, de découvrir un continent pour partie ignoré par des spécialistes préoccupés d’établir la genèse de leur pratique de la recherche en reprenant, sans suffisamment d’attention et de distance critique, les témoignages des pionniers. Ainsi, il serait restrictif de limiter le parcours de Jean Rouch à une oscillation entre deux univers, ceux de l’ethnologie et du cinéma, tout comme il serait maladroit de les considérer comme étanches l’un à l’autre ou de réduire une pratique savante à l’œuvre d’un seul homme. L’étude de cette période incite en effet à inscrire la construction des carrières et les trajectoires individuelles dans un milieu partagé fait de collaborations et de circulations, et à porter l’attention sur les transactions intellectuelles, les ancrages et les emprunts réciproques en se gardant d’un « disciplinocentrisme » qui consisterait à les consigner dans des domaines de recherche qui ne sont pas alors toujours clairement définis et délimités. Certains films de l’après-guerre rendent d’ailleurs bien compte de ces entrelacs : Rendez-vous de juillet de Jacques Becker19 et Désordre de Jacques Baratier20 témoignent, chacun à leur manière, de la porosité des mondes (poésie, mission ethnographique, théâtre, musique, cinéma, histoire de l’art, etc.), de la recherche de liberté et des préoccupations des acteurs de cette période de renaissance, de renouveau artistique et intellectuel. Mettant en évidence la multipositionnalité des acteurs et la dissémination des idées par l’appréhension des savoirs cinématographiques en train de se faire et de se penser en actes dans divers lieux de savoir – où celui-ci est « l’objet et l’enjeu d’opérations, de processus, de négociations21 » –, l’étude de ce milieu doit nous prémunir d’une lecture rétrospectivement disciplinaire.

• 22 Pelé, 2015, 235.
• 23 Guillain, 2012.
• 24 Albera, 2013.
• 25 Adell, à paraître.
• 26 Vignaux, 2009.
• 27 Rouch, 1988a.
• 28 Le rôle de Jacques Doniol-Valcroze est ici exprimé au conditionnel car, si en une occasion Jean Ro (...)
• 29 Voir notamment Albera, 2009.
• 30 Gallois, 2013.
• 31 Bazin, 1947.
• 32 Zimbacca, 1952.
• 33 Dallet, 1996, 34 ; Tournet-Lammer, 2006 ; Bertrand Dorléac, 1986.
• 34 Schaeffer, 1992 [1946].
• 35 Dallet, 1996, 46.
• 36 Touchard, 1959, 7.
• 37 Buob, à paraître.
• 38 L’Aurore. Organe de la résistance républicaine, 6 février 1950, p. 6.

10Ainsi, le Cercle, la salle de cinéma du musée de l’Homme où s’engage une réflexion sur le cinéma ethnographique22, accueille de nombreux ciné-clubs, d’importantes manifestations et des congrès cinématographiques. Dans un contexte où l’on commence à s’intéresser aux conséquences du spectacle cinématographique sur les individus23, le philosophe Maurice Merleau-Ponty donne sa fameuse conférence sur « Le cinéma et la nouvelle psychologie » à l’Institut des hautes études cinématographiques24, où enseignent notamment l’ethnologue Marcel Maget25 et le journaliste et historien Georges Sadoul, quand il n’intervient pas à l’Institut de filmologie26. Le critique de cinéma Jacques Doniol-Valcroze aurait incité Jean Rouch, qui n’est pas encore ethnologue mais journaliste, à organiser une projection de ses premières images – montées avec l’appui de l’équipe de la cinémathèque du ministère de l’Agriculture alors dirigée par Armand Deleule, rencontré à l’École du génie avant la guerre27 – au club de jazz du Caveau des Lorientais, après avoir assisté à une projection au musée de l’Homme aux côtés de Claude Lévi-Strauss, Michel Leiris, André Leroi-Gourhan ainsi que de son « copain » Marcel Griaule28. Ce dernier sera d’ailleurs invité, à l’instar du sociologue Georges Friedmann, du philosophe Henri Lefebvre, de l’historien de la littérature Jean Pommier ou du psychiatre et psychanalyste Serge Lebovici, à participer au premier cycle de conférences de l’Institut de filmologie, où il interviendra sur le thème : « Déontologie coloniale du cinéma29 ». C’est toujours au musée de l’Homme, dans cette salle de projection où se côtoient chercheurs et cinéphiles30, qu’un autre cofondateur des Cahiers du cinéma, André Bazin, redécouvre le « cinéma scientifique » du biologiste Painlevé31, fondateur dans les années 1930 de l’Institut de cinématographie scientifique et directeur général de la Cinématographie. Et c’est avec le concours de la photothèque du musée et de son département d’ethnologie musicale que Michel Zimbacca réalise un film surréaliste sur les « arts primitifs », L’Invention du monde32. Paul Rivet, fondateur dudit musée, n’est-il pas d’ailleurs à cette époque le directeur du Conseil supérieur de la radiodiffusion française ? Et Pierre Schaeffer, connu de nos jours comme père fondateur de la musique concrète, qui a fait ses armes au studio de recherche du futur Office de radiodiffusion-télévision française (ORTF)33, ne participe-t-il pas lui aussi au même milieu, en tant que contributeur de La Revue du cinéma34 et membre du premier jury de l’Institut des hautes études cinématographiques35 ? La Maison des lettres de la Sorbonne n’a-t-elle pas vu André Bazin s’éveiller au cinéma et participer à ce qui est généralement considéré comme le premier « ciné-club » durant l’Occupation36, avant que Rouch, pas encore reconnu pour ses talents d’ethnographe-cinéaste, y monte sur les planches après la guerre aux côtés de férus d’Antonin Artaud37 et y projette la première version de son film Les Magiciens de Wanzerbé (1949)38 ?

• 39 Suivant le sens qu’Anselm Strauss confère à ces mots (Strauss, 1992 [1978]).

11Trop dense pour être anecdotique, la mise au jour de l’existence de relations entre des personnes le plus souvent considérées séparément les unes des autres par l’histoire de nos disciplines pourrait être prolongée à l’envi. Cet entrelacs et cette circulation dans des espaces séparés rétrospectivement par l’histoire des disciplines et la logique de démarcation qui leur est associée témoignent à n’en pas douter de l’existence d’un « monde social » composé d’une grande variété de « segments » et d’une myriade de « micro-mondes39 » peu différenciés, de divers « lieux de savoir » en interconnexion où se côtoient une multitude de chercheurs (en sciences naturelles et en sciences humaines et sociales), de cinéastes, de critiques, d’artistes, de pédagogues, d’écrivains voyageurs, d’hommes et de femmes de radio, de télévision, de théâtre et de lettres, d’étudiants, lesquels pouvaient d’ailleurs être tout à la fois.

• 40 Voir l’appel à contribution de ce numéro : https://journals.openedition.org/rhsh/4489. Nous profit (...)
• 41 Dans l’argumentaire qui a précédé la constitution du numéro, nous reprenions à notre compte l’idée (...)

12Le projet à l’origine de ce numéro n’a pas été fondamentalement infléchi40. Au contraire, le résultat du travail collectif le conforte et l’enrichit – même si de nombreuses pistes de recherche n’ont finalement pas été traitées ni évoquées (on peut par exemple regretter l’absence de contributions sur la Cinémathèque française et l’Institut des hautes études cinématographiques, qui font assurément partie de ce monde savant). Au terme du processus éditorial, il apparaît cependant qu’une ligne de force vient parcourir cette « nébuleuse cinéphile » qui, en définitive, ne paraît pas aussi « inconstituée » que nous l’avions initialement supposé41. Un retour sur la création à la Sorbonne du Centre universitaire de culture cinématographique – une piste de recherche qui n’a pas non plus été directement approfondie dans ce dossier – est à ce titre éclairant et montre que ces différents lieux de savoir ne sont pas sans relations.

• 42 « Création d’un Centre universitaire de culture cinématographique », 10 décembre 1947 (Archives dé (...)
• 43 « Note sur le Centre universitaire de culture cinématographique », 7 mai 1948 (Archives départemen (...)
• 44 Voir à ce propos la contribution de B. Buob dans le présent dossier.

13Le 8 décembre 1947, le Comité parisien des œuvres en faveur de la jeunesse scolaire et universitaire (Copar) organise dans ses locaux, au 15 de la rue Soufflot à Paris, une réunion préparatoire en vue de la constitution d’un Centre universitaire de culture cinématographique42. La création de ce centre vise un double objectif : « développer parmi la jeunesse de l’université une culture cinématographique authentique » et « mettre le cinéma moderne au service de l’université et […] en faire un véritable instrument pédagogique43 ». Pour mener à bien sa mission, le Centre ambitionne, d’une part, d’aider et de coordonner les activités déjà foisonnantes au sein de différents espaces universitaires et, de l’autre, de développer ses propres activités dans trois domaines : projection de films pour les étudiants, accompagnement de la réalisation de films amateurs et organisation de conférences sur différentes questions que pose le cinéma. Après la guerre, en plus des activités cinématographiques qui se développent au profit des étudiants dans les « Maisons des facultés44 », fourmillent à la Sorbonne diverses initiatives en faveur du « cinéma éducateur », considérant que les films offrent des possibilités nouvelles à l’enseignement aussi bien de l’histoire que de la littérature, de la géographie, de la linguistique ou de la philosophie :

• 46 Voir à ce propos la contribution de R. Nardone, L. Petigirard et C. Radtka dans le présent dossier
• 47 Leroi-Gourhan, 1983 [1948].
• 48 Bertrand Dorléac et Paudrat, 2019.
• 49 Gallinari, 2015, 156-157.
• 50 Voir à ce propos la contribution d’A. Mauuarin dans le présent dossier.

14À la Maison des lettres de la Sorbonne, un groupe d’ethnologie s’est constitué. Y intervient notamment Raoul Hartweg, de retour de la mission Ogooué-Congo46. Plusieurs films documentaires tournés en Afrique y sont projetés alors que paraît, en lien avec le I^er Congrès international du film d’ethnologie et de géographie humaine organisé au musée de l’Homme en 1947, le texte d’André Leroi-Gourhan qui propose une typologie originale des films intéressant les sciences humaines et s’interroge sur les conditions dans lesquelles un film peut être qualifié d’ethnologique : « Cinéma et sciences humaines. Le film ethnologique existe-t-il47 ? » Parmi celles et ceux qui résident à la Maison des lettres durant ces années figurent notamment le futur théoricien de l’art, spécialiste de « l’art nègre » et du primitivisme, Jean Laude48, membre actif du groupe parisien Surréalisme révolutionnaire et employé au musée de l’Homme, ou encore Raymond Vogel, qui sera avec René Vautier de l’aventure d’Afrique 50, un film pédagogique initialement commandé par la Ligue de l’enseignement, qui deviendra ce que l’on considère désormais comme le premier film anticolonial de l’histoire du cinéma français49, aux antipodes du primitivisme de L’Invention du monde50.

• 51 « Note sur le Centre universitaire de culture cinématographique », 7 mai 1948 (Archives départemen (...)
• 52 « Compte-rendu de l’activité du C.U.C.C. », s. d. (Archives départementales de Paris, 3874W 91).

15Le jour de la réunion destinée à préparer la création du Centre universitaire de culture cinématographique se trouvent associés des institutions universitaires comme le Copar et les maisons d’étudiants – avec notamment le responsable du groupe de cinéma de la Maison des lettres d’alors, Jean Prat, ancien de l’Institut des hautes études cinématographiques –, l’une des associations phares qui œuvrent au mouvement d’éducation populaire, Travail et Culture, représentée par Michel Zimbacca, ainsi que le journal L’Écran français. Se révèle dans ce rapprochement la proximité entre plusieurs lieux de savoir, que le lecteur retrouvera dans les contributions d’Abdallah Azzouz (L’Écran français), de Baptiste Buob (la Maison des lettres), d’Anaïs Mauuarin et de Stéphane Privat (Michel Zimbacca et Travail et Culture). La filmologie, abordée par Stéphane Privat et Valérie Vignaux, est également présente au sein de ce Centre universitaire de culture cinématographique où se crée une « section filmologie » – qui mènera des réflexions sur « l’étude du développement de l’idée abstraite chez l’enfant », en recourant à des projections de films, et sur « l’influence du cinéma sur l’enfance délinquante51 » –, en collaboration notamment avec l’Association internationale de filmologie et Gilbert Cohen-Séat52. Il est également à noter, même si la connexion est plus ténue, que le Centre avait également prévu d’inviter Jean Painlevé – qui œuvre à cette époque au Cnam où travaille l’ingénieur André Didier, auquel la contribution de Robert Nardone, Loïc Petitgirard et Catherine Radtka est consacrée – à venir présenter certains de ses films.

• 53 Mignon, 2007, 23.
• 54 Joffre Dumazedier (voir la contribution d’A. Azzouz dans le présent dossier), Pierre-Aimé Touchard (...)
• 55 Outre Travail et Culture, il est à noter que Jeune France est également la matrice à partir de laq (...)
• 56 Selon les termes employés par Jean-Marie Mignon pour qualifier les actions de ces deux association (...)

16Cet exemple du Centre universitaire de culture cinématographique de la Sorbonne, longuement développé, fait apparaître, sans que nous l’ayons vraiment anticipé, un cadre de pensée qui irrigue les actions de la plupart des acteurs croisés dans les articles ici réunis : presque toutes les personnes et les institutions mentionnées dans ce numéro ont à voir, de près ou de loin, avec le mouvement dit d’« éducation populaire » qui, en s’appuyant sur des réseaux militants, devient dès la Libération « une préoccupation clairement partagée par l’administration publique et les organismes privés, associations et mouvements, qui en défendaient, dès avant le conflit, [les] finalités53 ». Cette préoccupation a contribué à structurer le champ des savoirs théoriques sur le cinéma et à renouveler les pratiques académiques à la Libération. Elle est en effet pour partie issue d’un mouvement qui s’est développé avant et durant la guerre. Les actions portées notamment par des associations comme Peuple et Culture ou Travail et Culture – association que le lecteur croisera à plusieurs reprises dans le dossier54 et dont les bases, dans la continuité des actions de l’association Jeune France menées au début de l’Occupation, sont pour partie constituées au Centre de culture populaire de la Maison des lettres55 – traduisent l’esprit qui anime plusieurs des initiatives prises à la Libération : le « cinéma social » promu par Edgar Morin, la volonté de diffuser la culture cinématographique au sein de l’université dans le sillage du cinéma éducateur, à travers la télévision et les télés-clubs, ainsi que le désir de Deligny de transformer les « milieux » par le film, dans le cadre ultérieur de l’« éducation permanente », participent au moins en partie à ce vaste projet d’éducation des masses et des élites et de rayonnement de l’action culturelle56.

• 57 Hénon, 1986, 218.
• 58 Bazin, 1946, 14.
• 59 Une évocation du projet dans le troisième numéro, une lettre envoyée depuis le terrain dans le sep (...)
• 60 Dupont, 1946, 15.
• 61 Kyrou, 2005 [1953], 217.
• 62 Astruc, 1948.
• 63 Nous pensons notamment aux films Afrique 50 (1950) – déjà mentionné –, Les statues meurent aussi ( (...)

17L’éducation populaire joue à n’en pas douter un rôle de catalyseur dans la production, la validation et la transmission des savoirs sur et par le cinéma. Mais une association comme Travail et Culture, qui visait à « apporter la culture aux travailleurs », notamment en formant des animateurs culturels dans différents domaines artistiques57, n’est pas un isolat. D’autres lieux de savoir, avec leurs spécificités et leurs orientations propres, méritent tout autant d’être reconsidérés à travers ce prisme. L’Institut des hautes études cinématographiques, par exemple, apparaît comme un point d’ancrage essentiel. Dans les dix numéros de son bulletin parus entre mai 1946 et janvier 1948, les questions de la culture et de l’éducation populaire sont omniprésentes, à travers les signatures des fondateurs du groupe de cinéma de la Maison des lettres, Jean-Pierre Chartier et André Bazin, ce dernier rendant compte de « ses » Jeunesses cinématographiques, « étroitement fédérées à Travail et Culture58 », ou encore des contributions du réalisateur des films de la mission Ogooué-Congo, Jacques Dupont59, sorti de la première promotion de l’Institut des hautes études cinématographiques. Dans un « Manifeste », ode au « film culturel », celui-ci défend un cinéma artisanal qui permettrait de remonter « aux sources pures du cinéma où l’émotion jaillit » : « C’est avec nos petits films sans histoire, bien mieux qu’avec vos superproductions, bâtardes de la littérature et du théâtre, que nous forcerons le secret d’un art qui cherche encore son expression, que nous vaincrons, pour gagner l’éternité promise aux œuvres d’art, les méfaits du temps qui passe, que nous fraierons enfin les voies du cinéma de demain60. » L’après-guerre libère des initiatives et des expérimentations mues par la volonté de refonder le cinéma sur de nouvelles bases techniques, idéologiques et théoriques. Certaines ne seront pas couronnées de succès, à l’image de L’Invention du monde – qui inaugure, selon Ado Kyrou, le « documentaire sensible61 » –, mais d’autres vont ouvrir des perspectives singulières, des « tentatives » où le cinéma n’est plus simplement un moyen de rendre compte du monde et de l’écrire avec une « caméra-stylo62 », mais un agent de sa transformation63, ce que l’on pourrait désigner, avec Fernand Deligny, comme les agents provocateurs de « dispositifs d’existence » renouvelés.

• 64 Feuerhahn et Orain, 2019.

18Ces premiers jalons d’une histoire inclusive des sciences humaines et sociales attachée aux savoirs cinématographiques dans l’après-guerre permettent de découvrir sous un angle inattendu certains des lieux, des itinéraires et des expérimentations qui ont contribué à une mise en œuvre pragmatique des savoirs ne dissociant jamais véritablement la réflexion sur le cinéma de la pratique du cinéma, et aussi de mettre au jour des points d’articulation qui témoignent d’une histoire « collective, faite de groupes, de mouvements, d’alliances et de styles64 » qui est encore à écrire.